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1028. Une hypo­thèse du moderne : période de l’affaiblissement, sinon de la des­truc­tion non de la mémoire interne mais de ses modes anté­rieurs de fonc­tion­ne­ment, en par­ti­cu­lier des stra­té­gies, des formes de vie de sa maî­trise (en par­ti­cu­lier l’oubli et la déca­dence en mné­mo­tech­nie des arts de mémoire).

1029. Une (des) hypothèse(s) de fic­tion anthro­po­lo­gique : les stra­té­gies d’apprentissage de la mémoire sont aus­si anciennes que le lan­gage, la poé­sie, le nombre.

1030. L’affaiblissement de la maî­trise de la mémoire interne s’accompagne d’une dépen­dance crois­sante et fina­le­ment peut-être abso­lue des modes de la mémoire externe.

1031. Corollaire a) de l’hypothèse de la chute des arts de mémoire : un dés­équi­libre entre les deux pôles de la forme-mémoire (mémoire-sou­ve­nir et mémoire-pen­sée) ; au pro­fit de la seconde.

1032. Corollaire b) de la même hypo­thèse : une cer­taine rup­ture de la soli­da­ri­té entre les deux pôles de la forme-mémoire, un affai­blis­se­ment de leur soli­da­ri­té.

1033. Corollaire c) consé­quence des corol­laires a) et b) : le pôle consi­dé­ré comme le seul impor­tant, le pôle-pen­sée, s’affaiblit lui aus­si.

1033 bis. L’accumulation du savoir col­lec­tif masque les effets mas­sifs de « c) ».

1034. Le moder­nisme peut être asso­cié à l’hypothèse de l’affaiblissement de la mémoire interne ; du moins dans le domaine des arts, et par­ti­cu­liè­re­ment dans celui des arts du lan­gage.

1035. Hypothèse du moder­nisme : le mou­ve­ment artis­tique dit moderne est la forme-art de l’affaiblissement his­to­rique de la mémoire interne.

1036. La période artis­tique moder­niste est le moment de l’oubli de la mémoire.

1037. Le moment de l’oubli de la mémoire est le moment his­to­rique des têtes vides.

1038. Le moment moder­niste ne se carac­té­rise pas par la conscience directe d’un rap­port avec la chute de la mémoire inté­rieure.

1039. L’axiome moder­niste est le slo­gan de la table rase.

1040. Le moment contem­po­rain est celui de la péné­tra­tion des têtes vides par les images externes. Il est carac­té­ri­sé par le rem­plis­sage des têtes.

1041. Le moment contem­po­rain est le moment his­to­rique des têtes refaites.

1042. Le dés­équi­libre entre les modes de la forme-mémoire est aggra­vé par le rem­plis­sage des têtes. Les images qui refont les têtes sont des images qui ne sont pas for­mées à l’intérieur.

1043. Ces images tentent d’échapper à la langue.

1044. Les images du mode contem­po­rain obéissent à une géo­mé­trie et une topo­lo­gie inadé­quates à la mémoire-sou­ve­nir comme à la mémoire-pen­sée.

1045. La topo­lo­gie des images péné­trantes est dif­fé­rente de celle de la mémoire interne.

1046. La topo­lo­gie des images péné­trantes est pauvre.

1047. Dans l’état actuel de ses réa­li­sa­tions, la réa­li­té vir­tuelle est fausse, et pauvre.

1048. Le moment artis­tique cor­res­pon­dant au temps des têtes refaites est le moment post-moderne.

1049. Hypothèse zéro de la poé­sie : il y a la poé­sie.

1050. Il y a : il y a la poé­sie dans les langues. Il y a de la poé­sie dans les langues. La poé­sie est dans les langues comme forme. Il y a une forme-poé­sie. Il y a des jeux de poé­sie qui mani­festent la forme-poé­sie. Les jeux de poé­sie sont des jeux de lan­gage.

1051. La poé­sie n’a pas affaire, direc­te­ment, au lan­gage.

1052. La poform (poé­tique for­melle) ne consi­dère pas un uni­vers du lan­gage, mais des uni­vers de langues et une n‑catégorie (n non bor­né) bâtie de ces uni­vers.

1053. Une langue sans poé­sie meurt.

1054. Hypothèse un de la poé­sie : la poé­sie est mémoire.

1055. Hypothèse deux de la poé­sie : la poé­sie est mémoire de la langue.

1056. Hypothèse trois de la poé­sie : la forme-poé­sie dans une langue est une forme-mémoire de cette langue.

1057. Hypothèse quatre de la poé­sie : la poé­sie est en par­ti­cu­lier une troi­sième forme-mémoire inté­rieure. Elle n’est ni la forme-sou­ve­nir, ni la forme-pen­sée, mais une forme-mémoire spé­ci­fique.

1058. Les formes-sou­ve­nirs du monde sont les traces des chan­ge­ments.

1059. Hypothèse cinq de la poé­sie : la poé­sie est mémoire par la langue.

1060. Hypothèse cinq bis de la poé­sie : La forme-poé­sie agit en tant que forme-mémoire, par la langue.

1061. Il n’y a pas, dans le monde (dans le monde hors-inté­rieur), de forme-pen­sée.

1062. Hypothèse six de la poé­sie : La forme-poé­sie agit en tout point de l’axe qui joint les deux pôles des autres formes-mémoire. Elle ne s’identifie à aucun d’eux.

1063. Hypothèse sept de la poé­sie : La poé­sie ne se sou­vient pas.

1064. Le poème dont le titre est « ce que disait le poème » illustre un aspect de l’hypothèse sept de la poé­sie.

1065. Hypothèse huit de la poé­sie : la poé­sie ne pense pas.

1066. La poé­sie a affaire à notre mémoire inté­rieure, à celle de cha­cun de nous. Elle agit sur les formes-mémoire d’une manière spé­ci­fique, qui n’est ni celle de la mémoire-sou­ve­nir, ni celle de la mémoire-pen­sée. Elle sus­cite souvenir(s) et pensée(s) (et bien d’autres choses encore, comme les affec­tions) mais selon son effet propre, qui est l’effet-poé­sie.

1067. Hypothèse neuf de la poé­sie : la poé­sie ne dit rien.

1068. Hypothèse dix de la poé­sie : la poé­sie est un effec­teur de mémoire.

1069. Hypothèse onze de la poé­sie : La poé­sie est effec­teur de mémoire.

1070. Parmi les effec­teurs de mémoire, la poé­sie est seule à avoir pour moteur unique et essen­tiel la langue.

1071. La poé­sie effec­tue la mémoire pour quelqu’un, pour sa mémoire, en ver­tu du rap­port pri­vi­lé­gié qu’elle a avec cette langue. Elle est ce que dit pour lui sa langue.

1072. Je ne suis pas stu­pide au point de pen­ser que dire la langue ne peut se dire autre­ment que par la poé­sie (la langue peut être objet de savoir…). Mais je pense que les manières autres de dire la langue sont ou externes à la langue ou plus ou moins des ersatz de la poé­sie, que la manière natu­relle de dire la langue, aus­si ancienne que les langues, les socié­tés humaines et les indi­vi­dus auto­nomes qui se sou­viennent et qui pensent, est celle de la forme-poé­sie.

1073. Les formes poé­tiques dites tra­di­tion­nelles sont liées à l’état pré-moderne des rap­ports entre mémoires interne et externe ; et à l’époque où la poé­sie, troi­sième forme-mémoire, est orga­ni­sée d’une manière adé­quate à un équi­libre entre inté­rieur et exté­rieur.

1074. Supposons que la forme simo­ni­dienne de la poé­sie est celle qui « convient » à l’existence de la mémoire externe écrite.

1075. Dans la poé­sie orale en l’absence de mémoire externe écrite, c’est la musique (par­fois aus­si la danse, le des­sin ; see chip­pe­was) qui assure l’équilibre entre les trois formes-mémoire.

1076. Les poètes du moment moder­niste tiennent compte du fait que la forme tra­di­tion­nelle de la poé­sie est deve­nue inadé­quate à l’état des rap­ports entre mémoires. Ils entre­prennent de détruire les formes tra­di­tion­nelles.

1077. Pendant le moment moder­niste on ne prend en compte que l’inadéquation des moda­li­tés exis­tantes de la forme poé­tique à la situa­tion nou­velle. Ce moment se carac­té­rise par le geste avant-gar­diste de la des­truc­tion.

1078. Le moment post-moder­niste est celui de la réfec­tion des têtes vidées de mémoire, le moment des têtes refaites.

1079. Le moment post-moder­niste se carac­té­rise par le slo­gan « mort de la poé­sie ».

1080. variante a du slo­gan mort de la poé­sie : il n’y a plus de poé­sie ; il n’y a que le roman.

1081. variante b du slo­gan mort de la poé­sie : il faut rem­pla­cer la poé­sie par le texte, le ceci ou le cela ; il faut abo­lir les fron­tières entre la poé­sie et le reste, etc.

1082. variante c du slo­gan mort de la poé­sie : la poé­sie est ailleurs que dans la poé­sie : dans la prose, dans les jour­naux, dans la chan­son, dans le cou­cher de soleil, dans le ciné­ma…

1083. variante d du slo­gan mort de la poé­sie : la poé­sie est par­tout.

1084. Il faut défendre la néces­si­té de la poé­sie (ne pas se conten­ter de décrire), et cela en pen­sant les pro­blèmes du rap­port entre mémoire interne et mémoire externe. Il faut affir­mer la non-fata­li­té de la dis­pa­ri­tion de la poé­sie.

Poétique – Remarques
Seuil 2016
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