04 10 16

Le quipou de la communauté

En août 2016, chez des ami·es ayant invi­té des ami·es qui m’é­taient soit ami·es soit ami·es d’ami·es for­mant au mieux com­mu­nau­té au moins inter­gens dense, j’ai ten­du un fil entre deux arbo­lustes, auquel j’ai lais­sé pen­douiller d’autres fils. Les deux arbo­lustes étaient de robus­tesse moyenne étant moyens en taille selon les stan­dards nature mais faits de ce bois d’arbre carac­té­ris­tique du règne arbo­lant. L’objet mul­ti­fi­laire s’appelle qui­pou par conven­tion d’Incas. Il a pré­ten­du à cette ordi­na­ri­té du bois d’arbre. Il a assu­mé pour la com­mu­nau­té ou l’intergens une dose de géné­ri­ci­té qui devait l’en sou­la­ger, la sou­la­ger (la com­mu­nau­té) d’avoir à s’y (dans la com­mu­nau­té) recon­naître en dehors de ce qu’en (de la com­mu­nau­té) figu­re­rait le qui­pou.

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Un qui­pou est un ensemble de cor­de­lettes de cou­leurs variées, dont la réunion, l’a­gen­ce­ment, la com­bi­nai­son des fils étaient uti­li­sés par des Incas pour se rap­pe­ler les dates et faites et inten­si­tés impor­tantes dans la com­mu­nau­té.

 

 

Les noeuds sont à la fois des rap­ports de cour des comptes et des poèmes épiques, mais en tout cas pas déve­lop­pés. En ce sens le qui­pou est à la fois un registre admi­nis­tra­tif – s’y indiquent les tri­viaux de tout groupe qui sont sou­vent aus­si ses vitaux – et un légen­dier com­mu­nau­taire qui noue du déci­sif sur la corde de chaque moment, fait de tout pipi, de toute baise, tout hoquet, tout scan­dale, tout état d’ur­gence sen­ti­men­tal, toute bles­sure contrac­tée lors des débrous­saillages un moment clé du récit épique. Le qui­pou épi­cise à l’a­ve­nant. Le qui­pou mani­feste une confiance pro­pi­tia­toire dans l’in­ter­gens.

 

 

20160807_102215Légende du qui­pou du Tuquet‑2 :

> Corde prin­ci­pale, sans teinte, ten­due entre les arbo­lustes : BANDE LIBIDINALE (météo per­son­nelle, sen­sa­tion d’être en charge, épi­sodes pilotes)

Cordelette rouge : GRÂCE (sen­ti­ments dis­tin­gués, bien­heur, impres­sions asnières, véhi­cules de cour­toi­sie, pleines lunes, points du jour)

Cordelette jaune : DÉRÉLICTION (accès de chô­mage, ser­vice-volée raté, sug­ges­tions de pré­sen­ta­tion)

Cordelette bleue : IMBIBITION (pran­dia­li­té, touf­feur, toxi­ci­té, eau en géné­ral, hydra­ta­tion, rivière, douche, bedon­nance, eau en par­ti­cu­lier)

> Cordelette blanche : DESSICCATON (post­pran­dia­li­té, à l’étouffé, tan­nage)

 

Le qui­pou indique des inten­si­tés, leurs moments, et se relit ensuite comme une kyrielle de ces moments. Mais ces inten­si­tés notées, nouées, ne sont plus au moment de la relec­ture cor­ré­lées à des évé­ne­ments. Les noeuds ne se lisent plus comme des évé­ne­ments par­ti­cu­liers ; ils carac­té­risent vec­to­riel­le­ment un affect sur le plan des autres affects ; le lec­teur de qui­pou, son péru­seur, conçoit son per­çu inter­sec­tion­nel­le­ment. D’où qu’il faut consi­dé­rer les noeuds comme des bour­geon­ne­ments néces­saires, des bour­geon­ne­ments cen­traux, axiles.

Il faut noter que des tresses de deux, trois, quatre fils de même cou­leur sont non seule­ment pos­sibles mais sou­hai­tables, même à vou­loir témoi­gner d’un affect « unaire » (un pur moment de des­sic­ca­tion par exemple), car la tresse de même cou­leur per­met d’en­vi­sa­ger ce qui redonde dans l’u­na­ri­té de cet affect, et sui­vant peut-être ce qui y dra­ma­tise.

Le qui­pou est un registre tru­qué. Il jalonne, mais ne per­met jamais de “domi­ner son sujet” ou sa mémoire, comme on dit “nour­rir son homme”. Avec le qui­pou ça domine aus­si peu son sujet que ça nour­rit son homme.

 

 

Notre qui­pou fut impur. Il n’y a pas à s’en cacher. Notre qui­pou fut hybride, arti­fi­ciel. Ce fut un qui­pou d’art. Pourquoi le fut-il ? Il fut hybride impur arti­fi­ciel ou d’art parce qu’à notre qui­pou furent noués à la fois non­cha­lam­ment des noeuds sans rela­tion par­ti­cu­lière avec une inten­si­té per­çue, et des noeuds néces­saires mar­quant une inten­si­té res­sen­tie. Notre qui­pou fut donc impur par dupli­ci­té : hon­nête et tri­cheur, authen­tique et fac­tice. C’est en ce sens que notre qui­pou fut pro­pi­tia­toire. Il fut pro­pi­tia­toire au regard des deux formes de qui­pous purs qu’il indique dans son appo­si­tion à eux : le qui­pou ora­cu­laire, dont tous les noeuds sont non­cha­lants qui ne s’interprètent qu’a pos­te­rio­ri ; et le qui­pou indexa­toire, dont tous les noeuds sont néces­saires qui archivent les inten­si­tés dont il y aura à se res­sou­ve­nir.

 

 

Not20161004_101650re qui­pou, hybride et d’art, ne domine ni n’est domi­né mais les deux à la fois indé­mê­la­ble­ment. En ce sens, sur Tinder, notre beau qui­pou d’art dirait de lui qu’il est sub­dom. Il est sub­dom au sens clas­sique du plai­sir pris dans le sen­ti­ment de domi­na­tion par la sou­mis­sion (notre qui­pou renonce à indexer les inten­si­tés sur les évé­ne­ments, y per­dant la pos­si­bi­li­té pour la com­mu­nau­té d’un réco­le­ment de soi, mais y gagnant de manière plus déci­sive une scène ou un tableau qu’au­cun noeud par­ti­cu­lier ne sau­rait réduire). Il est aus­si sub­dom au sens d’une domes­ti­ca­tion par l’infra (notre qui­pou n’ac­corde son uti­li­té à la com­mu­nau­té qu’à par­tir du moment où celle-ci se plie à un mode de lec­ture qui ché­rit ou valo­rise d’elle-même un de ses états de man­que­ment ou d’in­com­plé­tude). Cette der­nière paren­thèse ne veut rien dire pour l’ins­tant.

 

Appendex adden­dif : Imaginer des drames autour de qui­pous per­son­nels. Par exemple tel un matin se levant décou­vri­rait son qui­pou sabo­té dans la nuit. Tel donc fai­sant l’homme en colère un moment, his­toire de nour­rir son homme et de domi­ner son sujet. Puis la néces­si­té d’un nœud sur la corde de déré­lic­tion (par exemple) si forte qu’un nou­veau qui­pou vite s’imposerait, un nou­veau qui­pou se tis­se­rait à nou­veaux frais avec patience tran­quilli­té ; on ver­rait tel tout à son retour à l’in­dexa­tion opi­niâtre et non­cha­lante du des­tin, de l’aventure, de l’épopée per­son­nelle, pra­tique humble de qui naguère homme-en-colère aurait repris conscience de sa posi­tion ordi­naire et de la conti­nua­tion néces­saire de l’ad­ven­tion dans cet ordi­naire de bois d’arbre, et tout ça en dépit du deuil et du sen­ti­ment d’être dupe ; tel désor­mais pen­ché sur son qui­pou s’y remet­tant, du coup pas le qui­pou sabo­té, un autre for­cé­ment mais le même en même temps quand même, pas “das selbe” mais “das gleiche”, un qu’on pour­rait dire réfé­rent exem­plaire, et en même temps sur­tout rien qu’un nou­veau cor­dex. Ah. Oui. Allez. Un peu de vas‑y sur le buvard ou dans la cuiller à café, mais tresse.