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B R A V (PAM2152)


BRAV est la relecture, le 4 décembre 2014, par Lotto Thiessen et Erica Zingano d’une improvisation donnée par Antoine Hummel et Sam Langer au Palais de la Poésie de Paris le 12 novembre 2014, dont l’enregistrement original s’est révélé inexploitable dans son intégralité. De la captation du 12 n’ont été conservés dans le montage du 4 que les passages ris, parfois en contexte.

Antoine Hummel : colon basse, speaker natif bourgeois
Sam Langer : collabo de colon basse, connu pour ses rôles antérieurs de colon basse
Lotto Thiessen : colon colonisée alto, rire basse
Erica Zingano : colonisée alto
Auda City : paulstretch, échos, réverbes, tempi varium algebrosis

BRAV est un produit produit dans le cadre de la Petite Année de la Marchandise.

SIDE A : FAIRE LES MALINS

1 – Un poème classique, un poème expérimental

« Expérimental » et « classique » sont les mots d’une critique torpide qui ne questionne pas son décontenancement, oubliant que ce décontenancement est le milieu le plus propice à sa propre advention. À ce milieu elle a substitué le confort du « domaine » ou du « champ » (littéraire, par exemple), sur lequel elle s’adonne au loisir souverain d’un recensement formel dont les critères sont ceux d’une bourgeoisie qui renonce à explorer sa sensibilité en mobilisant l’évidence de ses sens (son indiscutable « ressenti ») : « touchant », « savoureux », « succulent », « lumineux », « brûlant » etc.

Pour nous, « expérimental » a depuis longtemps disparu au côté de « classique » dans le trou à langage qui sert à dégager des fidélités gentilices. Décrire tel travail comme « classique » ou « expérimental », c’est lui imposer le funeste baptême de l’art qui condamne toute vie libre à l’apostasie ; l’annoncer « classique » ou « expérimental », c’est le mettre en nourrice en littérature et l’assigner au domaine fini des genres et des formes : la voiture-balais de la littérature ferme le cortège des avant-gardes les plus canailles.

La Maison de la Poésie de la Ville de Paris « est baptisée Maison de la Poésie – Scène littéraire depuis la fin de l’année 2012 ». (Wikipedia)

2 – Bourgeois

Quand nous arrivons dans la salle Pierre Seghers de la Maison de la Poésie Scène Littéraire, il fait froid mais on a une loge avec un frigo, une douche, des numéros de la revue Po&sie, derrière une scène belle et nue. L’ingé son met à l’aise (on bidouille, il touche). On joue un peu de Topor et de Barthes, beaucoup de Raoul Hausmann. Dans la salle, les sièges sont en peluche cardinale. Comment dire autrement qu’ils sont (1) en velours, (2) pourpres. Tu peux pas dire qu’ils sont en velours pourpre ? Ça t’écorche la langue de dire simplement que les sièges sont en velours pourpre ? C’est pas ça. C’est autre chose. Je peux pas dire velours pourpre sinon tout le monde passe à côté. Tu comprends pas. Velours pourpre ne rend pas raison du délire d’une combinaison entre velours et pourpre. Pour atteindre synthétiquement « velours + pourpre », pour saisir le délire historique que la combinaison du velours et du pourpre implique en novembre 2014, il faut se l’accommoder, en faire un mème, un beau mème condensateur historique et communautaire : la salle était truffée de sièges en fourrure rase et purpurine. Ou bien : le revêtement des sièges du Palais de la Poésie de Paris ont la moumoute des rois et la teinte des statues de porphyre avec leurs panachures blanchâtres – poils de dos de vieux, parmesan de peaux mortes, stries de déo.

« C’est… c’est… c’est mignon mais pourquoi ça s’appelle maison ? » Il est possible que maison ne soit qu’une trace terminologique malrucienne, seghersienne, emmanuellienne, mouniérienne – la trace des honnêthommes de l’apréguerre eux-mêmes empreints de christianité, la trace de gens qui ont très vite su dans leur vie qu’ils devaient laisser une empreinte. Maison serait l’empreinte de ceux qui conçurent un peuple à grands traits évangéliques depuis leurs palais ou leurs chaires, un peuple avec ses lieux de communion pour peuple, maisons de la culture mises pour maison de dieu, où tous sont bienvenus1 ; il est important, il tient à cœur que ceux qui comme tous n’ont pas le loisir du retrait dans leurs suites haussmanniennes se sentent à l’aise sous les combles du vivre ensemble. À cause du velours, du pourpre et du racornissement historique du concept de tous, nous en venons à appeler cette maison, par souci de justesse mais sans volonté de soumettre quiconque à ce qui est juste pour nous, Palais.

3 – Intenable (Pt 1)

Après les lectures de Nathalie Quintane et Anne Parian, pendant l’entr’acte, on monte sur la scène de la salle Pierre Seghers et on s’amuse en attendant que les gens reviennent. On joue Rick Ross en boucle sur notre sampleur ficheurprice. Au bout d’un quart d’heure, les gens regagnent leurs places sans alcool alors qu’on est montés sur scène avec nos bières : c’est le premier signal, incommodant, de cette précellence institutionnelle dont on nous propose de jouir pendant les trois quarts d’heure suivants.

Pendant 45 minutes donc, juchés, perchés, on va faire de la poésie. Il faut admettre que la vue est imprenable depuis juchés, perchés ; aussi vu de juchés, perchés, la scène est un lieu intenable. À hauteur de juchés, perchés (80cm au-dessus du parterre sans alcool), la scène est un terrain miné ; la scène nue n’est pas plus que la page blanche le plan d’immanence de tous les possibles. La scène même nue est un lieu miné, saturé de gestes et de paroles, sauvagement acculturé depuis deux mille ans, littérairement adoubé depuis deux mille douze.

Or, scène ou pas scène, il y a un danger à se choisir un terrain dès l’abord comme un colon peu regardant ; chérir des lieux les transforme en domaines. C’est aussi une leçon de la gentrification expresse de notre quartier à Berlin : la seule façon de tenir à distance le bourgeois est de régulièrement tapisser nos façades de merde – ce qui ne veut pas dire qu’il faille s’en glorifier et en faire notre « art » (ce n’est certes pas une politique mais ça n’est pas non plus qu’un signal). Il y a une visée tactique au pourrissement des conditions de l’extase spectatoriale ou touristique (qui ne chérit que passagèrement l’ordinaire ou l’extraordinaire selon les mêmes critères de l’exotisme) : ne pas laisser tout le cool des lofts et des gloses faire nid à proximité de ce qui a séduit par sa pauvreté – l’aubaine de sa pauvreté.

Notre problème, sur la scène du Palais, en salle P. Seghers à 21h30, est le même mais en négatif : comment investir le lieu du bourgeois. Comment ne pas y être un Hofnarr (un fou de cour). Ou bien : comment être un Hofnarr plutôt nietzschéen qu’hégélien 2. « Als könig wird man geboren, Hofnarr muss man werden » : montant sur scène, d’une certaine façon, on sait qu’on naît rois et qu’on va nécessairement devenir fous de cour – on sait qu’on va faire les malins.

4 – Une question

Mais être condamnés à faire les malins n’est pas une raison pour s’offrir tout entiers à l’ordre dramaturgique qui se célèbre en loge et tend à faire penser qu’il suffit de « se poser la question de la poésie » pour être politique (la mise en pâture d’une « question » rejoint la parodie du « débat » permanent au rang des stratégies dilatoires des démocraties de marché). La « question » d’une lecture de poésie n’a la plupart du temps de nécessité que communautaire (elle n’est fondée qu’à exclure, qu’à être tranquille, qu’à définir un entre-soi) : or cette communauté n’a de velléités sécessionnistes qu’aux heures d’ouverture du théâtre. Alors qu’elle s’inflige des soirées soporifiques au nom d’une dramaturgie invariable qui fait ressembler toute lecture à la précédente et contraint à l’amabilité le juché au risque de perdre public donc amis, elle juge pesante ou chiante toute tentative d’investir la scène pour questionner la légitimité de cette dramaturgie. Il existe peu de contre-arguments convaincants (de nature à nous décourager de passer la moitié de notre temps sur scène à déminer l’absurdité violente d’être juchés sur scène), car la plupart se fondent sur une histoire de l’art totalement fantaisiste, dans laquelle le questionnement du support et des conditions de représentation est, à peu de choses près, une lubie postmoderne.

Que la question soit posée littéralement, dialectiquement – un cadavre d’Haus(s)mann dans chaque main –, ne l’accule pas forcément au discours politique ; si telle était l’impression donnée, l’échec serait complet (écrire au antoinehummel@yahoo.fr).

5 – Intenable (Pt 2)

Il n’est pas douteux qu’il nous soit permis ici de faire les malins, bien que nous y répugnions. Que nous y répugnions ne change rien : la scène transmue, fait de tous des transfuges avertis, procède au transfert des otages, rend hommage indifféremment. La scène rend malin : elle haussmannise (deux s) ceux qui y clament l’hausmannité. L’hausmannité ne se clame pas. SIDE A est une parade ou un petit drame votif pour mettre Raoul Hausmann (un s) de notre côté. Mais Raoul Hausmann n’est ni d’un côté ni de l’autre de la scène. Raoul Hausmann vend du shit à la porte cochère. Aux arrières-cuisines. Paie le loyer des bonnes. Entretient des situations intenables dans des lieux qui sont l’aboutisation du culte de l’axe haussmanien, qui prolongent le moment baron-haussmanien ; et nous on est là, sans axe (dramaturgique entre autres), ce qui n’est pas dire qu’on est désaxés. On est plutôt toupiques, toupiques fin de course – notre dérive n’est pas travaillée perspectivement mais on est forcés de se constater d’un côté plutôt que de l’autre, du côté scène de l’axe clivant qui rajoute un s.

6 – Homogène social

Le public est un animal grotesque. Un homogène social ayant, en terme de dramaturgie, des attentes comparables, ayant en commun aussi d’être émus, hommes, femmes, d’être composé de singularités séquencées, riches, aussi richement séquencées que nos deux singularités sur étal, mais maintenues hors étal et par là même toutes puissantes et passives, homogènes en puissance et en passivité, en leur puissance et leur passivité, par leur puissance et leur passivité totales – d’une passivité souveraine, celle des payeurs, et d’une toute puissance aliénée, celle des payeurs.

SIDE B : BIEN JOUER

7 – Ma cassette

Le projet de déminer sur 6 tracs les conditions d’écoute des 8 suivants s’appelle faire les malins, jouer les non-dupes, les smartasses, les culs farauds ; faire figurer sur scène à nos côtés la belle statue de porphyre de : la conscience de l’aliénation collective qui permet le petit spectacle.

Le projet de bien jouer, lui, oblige à se mettre en position de réussir quelque chose de beau (des poèmes par exemple) qui rattraperait le déminage un brin doctoral des 6 premiers tracs et qui mériterait son passage sur scène (on serait en droit, à la fin, de demander la cassette).

La cassette de notre beau coup d’art rattraperait tous nos mauvais coups, tout le mauvais coup qu’on est généralement dans les autres domaines, les domaines les plus quotidiens, ceux qu’on prémédite peu et pour lesquels personne ne nous propose de garder la cassette : coups médiocres de cuisine, de sex, mauvais coup fraternel, sûrement piètre coup paternel ; un beau coup de queue compensatoire mais pas prémédité même si souhaité enfin donc prémédité quand même mais pas, disons, a(d)verti(sé), pas annoncé, promu. Peu de coups méritent une cassette mais on essaie quand même, on se laisse aller à l’essai, the rest is not our business (the rest is business).

8 – C’était beau

Amandes, olives
Ouvrent un espace pour
Les arbres et les matelas
Mais plutôt théâtral que poétique.

9 – Brave (Pt 1)

Cette configuration de la matière est un chien cale-porte devenu fétiche de décoration dans un appartement à 450m de son lieu d’achat. Cette pièce de kitsch entretient dans nos cœurs la flamme de sa légende en cultivant l’ambiguïté autour de la signification de l’adjectif brave la concernant parmi toutes les significations de brave, espérant par là-même les rafler toutes. Cette configuration de la matière, si elle mourait, façonnerait la langue française ou au moins un compartiment de la langue française qui contient bravoure, bravesse, braveté et la bobine des dérivés qui jouent au fort-da dans les bouches c’est-à-dire environ courage, sens de l’engagement, sens des responsabilités, capacité à convenir, à se porter à congruence en toute situation et à porter à congruence toutes les situations, à se hisser à congruence dans chaque situation, à amener des moments à la congruence de situations.

10 – Pause bières

Une pause où les auteurs vont chercher des bières.


11 – Brave (Pt 2)

Porter/Amener à congruence – comme on dit « porter à ébullition » ou « amener à l’école » – vient d’un passage du journal de travail de Brecht traduit par Philippe Ivernel où Brecht évoque les paroles de chants populaires estoniens qui progressent par zeugmes bizarres, instables, avec des doubles variations : aboyait le chien de ferme gris / grognait le chien de ferme rouge etc. Il y remarque un moment dialectique de nature à « fixer les différentes apparitions » de chien « en abordant l’objet de plusieurs côtés », en « fixant différentes apparitions » de celui-ci. Porter les chiens à congruence est un art. Peut-être. Un art peut être : faire un chien signifiant et significatif. Dans Crâne Chaud, Nathalie Quintane parle d’un pornaud des années 20 où des petits chiens courent au milieu des nones qui baisent ou qui se branlent. Cette scène ravissante insistante, insistante aussi à se rappeler à la mémoire dans des situations des plus triviales, comme calque comique en quelque sorte, fit mindfuck (comme on dit faire échec). Une scène a fait un calque. Les chiens ont été rendus signifiants, petits chiens inattentifs à la baise bien que dans le champ du footage de baise ont été portés à congruence. Une scène a fait un calque ; elle a altéré (peut-être intensifié, peut-être aiguisé) une perception critique de l’espace social qui ne trouvait que des formulations faiblement théoriques, une perception de l’espace public comme chambre porno sans 4e mur, scène de vaudeville, scène bourgeoise, où la libido est niée et suinte pourtant à tout moment ; et les chiens, sur cette scène, ravissent parce qu’ils signent l’irruption de cette libido niée. Chien, comme forme de vie dramaturgisée malgré elle, a révélé l’intense domestication dramaturgique à l’œuvre constante, et une expérience de, disons, performation sociale de la littérature a eu lieu : une, disons, scène est devenue, disons, un calque. Une scène est devenue un calque. Une scène a servi à élucider une fascination. Elle a rendu la fascination insupportablement esthétique. Elle a fait du mindfuck (le « sentiment » des chiens, celui de leur signification politique) un état non-souhaitable. Elle a contribué au dépassement d’un mindfuck. Elle a quitté pour toujours le carcan littéraire.


12 – Ils disent des choses difficiles

Ils disent des choses compliquées. Ils repoussent vaillamment la mélasse du spectacle pour faire du langage une piscine à boules. Connards. Blaireaux. Narros. Es raro no ? Mouille rareaux no ?


13 – Ma violence

Et c’est cette espèce de pureté, de fraîcheur qui colle à toute chose fraîchement créée à nouveau et complètement seul par moi-même qui fait d’un nouveau membre d’un club en quelque chose extrêmement belle et qui donne à cette chose son maximum d’appartenance, et son beau degré de procheté et c’est plutôt pour ça que MA violence M’appartient dans la manière, etc.

Ma violence, ma belle violence, que j’ai créée, sans aide, sans soutien, sans aucune licence de violence universitaire ou départementale, sans que j’aie requis aucun appui financier et sans que quelqu’autre soit d’accord avec ça, c’est tellement rare dans notre situation dans ce monde, à pouvoir créer des choses sans que personne soit d’accord, et donc c’est belle, MA violence, et c’est tellement plus rare à pouvoir créer des appartenances des membres de son entourage chosier ou des sujets de son appartenat, son chosat, sans que quelqu’un soit entrelacé, impliqué, ou simplement soit là pour approuver ou désapprouver ou accorder ou retirer une licence pour ça quelle que soit la légitimité de ce quelqu’un là quelle que soit la légitimité de son pouvoir à accorder une licence, une licence-violence en ce cas-là, etc.


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4 – La dépatouille

La dépatouille est un jeu qui se joue à deux et lors duquel 1 donne à 2 des ordres qui doivent le mener à accomplir une action simple (se lever, marcher, boire un verre d’eau…). La contrainte tient dans le fait que 2 est totalement ignorant du gestuaire de la domestication sociale : ainsi, on n’obtiendra rien de 2 si on lui intime l’ordre « lève-toi, marche et bois ce verre d’eau », car les actions de « se lever », de « marcher » et de « boire », la désignation relative « ce » ainsi que l’équation objectale « verre d’eau » lui sont parfaitement étrangères. 2 est un être infra-social qui n’a de connaissances langagières que celles qui réfèrent à des parties de son corps et à des positions absolues par rapport à celles-ci. Alors si 2, chu d’un tabouret de bar sur scène assez dramatiquement, se trouve explosé au sol dans une position de cadavre, « courbe ton bras gauche à 35° le long du sol » est un genre de début acceptable pour le redresser.

La dépatouille est un embarras et une libération : elle progresse dans la perspective de se rassembler, en vue de se tenir ensemble mais elle ne sacrifie pas aux enfantillages du geste ou du comportement. La dépatouille joue à un niveau infra-social, elle s’adresse donc aux êtres socialisés soucieux de se dépatouiller.

  1. « Religion en moins, les maisons de la culture sont les modernes cathédrales », Malraux à l’Assemblée, 1966.
  2. Dans Aurore – §451 notamment –, le Hofnarr est celui qui fait de son inadaptation l’arme d’une liberté affirmative, alors que « chez Hegel », le Narr est celui qui exhibe des « singularités bizarres » pour elles-mêmes, afin d’en célébrer l’écart avec une norme.