Il n’y a pas donc pas de raison de mettre en doute l’efficacité de certaines pratiques magiques. Mais on voit, en même temps, que l’efficacité de la magie implique la croyance en la magie, et que celle-ci se présente sous trois aspects complémentaires : il y a, d’abord, la croyance du sorcier dans l’efficacité de ses techniques ; ensuite, celle du malade qu’il soigne, ou de la victime qu’il persécute, dans le pouvoir du sorcier même ; enfin, la confiance et les exigences de l’opinion collective, qui forment à chaque instant une sorte de champ de gravitation au sein duquel se définissent et se situent les relations entre le sorcier et ceux qu’il ensorcelle. Aucune des trois parties en cause n’est évidemment à même de former une représentation claire de l’activité du sympathique, et des troubles que Cannon a appelés homéostatiques. Quand le sorcier prétend extraire par succion, du corps de son malade, un objet pathologique dont la présence expliquerait l’état morbide, et produit un caillou qu’il avait dissimulé dans sa bouche, comment cette procédure se justifie-t-elle à ses yeux ? Comment un innocent accusé de sorcellerie parvient-il à se disculper si l’imputation est unanime, puisque la situation magique est un phénomène de consensus ? Enfin, quelle part de crédulité, et quelle part de critique, interviennent dans l’attitude du groupe vis-à-vis de ceux auxquels il accorde des privilèges correspondants, mais dont il exige aussi des satisfactions adéquates ? Commençons par examiner ce dernier point.
[Suit l’histoire d’un sorcier qui disparaît, qu’on retrouve et qui raconte qu’un orage l’a emporté puis ramené. Des doutes dans la communauté quant à la sincérité du sorcier (il aurait en réalité voulu prendre contact avec un autre groupe, constitué en partie d’anciens compagnons, et aurait inventé l’histoire de l’orage comme supercherie) circulent obliquement, sans jamais que la version de l’orage ne soit publiquement, frontalement remise en cause. L‑S écrit :]
On eût, pourtant, beaucoup étonné les sceptiques en invoquant une supercherie si vraisemblable, et dont ils analysaient eux-mêmes les mobiles avec beaucoup de finesse psychologique et de sens politique, pour mettre en cause la bonne foi et l’efficacité du sorcier. Sans doute, il n’avait pas volé sur les ailes du tonnerre jusqu’au rio Ananaz, et tout n’était que mise en scène. Mais ces choses auraient pu se produire, elles s’étaient effectivement produites dans d’autres circonstances, elles appartenaient au domaine de l’expérience. Qu’un sorcier entretienne des relations intimes avec les forces surnaturelles, c’est là une certitude ; que, dans tel cas particulier, il ait prétexté son pouvoir pour dissimuler une activité profane, c’est le domaine de la conjecture et l’occasion d’appliquer la critique historique. Le point important est que les deux éventualités ne sont pas mutuellement exclusives, pas plus que ne le sont, pour nous, l’interprétation de la guerre comme dernier sursaut de l’indépendance nationale, ou comme le résultat des machinations des marchands de canons. Les deux explications sont logiquement incompatibles, mais nous admettons que l’une ou l’autre puisse être vraie, selon les cas ; comme elles sont également plausibles, nous passons aisément de l’une à l’autre, selon l’occasion et le moment, et, pour beaucoup, elles peuvent obscurément coexister dans la conscience.
Ces interprétations divergentes, quelle que puisse être leur origine savante, ne sont pas évoquées par la conscience individuelle au terme d’une analyse objective, mais plutôt comme des données de complément, réclamées par des attitudes très floues et non élaborées qui, pour chacun de nous, ont un caractère d’expérience. Ces expériences restent, cependant, intellectuellement informes et affectivement intolérables, à moins de s’incorporer tel ou tel schème flottant dans la culture du groupe et dont l’assimilation permet seule d’objectiver des états subjectifs, de formuler des impressions informulables, et d’intégrer des expériences inarticulées en système.
[Suit une autre histoire exemplaire. Un jeune garçon est accusé d’avoir rendu une jeune fille malade après lui avoir touché les mains. Accusé d’être un sorcier, il s’en défend d’abord, puis avoue et est poussé dans cet aveu à une profusion de détails, de spécifications à la fois génétiques et pratiques. Il est libéré quand il a fait la preuve de sa sorcellerie, devenant à la fois coupable idéal et digne d’être absout. L‑S écrit :]
Grâce à lui [le garçon, ndr], la sorcellerie, les idées qui s’y rattachent, échappent à leur mode pénible d’existence dans la conscience, comme ensemble diffus de sentiments et de représentations mal formulés, pour s’incarner en être d’expérience. L’accusé, préservé comme témoin, apporte au groupe une satisfaction de vérité, infiniment plus dense et plus riche que la satisfaction de justice qu’eût procurée son exécution. Et finalement, par sa défense ingénieuse, rendant son auditoire progressivement conscient du caractère vital offert par la vérification de son système (puisqu’aussi bien, le choix n’est pas entre ce système et un autre, mais entre le système magique et pas de système du tout, c’est-à-dire le désarroi) l’adolescent est parvenu à se transformer, de menace pour la sécurité physique de son groupe, en garant de sa cohérence mentale.
Mais la défense n’est-elle vraiment qu’ingénieuse ? Tout porte à croire qu’après avoir tâtonné pour trouver une échappatoire, l’accusé participe avec sincérité et – le mot n’est pas trop fort – ferveur, au jeu dramatique qui s’organise entre ses juges et lui. On le proclame sorcier ; puisqu’il y en a, il pourrait l’être. Et comment connaîtrait-il d’avance les signes qui lui révéleraient sa vocation ? Peut-être sont-ils là, présents dans cette épreuve et dans les convulsions de la fillette transportée au tribunal. Pour lui aussi, la cohérence du système, et le rôle qui lui est assigné pour l’établir, n’ont pas une valeur moins essentielle que la sécurité personnelle qu’il risque dans l’aventure. On le voit donc construire progressivement le personnage qu’on lui impose, avec une mélange de roublardise et de bonne foi : puisant largement dans ses connaissances et dans ses souvenirs, improvisant aussi, mais surtout, vivant son rôle et cherchant, dans les manipulations qu’il ébauche et dans le rituel qu’il bâtit de pièces et de morceaux, l’expérience d’une mission dont l’éventualité, au moins, est offerte à tous. Au terme de l’aventure, que reste-t-il des ruses du début, jusqu’à quel point notre héros n’est-il pas devenu dupe de son personnage, mieux encore : dans quelle mesure n’est-il pas effectivement devenu un sorcier ? « Plus le garçon parlait », nous dit-on de sa confession finale « et plus profondément il s’absorbait dans son sujet. Par moments, son visage s’illuminait de la satisfaction résultant de l’emprise conquis sur son auditoire. » Que la fillette guérisse après l’administration du remède, et que les expériences vécues au cours d’une épreuve si exceptionnelle s’élaborent et s’organisent, il n’en faudrait sans doute pas davantage pour que les pouvoirs surnaturels, déjà reconnus par le groupe, soient confessés définitivement par leur innocent détenteur.
[Suit l’histoire de Quesalid, un non-dupe, un sceptique, qui entreprend de démasquer les supercheries de la science des sorciers, de l’efficacité des pratiques chamaniques. Un groupe de sorciers, y décelant une curiosité, l’invitent à suivre leur enseignement complet, de quatre années. Il accepte, apprenant des techniques de dissimulation, de renseignement (espions sous forme de « faux rêveurs », de prestidigitation etc., techniques qui le confirment dans ses soupçons. Mais un jour, invité à guérir quelqu’un qui l’avait reconnu en rêve comme son sauveur, il se prête au jeu, avec un succès de guérison éclatant. Il devient connu comme « grand chaman », mais conserve son esprit critique. Une technique de ce groupe de chamans est de dissimuler dans leur bouche un petit duvet qu’ils crachent ensuite, couvert d’un peu de sang de leur propre bouche ou gencive, en guise de « corps pathologique expulsé ». En visite chez une tribu voisin pour y observer les procédures chamaniques, il remarque que leur technique est différente : ils crachent un peu de salive, et prétendent que c’est là « la maladie ». À l’occasion d’une maladie dans cette communauté, et après l’échec de la procédure habituelle de la salive, sans duet ni sang, Quesalid demande à essayer la technique apprise dans sa communauté (duvet + sang) ; la malade se déclare guérie. L‑S écrit :]
Et voici, pour la première fois, notre héros vacillant. Si peu d’illusions qu’il ait entretenues jusqu’à présent sur sa technique, il en a trouvé une encore plus fausse, encore plus mystificatrice, encore plus malhonnête, que la sienne. Car lui, au moins, donne quelque chose à sa clientèle : il lui présente la maladie sous une forme visible et tangible, tandis que ses confrères étrangers ne montrent rien du tout, et prétendent seulement avoir capturé le mal. Et sa méthode obtient des résultats, tandis que l’autre est vaine. Ainsi, notre héros se trouve aux prises avec un problème qui n’est peut-être pas sans équivalent dans le développement de la science moderne : deux systèmes, dont on sait qu’ils sont également inadéquats, offrent cependant, l’un par rapport à l’autre, une valeur différentielle, et cela, à la fois au point de vue logique et au point de vue expérimental. Par rapport à quel système de références les jugera-t-on ? Celui des faits, où ils se confondent, ou le leur propre, où ils prennent des valeurs inégales, théoriquement et pratiquement ?
[Quesalid poursuit se succès et humilie d’autres chamans aux techniques différentes. Le spectacle du corps expulsé est dramatiquement plus efficace. Il fonctionne, et de nombreux chamans s’enfuient de leurs villages après avoir été discrédités par Quesalid.]
Et Quesalid poursuit sa carrière, riche de secrets, démasquant les imposteurs et plein de mépris pour la profession : « Une fois seulement ai-je vu un chaman qui traitait les malades par succion ; et je n’ai jamais pu découvrir s’il était un vrai chaman, ou un simulateur. Pour cette raison seulement, je crois qu’il était chaman : il ne permettait pas à ceux qu’il avait guéris de le payer. En vérité, je ne l’ai jamais vu rire une seule fois. » L’attitude du début s’est donc sensiblement modifiée : le négativisme radical du libre-penseur a fait place à des sentiments plus nuancés. Il y a de vrais chamans. Et lui-même ? Au terme du récit, on ne sait pas ; mais il est clair qu’il exerce son métier avec conscience, qu’il est fier de ses succès et qu’il défend chaleureusement, contre toutes les écoles rivales, la technique du duvet ensanglanté dont il semble avoir complètement perdu de vue la nature fallacieuse, et dont il s’était tant gaussé au début.
[…]Cette affabulation d’une réalité elle-même inconnue, faite de procédures et de représentations, est gagée sur une triple expérience : celle du chaman lui-même qui, si sa vocation est réelle (et même si elle ne l’est pas, du seul fait de l’exercice) éprouve des états spécifiques, de nature psychosomatique ; celle du malade, qui ressent ou non une amélioration ; enfin, celle du public qui participe lui aussi à la cure, et dont l’entraînement qu’il subit, et la satisfaction intellectuelle et affective qu’il retire, déterminent une adhésion collective qui inaugure elle-même un nouveau cycle.
Ces trois éléments de ce qu’on pourrait appeler le complexe chamanistique sont indissociables. Mais on voit qu’ils s’organisent autour de deux pôles, formés, l’un par l’expérience intime du chaman, l’autre par le consensus collectif. Il n’y a pas de raison de douter, en effet, que les sorciers, ou au moins les plus sincères d’entre eux, ne croient en leur mission, et que cette croyance ne soit fondée sur l’expérience d’états spécifiques.
Mais il y a aussi des arguments linguistiques, plus convaincants parce qu’indirects : dans le dialecte wintu de la Californie, il existe cinq modes verbaux qui correspondent à une connaissance acquise par la vue, par impression corporelle, par inférence, par raisonnement et par ouï-dire. Tous les cinq constituent la catégorie de la connaissance, par opposition à la conjecture qui s’exprime différemment. Très curieusement, les relations avec le monde surnaturel s’expriment par le moyen des modes de la connaissance, et parmi eux, ceux de l’impression corporelle (c’est-à-dire de l’expérience la plus intuitive), de l’inférence et du raisonnement. Ainsi, l’indigène qui devient chaman à la suite d’une crise spirituelle conçoit grammaticalement son état comme une conséquence qu’il doit inférer du fait, formulé comme une expérience immédiate, qu’il a obtenu le commandement d’un esprit, lequel entraîne la conclusion déductive qu’il a dû accomplir un voyage dans l’au-delà, à la fin duquel – expérience immédiate – il s’est retrouvé parmi les siens.
[Suivent les expériences du malade, qui « représentent l’aspect le moins important du système ». « Quesalid n’est pas devenu un grand sorcier parce qu’il guérissait ses malades, il guérissait ses malades parce qu’il était devenu un grand sorcier. »]
C’est en effet dans l’attitude du groupe, bien plutôt que dans le rythme des échecs et des succès, qu’il faut chercher la raison véritable de l’effondrement des rivaux de Quesalid. Eux-mêmes le soulignent, quand ils se plaignent d’être devenus la risée de tous, quand ils mettent en avant leur honte, sentiment social par excellence. L’échec est secondaire, et on perçoit, dans tous leurs propos, qu’ils le conçoivent comme une fonction d’un autre phénomène : l’évanouissement du consensus social, reconstitué à leurs dépens autour d’un autre praticien et d’un autre système. Le problème fondamental est donc celui du rapport entre un individu et le groupe, ou, plus exactement, entre un certain type d’individus et certaines exigences du groupe.
En soignant son malade, le chaman offre à son auditoire un spectacle. Quel spectacle ? Au risque de généraliser imprudemment certaines observations, nous dirons que ce spectacle est toujours celui d’une répétition, par le chaman, de « l’appel » c’est-à-dire la crise initiale qui lui a apporté la révélation de son état. Mais le mot de spectacle ne doit pas tromper : le chaman ne se contente pas de reproduire ou de mimer certains événements ; il les revit effectivement dans toute leur vivacité, leur originalité, leur violence. Et puisque, au terme de la séance, il revient à l’état normal, nous pouvons dire, empruntant à la psychanalyse un terme essentiel, qu’il abréagit. On sait que la psychanalyse appelle abréaction ce moment décisif de la cure où le malade revit intensément la situation initiale qui est à l’origine de son trouble, avant de le surmonter définitivement. En ce sens, le chaman est un abréacteur professionnel.
Nous avons recherché ailleurs les hypothèses théoriques qu’il serait nécessaire de formuler, pour admettre que le mode d’abréaction particulier à chaque chaman, ou tout au moins chaque école, puisse induire symboliquement, chez le malade, une abréaction de son trouble propre. Si, toutefois, la relation essentielle est celle entre le chaman et le groupe, il faut aussi poser la question à un autre point de vue, qui est celui du rapport entre pensées normale et pathologique. Or, dans toute perspective non scientifique (et aucune société ne peut se targuer de n’y point participer), pensée pathologique et pensée normale ne s’opposent pas, elles se complètent. En présence d’un univers qu’elle est avide de comprendre, mais dont elle ne parvient pas à dominer les mécanismes, la pensée normale demande toujours leur sens aux choses, qui le refusent ; au contraire, la pensée dite pathologique déborde d’interprétations et de résonances affectives, dont elle est toujours prête à surcharger une réalité autrement déficitaire. Pour l’une, il y a du non vérifiable expérimentalement, c’est-à-dire de l’exigible ; pour l’autre, des expériences sans objet, soit du disponible. Empruntant le langage des linguistes, nous dirons que la pensée normale souffre toujours d’un déficit de signifié, tandis que la pensée dite pathologique (au moins dans certaines de ses manifestations) dispose d’une pléthore de signifiant. Par la collaboration collective à la cure chamanistique, un arbitrage s’établit entre ces deux situations complémentaires. Dans le problème de la maladie, que la pensée normale ne comprend pas, le psychopathe est invité par le groupe à investir une richesse affective, privée par elle-même de point d’application. Un équilibre apparaît entre ce qui est vraiment, sur le plan psychique, une offre et une demande ; mais à deux conditions : il faut que, comme le malade, et le sorcier, le public participe, au moins dans une certaine mesure, à l’abréaction, cette expérience vécue d’un univers d’effusions symboliques dont le malade, parce que malade, et le sorcier, parce que psychopathe – c’est-à-dire disposant l’un et l’autre d’expériences non intégrables autrement – peuvent lui laisser, de loin, entrevoir « les illuminations ». En l’absence de tout contrôle expérimental, qui n’est pas nécessaire et n’est même pas demandé, c’est cette expérience seule, et sa richesse relative dans chaque cas, qui peut permettre le choix entre plusieurs systèmes possibles, et entraîner l’adhésion à telle école ou à tel praticien.
À la différence de l’explication scientifique, il ne s’agit donc pas de rattacher des états confus et inorganisés, émotions ou représentations, à une cause objective, mais de les articuler sous forme de totalité ou de système, le système valant précisément dans la mesure où il permet la précipitations, ou la coalescence, de ces états diffus (pénibles aussi, en raison de leur discontinuité) ; et ce dernier phénomène est attesté à la conscience par une expérience originale, qui ne peut être saisie du dehors.
Il est vrai qu’en cure chamanique, le sorcier parle, et fait abréaction pour le malade qui se tait, tandis qu’en psychanalyse, c’est le malade qui parle, et fait abréaction contre le médecin qui l’écoute.