Dans L’Efficacité Symbolique, Levi-Strauss rapproche le chamane et le psychanalyste. Il décrit leur double efficace, qui est aussi celle des incantations médiumniques : d’un côté, l’efficace rhétorique (« relation immédiate avec la conscience »), de l’autre l’efficace magique (« relation médiate avec l’inconscient »). En un sens, L‑S fait du chamane à la fois l’auteur du chant et le héros de l’épopée. Choeur et quêteur (L‑S dit : « le protagoniste réel du conflit »).
Chantant sa propre action, dramatisant son propre effet – comme on se donne de l’entrain en se frappant les joues, ou comme on appelle des orgasmes réels en les feignant d’abord, en les simulant pour les faire monter, ou comme les enfants qui se fouettent la cuisse pour faire avancer le cheval absent de leur crotch – c’est comme si le médium, le médium monologuant, était l’acteur et le doubleur, doublait ses propres prédictions de commentaires rhétoriques précautionneux (corrections, retouches, méticules contradictoires qui se donnent comme des précisions : left, or right, i’m saying left but i’m feeling it can be the right side as well). Le commentaire sur ses propres gestes fait d’ailleurs partie du trésor stylistique du mentisme décrit par Mounier (« énonciation des gestes, énonciation des intentions et des commentaires sur les actes »).
Il y a donc une prise en charge, par le médium – en son discours, en sa rhétorique même – de la confusion, de toute la confusion, ce qui peut-être libère le lecturé de sa propre confusion, le dégage des approximations et le place dans la position à la fois passive et maîtresse de récepteur, réactive une attention sélective (seuls certains noms, certains mots, sont perçus comme signifiants). Et qui sélectionne domine son sujet, somehow. Et sort de la confusion. Le médium lit une liste de noms, de relations, de mots, de faits vagues (accident, mort, âges de la vie) et dans sa litanie se glissent souvent des voilà, je vois tout ça, j’ai tout ça qui me vient, prenez ce que vous voulez, servez-vous, accommodez-vous avec ça, un seul mot de vous et j’explore cette piste plus avant, un seul mot de vous et je l’abandonne pour toujours, pas de problème, c’est votre choix, après tout « c’est vous qui voyez ». Le médium assume les errements, les approximations, et cette assomption vaut pour compétence qui augmente celle du lecturé, le dégageant. Ce savoir-faire lui fait savoir ce qu’il savait déjà et lui fait faire ce qu’il aurait fait de toute façon (mode psychanalytique).
Dans ce sens il s’incarne, comme le psychanalyste objet du transfert, pour devenir, grâce aux représentations induites dans l’esprit du malade, le protagoniste réel du conflit que celui-ci expérimente à mi-chemin entre le monde organique et le monde psychique. (Levi-Strauss, L’Efficacité Symbolique)
On pourrait dire que le médium, avec sa dramatique-rhétorique, a une efficace du même genre. Le médium prend tout en charge, ballot et barda, et ne se repent d’ailleurs d’aucun de ses pas de côtés, le titubement étant le pas nécessaire de l’approche. Que ces errements soient trépidamment hasardeux, plus prompts à se fourvoyer qu’à ouvrir des chemins, ne les annule pas comme symptômes de sa chercherie efficace : l’anglais random est le même que le français « randon » qui donne « randonnée », introduisant en langue à une idée du pas décidé comme mode de l’approche, de la cavalcade comme mode de l’approximation. Le médium part en quête ; cette quête est laborieuse, perlaboreuse : elle déchiffre (les signes des esprits, des astres etc.) et défriche (la forêt des voix et des noms). Tout ça pénible, dans la semoule dense du transfert. Le médium assume tout barda et ballot ; c’est là le gage de son honnêteté, de l’honnêteté de ses vues et de ses visions. Qu’il patauge est un gage. De bravoure.
Héroïsmatique ?
Que le chamane/médium/psychanalyste est auteur du chant ET héros de l’épopée (l’épopée de libération, de dégagement etc.) c’est peut-être trop dire. Il est moins héros que brave bête il est
d’une certaine façon héroïque en brave bête il mérite
« intrépide », « ingénieux », « astucieux ».
Bonne monture, destrier fiable, portant tout le barda et fonçant en forêt
forant le foncé de la tête ou parfois du ballot le foncé
des formes et des signes et des noms
méritant tous les adjectifs en cas
homérique
der kluge X, der kühne Y.
Le médium (aussi bien psychane ou chamanalyste), plutôt qu’il n’assiège et ne domine l’Esprit, le reçoit, l’intègre, l’ingère et l’assimile. Chez quelques-uns, c’est un effet exclusivement magnétique qui agit sur le système nerveux de la même manière que certaines substances. Chez d’autres, au contraire, l’exaltation de la pensée émousse la sensibilité parce que la vie semble s’être retirée du corps pour se porter dans l’Esprit. Chez les vrais possédés, l’âme, une fois sous le joug de l’Esprit, se trouve subjuguée ou obsédée, et ce jusqu’à être, pour ainsi dire, paralysée. Ce sont là les vrais possédés. Cette domination ne se fait jamais toutefois sans la participation de celui qui la subit, soit par sa faiblesse, soit par son désir. Le médium lit
péniblement bravement dans le boulghour de l’invisible
rapporte fidèlement sans songer à maintenir les citations en leur statut
nulle autorité de parole n’y a droit
sans l’héroïsme du lecteur.
Quoi qu’il en soit, l’héroïsme du médium pourrait être envisagé comme, quoi qu’il en soit, un héroïsme de la parole transvasée, transplantée et mâchonnée, un héroïsme de la parole spirituelle ingérée, quoi que soit il. Cet héroïsme, en soi, est un héroïsme nouveau (en soi) : héroïsme suffixé, héroïsm-atique, dont le champ n’est plus scientifique à la marge mais mantique pleine page, exposition totale. Miel en bouche, miel en gastre.