18 01 16

Benjamin (dans La Tâche du traducteur, ndm) dit qu’il est impossible de traduire le contenu – c’est-à-dire le signifié – d’une langue à l’autre, parce que dans ce cas on réduit la particularité de la langue à quelque chose d’universel et d’abstrait. Brot en allemand, ce n’est pas « pain », voilà la difficulté. Brot a une tout autre forme empirique en allemand : ça se mangue autrement, ça s’associe à d’autres situations que ce que le mot « pain » évoque dans le contexte culturel français. Ce qui fait que traduire Bort par « pain », c’est trahir quelque chose que Brot évoque. Donc quand Hölderlin traduit du grec, très souvent il trahit le référent au profit de quelque chose de plus évocateur. L’émotion que j’ai ressentie, jeune, en découvrant Hölderlin a servi de fil conducteur à mon interrogation. Je me suis toujours demandé d’où vient l’effet poétique, que je ne voulais pas confondre avec l’effet de sens. L’effet poétique est assimilé plutôt à un affect. Le sens, c’est le repos de l’affect, c’est un aboutissement où les choses s’immobilisent avec la plus haut précision pensable. Mais l’affect est purement dynamique. Or l’affect, dans la langue maternelle d’origine (ou contre la langue d’origine déjà rendue trop instrumentale dans l’effort de désigner des choses, d’avoir des nomenclatures que tout le monde accepte) ne peut fonctionner poétiquement que sur deux registres : l’éloge et le blâme – et l’on retrouve le grec ancien.
Il n’y a que deux poésies paradigmatiques : celles de Pindare et d’Archiloque. L’un qui fait l’éloge – ce que Rilke appelle rühmen, « dire à quel point la réussite est éclatante » –, et c’est Pindare, qui choisit de chanter les vainqueurs et d’abandonner les vaincus à leur triste sort… Et l’autre, le poète qui croasse comme un corbeau, c’est Archiloque, qui chante la défaite, qui s’enorgueillit même d’avoir jeté son bouclier dans un buisson et d’imaginer un adversaire s’en emparer1. Pour moi, la poésie ne peut être abordée dans sa dynamique affective que sur ces deux modes que sont l’éloge et le blâme ; et la langue maternelle à créer cherche à fournir à l’élan poétique l’élément dans lequel il peut s’épanouir sans être tributaire de ce dont il est question, qui est largement un prétexte.
La poésie n’a rien d’intellectuel, elle est largement dominée par le déploiement d’un affect qui a besoin, comme élément, d’une langue maternelle qui peut parfaitement être issue de plusieurs langues. Je dirais même que le poète le plus puissant va avoir plusieurs langues dans sa besace. Cette observation, je ne peux absolument pas la prouver, mais j’en suis convaincu : on s’est toujours demandé pourquoi la littérature grecque utilise, selon le genre, une autre langue artificielle ; il y a la langue de l’épopée dominée par l’ionien (et un peu d’achéen) ; puis avec Pindare, on trouve le dorien ; et ensuite, avec la tragédie, selon la partie parlée ou chantée, on est confronté à l’une ou l’autre langue artificielle. Or, ce que j’essaie de décrire comme l’« entre » des langues, les Grecs l’ont fabriqué à partir du grec.
Le grec est en effet multi-langues, ce qui est incroyable quand on y réfléchit. Quand les Grecs ont fabriqué de la littérature, de la poésie, ils naviguaient entre plusieurs langues, car il leur fallait mobiliser la vague de l’affect pour dire soit la jubilation, soit la lamentation. La lamentation, qui jouxte la vitupération, qui jouxte la révolte contre le malheur, est une autre source de poésie très puissante. Si l’on veut vraiment insulter, il faut disposer d’une langue poétique qui est la langue maternelle ; c’est ce que nous dit Pindare : « La parole poétique est comme la flèche qui frappe la cible. » C’est une parole qui va dans le mille. Quand Pindare dit es to pan, que Puech traduit par « pour la foule », alors que ça veut dire « dans le mille », il ne réfléchit pas à la question de savoir comment cette parole peut être reçue par la multitude : il se demande si cette parole, qui est une flèche, frappe le cœur de la cible. La poésie ne peut pas être violence originaire, sinon elle n’a aucune raison d’être.

Penser entre les langues
Albin Michel 2012
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