Bernard est né le 30 novembre 1928 et mort le 22 novembre 2014, tout à Paris, comme d’un seul segment mais avec beaucoup de voyages sur le segment [né – mort].
On loue Bernard pour son phrasé. Son articulation.
La photo la plus iconique de Bernard le représente à genoux, en bourgeois avili lisant de la poésie-debout. La poésie debout dit la sortie de la page. Elle dit aussi le hiératisme.
On célèbre la beauté, l’élégance, la classe de Bernard de son vivant comme à sa mort. Sa rectitude est physique ; moralement souple, Bernard ne refuse rien, critique peu, aime universellement.
Tout le monde appelle Bernard Bernard.
Bernard admet qu’on l’appelle Bernard, qu’on le dise écrivain réaliste, poète expérimental, artiste d’avant-garde, haut-fonctionnaire de l’apréguerre.
L’œuvre de Bernard elle-même se laisse intégrer au corpus des légendes critiques qui font les écoles, les chapelles, les histoires et généalogies sélectives ; c’est souvent en ce sens qu’on dit les œuvres « incontournables » – mot de la critique FOMO.
Bernard est vu travaillant les discours, prenant le langage au point cuit du discours, piochant, tirant – balzacien déviant, médium hugolien – le portrait à lasociété, le tarot de lasociété ; mais le nom de Bernard figure aussi à l’inventaire des vociférants, des matérialistes, des bricoleurs, des types qui font des bulles et des types qui déclament etc.
Bernard est commodité légendaire, universelle, des hiératiques comme des jacouzzants. Des targueurs, des daignants, des dorures d’Hôtels de Ville comme des Maisons de la Poésie ou des Squats de la Culture, tous de la Ville de Paris ou de la Ville de France au minimum.
Bernard parle lui-même de son travail en des termes qui ne laissent aucun doute sur l’inspiration scientifique dure : ses biopsies notamment.
Bernard, dans Vaduz, est un cartographe engagé (la fin, un brin violoneux humaniste + le choix des ethnies contre les nationalités), obligeant à des cohabitations curieuses, entre sujets de duchés républicanisés (bourguignons) et du brûlant contemporain (« arabes », « juifs »).
Bernard est objectivement haïssable, non seulement perdu pour la cause mais ennemi de la lutte : banquier, compromis dans l’institution comme dans le privé, caution de ceux qui se compromettent dans l’institution comme dans le privé, il se produit partout et se prête, de son vivant, au caquet patrimonialisant. Il accepte d’être le minimal excentrique de lieux et de gens qui ont par paresse transformé le souci d’être de leur temps en une méthode d’intégration de ce qui paraît au registre de ce qui a (déjà) été fait.
Bernard est un Hofnarr, soluble dans le monde, le vin de messes, les festivals, les soirées-lectures-concerts.
Bernard décrit son rapport aux machines en terme d’apprentissage, d’adaptation, mais pas de domestication – disons d’accommodation ; la technique embarrasse Bernard, qui n’a rien du bidouilleur virtuose : l’outil est formidable, mais rude, hostile, son usage incertain. L’outil formidable à l’usage incertain est lui-même un outil de la quincaille idéologique de l’apréguerre et jusqu’à hui.
Le rapport de Bernard à la technologie de son temps est comparable à celui d’un bêtatesteur. Le bêtatesteur est un amateur disons moins éclairé qu’informé, au courant. Le bêtatesteur d’un jeu vidéo est celui dont la maîtrise relative est chérie : un joueur moyen, dont l’aptitude et l’impéritie moyennes permettent de révéler à la fois les failles et ce qui, dans le jeu, est par trop difficile ou sophistiqué.
Bernard est aussi, dans son rapport au savoir, une sorte de bêtatesteur : dans Derviche Le Robert, il prend comme point de départ des mots du dictionnaire dont il ne connaît pas le sens. Son élément favori est celui où son impéritie peut s’exercer. La puissance gymnique de l’impéritie de Bernard. Regardez Bernard s’étirer, faire ses exercices au ReVox.
L’invariant, c’est l’accent – natif – de grand bourgeois. Et l’écho, mis pour la hauteur de plafond et la parquetterie de l’appartement parisien, hyperparisien, central géographiquement et historiquement, Vaduz réelle.
Bernard garde les blips, les couacs etc. Bernard est un citoyen-témoin de l’apréguerre, un bêtatesteur de la démocratisation marchande des outils. Bernard est représentatif, non-excédant, michu.
L’ordinaire intéresse Bernard parce qu’il s’y reconnaît (à tort ou à raison ; mais il a conscience de l’étriqué de sa position) ; il traite le langage ordinaire par bribes, taquin mais pas au surplomb du mauvais ironiste. Bernard ne veut pas dire : « regardez comme le langage ordinaire, les politesses, les égards conventionnels, nous aliènent ». Bernard n’est pas un poète à l’index tendu qui a pour ambition de faire voir. Bernard n’est pas non plus un symptôme : il n’y a pas de forme-Bernard martyrisée qui dirait, suerait depuis son insu le malajustement, l’hostilité du monde, l’aliénation.
Bernard a ses légendes, ou au moins sa révélation qu’il radote : « je reviens d’un concert de Stockhausen organisé par Boulez, dans les années 50, et je me dis : la poésie a 50 ans de retard sur la musique ». Le trivial de cette scène de révélation (la datation à la louche notamment, la lubie du retard historique), Bernard s’en fout.
Bernard est très à l’aise dans l’autorécit de l’avant-garde consciente. L’avant-garde consciente, comme le « rap conscient », désigne en fin de compte les bons révoltés, conscients et soucieux sinon respectueux des aînés.
Bernard est à l’aise dans l’apréguerre historique (celle des monsieurs de la démocratie) comme dans l’avant-garde historique (celle de la vieille taupe de la poésie élargie).
Es lebe BH. BOUH.