Il y a lieu de se défier de certaines poses affichant la virilité, qu’il s’agisse de celle des autres ou de la sienne propre. Ces attitudes expriment l’indépendance, l’assurance du commandement et une connivence tacite entre hommes. C’est ce qu’on appelait auparavant, avec une admiration craintive, des caprices de maître ; de nos jours, cela s’est démocratisé et les héros de la pellicule montrent comment il faut faire au dernier des employés de banque lui-même. L’archétype est l’homme séduisant qui, tard le soir et en smoking. rentre seul chez lui dans sa garçonnière, allume son éclairage indirect et se sert un whisky and soda. Le bruissement pétillant, soigneusement enregistré, de l’eau gazeuse dit ce que ne dit pas son rictus hautain : à savoir qu’il méprise tout ce qui ne sent pas le tabac, le cuir et l’aftershave – tout particulièrement les femmes, et que justement ça les attire comme des mouches. Son idéal en matière de relations humaines, c’est le club, lieu d’une désinvolture faussement irrespectueuse et pleine de ménagements. Les joies que connaissent les hommes de ce type, ou plutôt leurs modèles – et on trouverait difficilement quelqu’un qui leur ressemble dans la vie, car les hommes valent quand même mieux que leur culture – ont toutes en elles quelque chose d’un acte de violence latente. Il semble que cette violence vise les autres, dont peut bien se passer depuis longtemps un homme de cette trempe, bien carré au fond de son fauteuil. Mais il s’agit en vérité d’une violence qu’il s’est faite à lui-même. S’il est vrai que tout plaisir dépasse en les intégrant des déplaisirs anciens, ici c’est le déplaisir lui-même qui est comme tel directement élevé au rang d’un plaisir stéréotypé, en tant qu’orgueil du déplaisir surmonté.
08 11 16
Minima Moralia : réflexions sur la vie mutilée
[Minima Moralia : Reflexionen aus dem beschädigten Leben, 1951]
Eliane Kaufholz & Jean-René Ladmiral
Payot
2003