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En quoi le savoir sym­bo­lique dif­fère-t-il du savoir ency­clo­pé­dique ? On carac­té­ri­se­ra tout d’a­bord ce der­nier en l’op­po­sant au savoir séman­tique.
Le savoir séman­tique porte sur les caté­go­ries et non sur le monde. Il peut s’ex­pri­mer sous la forme d’un ensemble de pro­po­si­tions ana­ly­tiques. Par exemple :
(1) Le lion est un ani­mal.
(2) La licorne est un ani­mal.
(3) Un bon cou­teau est un cou­teau qui coupe bien.
(4) Un céli­ba­taire n’est pas marié.
Savoir que le lion est un ani­mal ce n’est rien savoir des lions, même pas qu’ils existent, comme le montre (2), mais seule­ment quelque chose du sens du mot « lion ». De même qui­conque sait le fran­çais sait que (3) et (4) sont vrais, même s’il n’a jamais manié un cou­teau, même s’il ignore tout du droit matri­mo­nial. On pour­rait conce­voir une machine qui serait capable de signa­ler cor­rec­te­ment toutes les para­phrases, toutes les tau­to­lo­gies ana­ly­tiques, toutes les contra­dic­tions ana­ly­tiques, bref une machine qui pos­sé­de­rait tout le savoir séman­tique sur lequel repose une langue, sans qu’elle dis­pose pour autant du moindre savoir sur le monde.
Le savoir ency­clo­pé­dique, à l’in­verse, porte sur le monde. Il peut s’ex­pri­mer sous la forme d’un ensemble de pro­po­si­tions syn­thé­tiques. Par exemple :
(5) Le lion est un ani­mal dan­ge­reux.
(6) La licorne n’existe pas.
(7) Un bon cou­teau coûte cher.
(8) Isidore est le mari d’Ursule.
Ces pro­po­si­tions sont vraies ou fausses selon l’é­tat du monde et aucune règle séman­tique ne per­met d’en éva­luer la véra­ci­té.
La plu­part des caté­go­ries de la pen­sée com­porte ain­si deux aspects : l’un séman­tique, l’autre ency­clo­pé­dique. Certaines caté­go­ries cepen­dant n’ont qu’un aspect séman­tique : par exemple « tou­jours » qui a un sens mais pas de réfé­rence. À l’in­verse, les noms propres n’ont, semble-t-il, qu’un aspect ency­clo­pé­dique, mais pas d’as­pect séman­tique, à moins d’ad­mettre que (9) est une contra­dic­tion ana­ly­tique, une erreur sur le mot et non sur la chose :
(9) Le Pirée est un homme.
Il n’est pas du tout facile de déci­der où passe la limite entre savoir séman­tique et ency­clo­pé­dique. Les exemples (9) et (10) – (12) peuvent prê­ter à dis­cus­sion :
(10) Le lion est un mam­mi­fère.
(11) Un cou­teau com­porte une lame et un manche.
(12) Le mariage est une ins­ti­tu­tion.
Mais le fait qu’il existe un nombre indé­fi­ni de cas sur les­quels, faute de théo­rie séman­tique déve­lop­pée, on hésite à tran­cher, ne rend pas la dis­tinc­tion entre séman­tique et ency­clo­pé­dique moins abso­lue. Or, sans sous-esti­mer l’im­porte et l’in­té­rêt du pro­blème, ce qui compte ici, au niveau de géné­ra­li­té auquel je me situe, ce n’est pas tant la posi­tion que l’exis­tence de la limite logique entre les deux types de savoir.
Le savoir séman­tique sur chaque caté­go­rie est fini. La défi­ni­tion séman­tique d’une caté­go­rie, ou, ce qui revient au même, la par­tie séman­tique de l’en­trée lexi­cale qui y cor­res­pond, spé­ci­fie de manière finie un nombre fini de sens. Il est pos­sible de tout savoir de la signi­fi­ca­tion du mot « lion » ou du mot « cou­teau ». En revanche, il est impos­sible de tout savoir des lions et des cou­teaux : le savoir ency­clo­pé­dique sur les caté­go­ries est poten­tiel­le­ment infi­ni.
À cet égard, le savoir sym­bo­lique res­semble encore au savoir ency­clo­pé­dique. Lui non plus n’a pas de terme. À côté, par exemple, de nom­breuses méta­phores d’u­sage qui uti­lisent la caté­go­rie ency­clo­pé­dique de lion, il existe poten­tiel­le­ment un nombre indé­fi­ni de méta­phores d’in­ven­tion, d’as­so­cia­tions oni­riques tout aus­si léo­nines. Dans la mesure même où le savoir ency­clo­pé­dique s’en­ri­chit, le savoir sym­bo­lique est sus­cep­tible de tirer par­ti de nou­velles connais­sances et de s’en­ri­chir pareille­ment.
À pre­mière vue, le savoir sym­bo­lique est sem­blable au savoir ency­clo­pé­dique. Il s’ex­prime comme lui au moyen de pro­po­si­tions syn­thé­tiques. Par exemple, pour les Dorzé :
(13) Le léo­pard est un ani­mal chré­tien qui res­pecte les jeûnes de l’é­glise copte.
(14) Il est tabou (gome) de tuer un ser­pent.
(15) Les esprit des ancêtres se nour­rissent du sang des vic­times qu’on leur sacri­fie.
La valeur de véri­té des pro­po­si­tions (13)-(15) dépend, comme celle des pro­po­si­tions (5)-(8), de l’é­tat du monde. Elle ne peut en tout cas pas se déduire du sens des mots employés. Même dans le cas de (14), qui peut paraître dou­teux à cet égard, il suf­fit de consta­ter qu’un Dorzé peut nier qu’il soit tabou de tuer un ser­pent, tout comme un chré­tien peut nier que l’a­dul­tère soit un pêché, sans se contre­dire dans les termes. Donc la pro­po­si­tion (14) n’est pas ana­ly­tique, à la dif­fé­rence de (1)-(4).
Dans la tra­di­tion sémio­lo­gique, les énon­cés (13)-(15) ne doivent pas être enten­dus lit­té­ra­le­ment. Le chris­tia­nisme du léo­pard, par exemple, devrait plu­tôt être com­pris comme une méta­phore. Trop d’eth­no­logues ont certes eu ten­dance par le pas­sé à prendre des méta­phores pour des croyances, mais c’est, à l’in­verse, aller vite en besogne que de prendre toutes les croyances pour des méta­phores. Quand un Dorzé affirme (13)-(15), pour lui ce n’est pas une manière de par­ler ; il l’en­tend lit­té­ra­le­ment. Il n’i­gnore pour­tant pas l’art de la méta­phore : s’il dit qu’un valeu­reux guer­rier est un lion, il ne lui ima­gine pas de cri­nière. Les « sau­vages » eux-mêmes ne nous auto­risent pas à confondre le lit­té­ral et le méta­pho­rique.
Même si les pro­po­si­tions sym­bo­liques lit­té­rales et les pro­po­si­tions ency­clo­pé­diques semblent avoir la même forme, les pre­mières ne s’ar­ti­culent pas aux secondes comme les secondes entre elles.
Toute pro­po­si­tion syn­thé­tique en implique et en contre­dit d’autres. Notre connais­sance du monde se construit en arti­cu­lant des pro­po­si­tions selon ces rela­tions, en n’ac­cep­tant une pro­po­si­tion qu’a­vec ses impli­ca­tions, du moins les plus évi­dentes, et en évi­tant de même les contra­dic­tions. L’expérience montre que le savoir ency­clo­pé­dique n’est pas exempt d’in­co­hé­rences et de contra­dic­tions, mais toute la vie pra­tique dépend d’un effort constant pour les évi­ter ou les cor­ri­ger. Les pro­po­si­tions sym­bo­liques ne sont pas arti­cu­lées de la même manière, et ne font pas l’ob­jet d’un pareil effort. Non qu’elles soient inco­hé­rentes entre elles, mais leur cohé­rence est d’une autre nature, et elles co-existent sans dif­fi­cu­lé avec des pro­po­si­tions ency­clo­pé­diques qui les contre­disent, direc­te­ment ou par impli­ca­tion.
Un Dorzé n’est pas moins sou­cieux de pro­té­ger son bétail le mer­cre­di et le ven­dre­di, jours de jeûne, que les autres jours de la semaine. Non parce qu’il soup­çonne cer­tains léo­pards d’être de mau­vais chré­tiens, mais parce qu’il tient pour vrai, et que les léo­pards jeûnent, et qu’ils sont dan­ge­reux tous les jours. Ces deux pro­po­si­tions ne sont jamais confron­tées. Si un eth­no­logue tra­casse un infor­ma­teur avec cette his­toire, celui-ci réflé­chit et pro­pose : les léo­pards ne mangent pas les ani­maux tués les jours de jeûne ou peut-être ne les mangent-ils que le len­de­main. Le pro­blème des grands jeûnes qui durent plu­sieurs semaines, reste à résoudre. Mais pré­ci­sé­ment, l’in­for­ma­teur envi­sage la ques­tion comme une énigme, comme un pro­blème auquel existe for­cé­ment une solu­tion, et qui ne sau­rait être mal posé dans ses pré­misses. Les léo­pards sont dan­ge­reux tous les jours, il ne sait d’ex­pé­rience ; ils sont chré­tiens, la tra­di­tion le lui garan­tit. Il ne cherche pas la solu­tion de ce para­doxe, il sait qu’il en existe une.
De même un chré­tien à qui l’ont fait per­ce­voir une contra­dic­tion dans l’Évangile de Saint-Matthieu entre la généa­lo­gie de Jésus, qui des­cend d’Abraham et David par Joseph, et l’af­fir­ma­tion qui suit immé­dia­te­ment, selon laquelle jésus n’est pas le fils de Joseph, ne songe pas un seul ins­tant à remettre en ques­tion l’un des termes du para­doxe et ne doute pas qu’on puisse le résoudre, même si la solu­tion lui échappe. En revanche, si son voi­sin Léon affir­mait des­cendre du roi de France par son père et avouait en même temps être le fils d’un autre, il en ferait des gorges chaudes. Il ne ferait pas grand cas de l’ar­gu­ment, cher aux anthro­po­logues, qui repose sur la dis­tinc­tion entre père et géni­teur. Edmund Leach y fait appel dans le cas de Jésus (Leach, 1966 b : p. 97) mais les édi­teurs de l’Évangile que j’ai sous les yeux pré­fèrent pré­ci­ser en note que l’é­poux de Marie était aus­si son parent. Seul un mécréant repro­che­rait à Matthieu de ne pas l’a­voir dit tout de suite. Un chré­tien sait qu’il y a une bonne rai­son à cela, même s’il ne la connaît pas.
La pro­po­si­tion (14) : il est tabou de tuer un ser­pent, ne pose­rait pas de pro­blème si le tabou était sim­ple­ment conçu comme une règle sociale. Le savoir ency­clo­pé­dique porte non seule­ment sur des faits bruts, mais aus­si sur des faits ins­ti­tu­tion­nels. Une pro­po­si­tion comme :
(16) L’adultère est un délit,
est vraie ou fausse selon le texte de la loi.
En revanche :
(17) L’adultère est un péché,
est une pro­po­si­tion qui, même si elle est ins­crite dans le droit de l’é­glise, ne porte pas sur un fait ins­ti­tu­tion­nel, mais sur un fait brut. En énon­çant que l’a­dul­tère est un péché, le théo­lo­gien, à la dif­fé­rence du légis­la­teur ou du juriste énon­çant (16), ne prend pas une déci­sion, ne se réfère pas à une déci­sion humaine, mais affirme l’exis­tence d’un état de chose qu’il ne lui appar­tient pas de modi­fier. Il peut, sans doute, reve­nir sur ses inter­pré­ta­tions, mais non remettre en cause l’exis­tence de ce qu’il inter­prète.
Il y a des cri­tères empi­riques simples pour déci­der de la véri­té de (16) : il suf­fit de consul­ter le texte de la loi, qui lui est nor­ma­tif et donc ni vrai ni faux. Il existe aus­si des cri­tères empi­riques pour déci­der de :
(18) L’adultère est agréable.
En revanche, il n’existe pas de cri­tère empi­rique pour déci­der de la véri­té de (17). Aucun savoir issu de l’ex­pé­rience ne réfu­te­ra jamais que l’a­dul­tère soit un péché. (17) ne peut être contre­dit que par des pro­po­si­tions éga­le­ment irré­fu­tables.
En appa­rence la pro­po­si­tion (14) (le tabou dor­zé) est, elle, sou­mise à la réfu­ta­tion de l’ex­pé­rience. En théo­rie, en effet, la trans­gres­sion d’un tabou cause le mal­heur du cou­pable. La cor­ré­la­tion ou la non-cor­ré­la­tion entre les deux faites est par­fai­te­ment obser­vable, même si la nature cau­sale du lien reste plus spé­cu­la­tive. Pour expli­quer que de nou­veaux tabous soient obser­vés ou que d’an­ciens soient tom­bés en désué­tude, les Dorzé usent d’ar­gu­ments expé­ri­men­taux : ceux qui avaient trans­gres­sé les pre­miers ont souf­fert, ceux qui avaient trans­gres­sé les seconds sont res­tés indemnes.
Un Dorzé qui tient de pareils pro­pos arti­cule par ailleurs, consciem­ment, trans­gres­sion et mal­heur dans l’ordre inverse de celui de la théo­rie. Un mal­heur arrive : un membre de la famille est tom­bé malade, une vache est morte, la récolte a été mau­vaise. Le chef de famille va consul­ter le devin, celui-ci dit par exemple : « Tabou de l’im­pu­re­té, tabou du ser­pent ». Il pro­pose plu­sieurs solu­tions. Le consul­tant se sou­vient : « Ah oui, j’ai jeté une pierre sur un ser­pent », ou : « Le chien est sor­ti par le trou de vidange de l’é­table », etc. Il y a tou­jours des trans­gres­sions en réserve. Si un Dorzé les évite en géné­ral, il en com­met, à l’oc­ca­sion, sans grande inquié­tude. Il conçoit qu’il est des cas où il est plus dan­ge­reux de lais­ser vivre un ser­pent que de le tuer. Le tabou une fois trans­gres­sé, il ne se sou­cie en géné­ral pas de l’ex­pier immé­dia­te­ment. Il atten­dra, plu­tôt, qu’à l’oc­ca­sion d’un mal­heur le devin évoque la caté­go­rie de tabous dont cette trans­gres­sion relève, pour la dési­gner comme une cause à laquelle jusque-là, il ne pré­voyait pas d’ef­fets pré­cis. Autrement dit, la rai­son­ne­ment cau­sal est tou­jours a pos­te­rio­ri.
[…] L’épreuve empi­rique que le Dorzé évoque pour jus­ti­fier ses pro­po­si­tions sur les tabous est donc fic­tive : c’est le devin et son client qui décident quelle trans­gres­sion asso­cier à quel mal­heur et donc quel tabou véri­fier « expé­ri­men­ta­le­ment ». Pour eux, l’é­preuve est concluante et témoigne d’un état du monde et non d’une déci­sion. Mais cette connais­sance des tabous, comme le savoir chré­tien sur les péchés, échappe à toute réfu­ta­tion empi­rique, alors que le savoir ency­clo­pé­dique y est sou­mis. Autrement dit, les pro­po­si­tions sur les tabous ne s’ar­ti­culent pas aux pro­po­si­tions sur le monde comme les pro­po­si­tions sur le monde entre elles, et ceci non dans la seule logique de l’eth­no­logue, mais dans celle des Dorzé aux-mêmes.
La pro­po­si­tion (13) sur les léo­pards pour­raient aisé­ment être sou­mise à une épreuve empi­rique, mais les Dorzé n’en ont cure. À l’in­verse la pro­po­si­tion (14) sur le tabou du ser­pent est irré­fu­table et les Dorzé la com­mentent volon­tiers dans un lan­gage expé­ri­men­tal dont elle ne relève pas. La pro­po­si­tion (15) est à cet égard à mi-che­min entre (13) et (14). Elle implique d’une part que le sang des ani­maux sacri­fiés soit absor­bé et donc dis­pa­raisse, ce qui est aisé­ment véri­fiable ; d’autre part, elle pré­sup­pose l’exis­tence d’en­ti­tés par­ti­cu­lières, les esprits des ancêtres, et cette pré­sup­po­si­tion échappe, dans le savoir ency­clo­pé­dique des Dorzé, à toute pos­si­bi­li­té de réfu­ta­tion empi­rique. On pro­pose du même coup toute une série d’a­nec­dotes qui viennent étayer l’exis­tence des esprits. En ce qui concerne le para­doxe du sang consom­mé et tou­jours pré­sent, on se contente d’ad­mettre qu’il est soluble. Cela suf­fit, du moins dans la mesure où le savoir sym­bo­lique n’est pas arti­cu­lé au savoir ency­clo­pé­dique.
Constater le défaut d’ar­ti­cu­la­tion déplace le pro­blème sans le résoudre. Un cer­tain mode d’or­ga­ni­sa­tion du savoir n’o­père pas dans le cas du sym­bo­lisme. L’inanité des pro­po­si­tions sym­bo­liques pro­cède non pas d’un semble aléa­toire de fautes de rai­son­ne­ment, mais d’un relâ­che­ment sys­té­ma­tique. Reste à savoir quel mode d’or­ga­ni­sa­tion opère, quel est le prin­cipe de ce relâ­che­ment. Bon nombre d’é­non­cés sym­bo­liques sont don­nés non comme figu­rés, mais comme lit­té­ra­le­ment vrais, et il ne suf­fit pas de décrire l’illo­gisme qu’ils com­portent, il faut encore l’ex­pli­quer. Il faut dire sur quoi porte ce savoir qui n’est ni séman­tique, ni ency­clo­pé­dique.
Le para­doxe du sym­bo­lisme s’é­claire si on le for­mule ain­si : dans quelles condi­tions est-il logi­que­ment pos­sible de tenir une pro­po­si­tion syn­thé­tique pour vraie dans la confron­ter aux autres pro­po­si­tions syn­thé­tiques qui sont sus­cep­tibles de la vali­der ou de l’in­va­li­der ? Posé en ces termes, le para­doxe est assez facile à résoudre. Soit une pro­po­si­tion p. Si p fait par­tie de mon savoir ency­clo­pé­dique au même titre que les autres pro­po­si­tions, elle s’y trouve néces­sai­re­ment confron­tée. Mais elle peut y figu­rer d’une autre manière, comme par­tie de la pro­po­si­tion (19) :
(19) « p » est vrai.
Il est par­fai­te­ment pos­sible de savoir (19) dans sa savoir p. Si par exemple on me remet une enve­loppe cache­tée qui contient une feuille sur laquelle est énon­cée la pro­po­si­tion p en m’af­fir­mant que p est vrai, je sau­rai (19), mais je sau­rai tou­jours pas p. Oui, autre exemple, des deux pro­po­si­tions (20) et (21), seule la seconde fait par­tie de mon savoir ency­clo­pé­dique :
(20) e = mc²
(21) « e = mc² » est valide.
La pro­po­si­tion (21) fait direc­te­ment par­tie de mon ency­clo­pé­die et c’est tout à fait ration­nel­le­ment que je la tiens pour vraie. (21) me semble vraie parce que je tiens d’ex­pé­rience pour véri­diques les sources de (20). En revanche (20) ne fait pas direc­te­ment par­tie de mon ency­clo­pé­die. N’étant pas phy­si­cien, je suis inca­pable de don­ner à (20) une por­tée pré­cise, de la vali­der ou de l’in­va­li­der à par­tir d’autres pro­po­si­tions syn­thé­tiques. (20) figure dans mon ency­clo­pé­die, uni­que­ment en tant que par­tie de (21) et uni­que­ment entre guille­mets.
Concevoir main­te­nant que dans l’en­cy­clo­pé­die d’une Dorzé figurent non point, comme il avait sem­blé, les pro­po­si­tions (13)-(15), mais plu­tôt les pro­po­si­tions (22)-(24) :
(22) « (13) » est vrai.
(23) « (14) » est vrai.
Les consi­dé­ra­tions empi­riques qui auraient dû ame­ner impé­ra­ti­ve­ment à rejet (13) et (15), à savoir que le bétail est man­gé tous les jours par les léo­pards et que le sang du sacri­fice n’est jamais absor­bé, n’ont pas la même force contre (22) et (24). Il y a en effet deux pos­si­bi­li­tés ; ces consi­dé­ra­tions montrent ou bien que (22) et (24) sont fausses ou bien que (13) et (15) doivent être dif­fé­rem­ment inter­pré­tées dans leurs impli­ca­tions. De même l’im­pos­si­bi­li­té de mettre à l’é­preuve des faites, l’ef­fi­ca­ci­té des tabous et l’exis­tence des ancêtres, qui devraient, en ver­tu du prin­cipe de par­ci­mo­nie qui gou­verne le savoir ency­clo­pé­dique, faire écar­ter (14) et (15), ne vaut pas pareille­ment contre (23) et (24). En face de (22)-(24) un Dorzé doit pen­ser ou bien que les anciens disent n’im­porte quoi, ou bien qu’il existe des pro­po­si­tions dont il n’est pas capable d’ap­pré­cier la por­tée empi­rique, ni donc d’é­ta­blir la valeur de véri­té, que (13)-(15) sont des pro­po­si­tions dans ce cas. En d’autres termes, t si l’on veut conser­ver au mot « pro­po­si­tion » le sens pré­cis que lui donnent les logi­ciens, c’est-à-dire si des pro­po­si­tions sont des repré­sen­ta­tions concep­tuelles inté­gra­le­ment ana­ly­sées, sans ambi­guï­tés, et dotées d’une valeur de véri­té, on peut dire : (13)-(15) sont non pas des pro­po­si­tions, mais des repré­sen­ta­tions concep­tuelles ana­ly­sées seule­ment en par­tie, dont on ne sait pas à coup sûr si elles expriment une pro­po­si­tion, et laquelle. Les argu­ments empi­riques ne manquent pas qui per­mettent au Dorzé de pré­fé­rer la seconde hypo­thèse. D’ailleurs tout enfant a appris la véri­té de cer­tains énon­cés bien avant d’en sai­sir la por­tée.
Au moment où j’é­cris ce livre, les idées touf­fues du doc­teur Lacan sont à la mode. Nombreux tiennent pour vrai :
(25) « l’in­cons­cient est struc­tu­ré comme un lan­gage. »
Un lec­teur cri­tique cherche quelle pro­po­si­tion exprime l’é­non­cé (25), pour en éprou­ver la vali­di­té. La struc­ture du lan­gage étant une par­tie de la struc­ture de l’in­cons­cient, il se demande si la par­tie est ici un modèle du tout, si les pro­prié­tés géné­rales du lan­gage s’é­tendent à tout l’in­cons­cient, si l’in­cons­cient est un code ou se com­pose de codes, etc. Je suis, pour ma part, inca­pable de conce­voir une pro­po­si­tion valide qui serait conforme au sens de (25). Je doute cepen­dant qu’un laca­nien se rende à mes argu­ments. Si on l’in­ter­roge sur la por­tée pré­cise de (25), même inca­pable de la défi­nir, il ne dou­te­ra pas de sa véri­té. Le pro­blème, pour lui, n’est pas de vali­der ou d’in­va­li­der une pro­po­si­tion : il sait que (25) exprime une pro­po­si­tion valide, mais il ne sait pas laquelle. Donc il cherche. Ce fai­sant, son esprit s’ouvre à toute une série de pro­blèmes, des pos­si­bi­li­tés appa­raissent, des rap­pro­che­ments s’im­posent. Il n’a donc pas néces­sai­re­ment per­du son temps en pre­nant pour juste l’é­non­cé (25) ; le pre­nant entre guille­mets, il l’ouvre à l’in­ter­pré­ta­tion, il le traite sym­bo­li­que­ment. On pour­rait mul­ti­plier les exemples et mon­trer que pour nombre de mar­xistes, freu­diens ou struc­tu­ra­listes, leur doc­trine fonc­tionne sym­bo­li­que­ment. Ils en tiennent les thèses pour vraies sans savoir pré­ci­sé­ment ce qu’elles impliquent. Les contre-argu­ments empi­riques, pour autant qu’ils s’en sou­cient, les amènent non à reje­ter les thèses, mais à en modi­fier la por­tée. De manière géné­rale, dans notre socié­té, un grand nombre de pro­po­si­tions sym­bo­liques sont de la forme (26), où la science joue le rôle des ancêtres :
(26) « p » est scien­ti­fique.

Le sym­bo­lisme en géné­ral
Herman 1974
anthropologie croyance dupeté empirisme épistémologie ethnologie exégèse inconscient interprétation lacan logique métaphore preuve raisonnement rapport aux sources rationalité savoir science scientificité symbolisme tabou véridicité vérité