En août 2016, chez des ami·es ayant invité des ami·es qui m’étaient soit ami·es soit ami·es d’ami·es formant au mieux communauté au moins intergens dense, j’ai tendu un fil entre deux arbolustes, auquel j’ai laissé pendouiller d’autres fils. Les deux arbolustes étaient de robustesse moyenne étant moyens en taille selon les standards nature mais faits de ce bois d’arbre caractéristique du règne arbolant. L’objet multifilaire s’appelle quipou par convention d’Incas. Il a prétendu à cette ordinarité du bois d’arbre. Il a assumé pour la communauté ou l’intergens une dose de généricité qui devait l’en soulager, la soulager (la communauté) d’avoir à s’y (dans la communauté) reconnaître en dehors de ce qu’en (de la communauté) figurerait le quipou.
Un quipou est un ensemble de cordelettes de couleurs variées, dont la réunion, l’agencement, la combinaison des fils étaient utilisés par des Incas pour se rappeler les dates et faites et intensités importantes dans la communauté.
Les noeuds sont à la fois des rapports de cour des comptes et des poèmes épiques, mais en tout cas pas développés. En ce sens le quipou est à la fois un registre administratif – s’y indiquent les triviaux de tout groupe qui sont souvent aussi ses vitaux – et un légendier communautaire qui noue du décisif sur la corde de chaque moment, fait de tout pipi, de toute baise, tout hoquet, tout scandale, tout état d’urgence sentimental, toute blessure contractée lors des débroussaillages un moment clé du récit épique. Le quipou épicise à l’avenant. Le quipou manifeste une confiance propitiatoire dans l’intergens.
Légende du quipou du Tuquet‑2 :
> Corde principale, sans teinte, tendue entre les arbolustes : BANDE LIBIDINALE (météo personnelle, sensation d’être en charge, épisodes pilotes)
Cordelette rouge : GRÂCE (sentiments distingués, bienheur, impressions asnières, véhicules de courtoisie, pleines lunes, points du jour)
Cordelette jaune : DÉRÉLICTION (accès de chômage, service-volée raté, suggestions de présentation)
Cordelette bleue : IMBIBITION (prandialité, touffeur, toxicité, eau en général, hydratation, rivière, douche, bedonnance, eau en particulier)
> Cordelette blanche : DESSICCATON (postprandialité, à l’étouffé, tannage)
Le quipou indique des intensités, leurs moments, et se relit ensuite comme une kyrielle de ces moments. Mais ces intensités notées, nouées, ne sont plus au moment de la relecture corrélées à des événements. Les noeuds ne se lisent plus comme des événements particuliers ; ils caractérisent vectoriellement un affect sur le plan des autres affects ; le lecteur de quipou, son péruseur, conçoit son perçu intersectionnellement. D’où qu’il faut considérer les noeuds comme des bourgeonnements nécessaires, des bourgeonnements centraux, axiles.
Il faut noter que des tresses de deux, trois, quatre fils de même couleur sont non seulement possibles mais souhaitables, même à vouloir témoigner d’un affect « unaire » (un pur moment de dessiccation par exemple), car la tresse de même couleur permet d’envisager ce qui redonde dans l’unarité de cet affect, et suivant peut-être ce qui y dramatise.
Le quipou est un registre truqué. Il jalonne, mais ne permet jamais de “dominer son sujet” ou sa mémoire, comme on dit “nourrir son homme”. Avec le quipou ça domine aussi peu son sujet que ça nourrit son homme.
Notre quipou fut impur. Il n’y a pas à s’en cacher. Notre quipou fut hybride, artificiel. Ce fut un quipou d’art. Pourquoi le fut-il ? Il fut hybride impur artificiel ou d’art parce qu’à notre quipou furent noués à la fois nonchalamment des noeuds sans relation particulière avec une intensité perçue, et des noeuds nécessaires marquant une intensité ressentie. Notre quipou fut donc impur par duplicité : honnête et tricheur, authentique et factice. C’est en ce sens que notre quipou fut propitiatoire. Il fut propitiatoire au regard des deux formes de quipous purs qu’il indique dans son apposition à eux : le quipou oraculaire, dont tous les noeuds sont nonchalants qui ne s’interprètent qu’a posteriori ; et le quipou indexatoire, dont tous les noeuds sont nécessaires qui archivent les intensités dont il y aura à se ressouvenir.
Notre quipou, hybride et d’art, ne domine ni n’est dominé mais les deux à la fois indémêlablement. En ce sens, sur Tinder, notre beau quipou d’art dirait de lui qu’il est subdom. Il est subdom au sens classique du plaisir pris dans le sentiment de domination par la soumission (notre quipou renonce à indexer les intensités sur les événements, y perdant la possibilité pour la communauté d’un récolement de soi, mais y gagnant de manière plus décisive une scène ou un tableau qu’aucun noeud particulier ne saurait réduire). Il est aussi subdom au sens d’une domestication par l’infra (notre quipou n’accorde son utilité à la communauté qu’à partir du moment où celle-ci se plie à un mode de lecture qui chérit ou valorise d’elle-même un de ses états de manquement ou d’incomplétude). Cette dernière parenthèse ne veut rien dire pour l’instant.
Appendex addendif : Imaginer des drames autour de quipous personnels. Par exemple tel un matin se levant découvrirait son quipou saboté dans la nuit. Tel donc faisant l’homme en colère un moment, histoire de nourrir son homme et de dominer son sujet. Puis la nécessité d’un nœud sur la corde de déréliction (par exemple) si forte qu’un nouveau quipou vite s’imposerait, un nouveau quipou se tisserait à nouveaux frais avec patience tranquillité ; on verrait tel tout à son retour à l’indexation opiniâtre et nonchalante du destin, de l’aventure, de l’épopée personnelle, pratique humble de qui naguère homme-en-colère aurait repris conscience de sa position ordinaire et de la continuation nécessaire de l’advention dans cet ordinaire de bois d’arbre, et tout ça en dépit du deuil et du sentiment d’être dupe ; tel désormais penché sur son quipou s’y remettant, du coup pas le quipou saboté, un autre forcément mais le même en même temps quand même, pas “das selbe” mais “das gleiche”, un qu’on pourrait dire référent exemplaire, et en même temps surtout rien qu’un nouveau cordex. Ah. Oui. Allez. Un peu de vas‑y sur le buvard ou dans la cuiller à café, mais tresse.