30 11 16

…la voix, qui est la dia­thèse fon­da­men­tale du sujet dans le verbe ; elle dénote une cer­taine atti­tude du sujet rela­ti­ve­ment au pro­cès, par où ce pro­cès se trouve déter­mi­né dans son prin­cipe.
Sur le sens géné­ral du moyen, tous les lin­guistes s’accordent à peu près. Rejetant la défi­ni­tion des gram­mai­riens grecs, on se fonde aujourd’hui sur la dis­tinc­tion que Panini, avec un dis­cer­ne­ment admi­rable pour son temps, éta­blit entre le para­smai­pa­da, “mot pour un autre” (= actif), et l’atma­ne­pa­da, “mot pour soi” (= moyen). À la prendre lit­té­ra­le­ment, elle res­sort en effet d’oppositions comme celle dont le gram­mai­rien hin­dou fait état : skr. yaja­ti, “il sacri­fie” (pour un autre, en tant que prêtre), et yajate, “il sacri­fie” (pour soi, en tant qu’offrant). On ne sau­rait dou­ter que cette défi­ni­tion réponde en gros à la réa­li­té. Mais il s’en faut qu’elle s’applique telle quelle à tous les faits, même en sans­krit, et qu’elle rende compte des accep­tions assez diverses du moyen. Si on embrasse l’ensemble des langues indo-euro­péennes, les faits appa­raissent sou­vent si fuyants que, pour les cou­vrir tous, on doit se conten­ter d’une for­mule assez vague, qu’on retrouve à peu près iden­tique chez tous les com­pa­ra­tistes : le moyen indi­que­rait seule­ment une cer­taine rela­tion de l’action avec le sujet, ou un “inté­rêt” du sujet dans l’action. Il semble qu’on ne puisse pré­ci­ser davan­tage, sinon en pro­dui­sant des emplois spé­cia­li­sés où le moyen favo­rise une accep­tion res­treinte, qui est ou pos­ses­sive, ou réflexive, ou réci­proque, etc. On est donc ren­voyé d’une défi­ni­tion très géné­rale à des exemples très par­ti­cu­liers, mor­ce­lés en petits groupes et déjà diver­si­fiés. Ils ont certes un point com­mun, cette réfé­rence à l’atman, au “pour soi” de Panini, mais la nature lin­guis­tique de cette réfé­rence échappe encore, à défaut de laquelle le sens de la dia­thèse risque de n’être plus qu’un fan­tôme.
[…]

  1. Sont seule­ment actifs : être (skr. “”, grec “”) ; aller ; vivre ; cou­ler ; ram­per ; plier ; souf­fler ; man­ger ; boire ; don­ner.
  2. Sont seule­ment moyens : naître ; mou­rir ; suivre ; épou­ser un mou­ve­ment ; être maître ; être cou­ché ; être assis ; reve­nir à un état fami­lier ; jouir ; avoir pro­fit ; éprou­ver une agi­ta­tion men­tale ; prendre des mesures ; par­ler, etc.
[…] De cette confron­ta­tion se dégage assez clai­re­ment le prin­cipe d’une dis­tinc­tion pro­pre­ment lin­guis­tique, por­tant sur la rela­tion entre le sujet et le pro­cès. Dans l’actif, les verbes dénotent un pro­cès qui s’accomplit à par­tir du sujet et hors de lui. Dans le moyen, qui est la dia­thèse à défi­nir par oppo­si­tion, le verbe indique un pro­cès dont le sujet est le siège ; le sujet est inté­rieur au pro­cès.
Cette défi­ni­tion vaut sans égard à la nature séman­tique des verbes consi­dé­rés ; verbes d’état et verbes d’action sont éga­le­ment repré­sen­tés dans les deux classes. Il ne s’agit donc nul­le­ment de faire coïn­ci­der la dif­fé­rence de l’actif au moyen avec celle des verbes d’action et des verbes d’état. Une autre confu­sion à évi­ter est celle qui pour­rait naître de la repré­sen­ta­tion “ins­tinc­tive” que nous nous for­mons de cer­taines notions. Il peut nous paraître sur­pre­nant par exemple que “être” appar­tienne aux acti­va tan­tum, au même titre que “man­ger”. Mais c’est là un fait et il faut y confor­mer notre inter­pré­ta­tion : “être” est en indo-euro­péen, comme “aller” ou “cou­ler”, un pro­cès où la par­ti­ci­pa­tion du sujet n’est pas requise. En face de cette défi­ni­tion qui ne peut être exacte qu’autant qu’elle est néga­tive, celle du moyen porte des traits posi­tifs. Ici le sujet est le lieu du pro­cès, même si ce pro­cès, comme c’est le cas pour le latin fruor ou sans­krit manyate, demande un objet ; il accom­plit quelque chose qui s’accomplit en lui, naître, dor­mir, gésir, ima­gi­ner, croître, etc. Il est bien inté­rieur au pro­cès dont il est l’agent.
Dès lors sup­po­sons qu’un verbe typi­que­ment moyen tel que gr. xxxxxx, “il dort”, soit doté secon­dai­re­ment d’une forme active. Il en résul­te­ra, dans la rela­tion du sujet au pro­cès, un chan­ge­ment tel que le sujet, deve­nant exté­rieur au pro­cès, en sera l’agent, et que le pro­cès, n’ayant plus le sujet pour lieu, sera trans­fé­ré sur un autre terme qui en devien­dra objet. Le moyen se conver­ti­ra en tran­si­tif. C’est ce qui se pro­duit quand xxx, “il dort”, four­nit xxx, “il endort (quelqu’un)” ; ou que skr. vard­hate, “il croît”, passe à vard­ha­ti, “il accroît (quelque chose)”. La tran­si­ti­vi­té est le pro­duit néces­saire de cette conver­sion du moyen à l’actif. Ainsi se consti­tuent à par­tir du moyen des actifs qu’on dénomme tran­si­tifs ou cau­sa­tifs ou fac­ti­tifs et qui se carac­té­risent tou­jours par ceci que le sujet, posé hors du pro­cès, le com­mande désor­mais comme acteur, et que le pro­cès, au lieu d’avoir le sujet pour siège, doit prendre un objet pour fin : xxx, “j’espère” > xxx, “je pro­duis un espoir (chez un autre)” ; xxx, “je danse” > xxx, “je fais dan­ser (un autre)”.
Si main­te­nant nous reve­nons aux verbes à double dia­thèse, qui sont de beau­coup les plus nom­breux, nous consta­te­rons que la défi­ni­tion rend compte ici aus­si de l’opposition actif : moyen. Mais, cette fois, c’est par les formes du même verbe et dans la même expres­sion séman­tique que le contraste s’établit. L’actif alor n’est plus seule­ment l’absence du moyen, c’est bien un actif, une pro­duc­tion d’acte, révé­lant plus clai­re­ment encore la posi­tion exté­rieure du sujet rela­ti­ve­ment au pro­cès ; et le moyen ser­vi­ra à défi­nir le sujet comme inté­rieur au pro­cès : xx xxx, “il porte des dons” : xx, xxx, “il portent des dons qui l’impliquent lui-même” (= il emporte des dons qu’il a reçus); – xx xxx xxx, “poser des lois” : xxx xxx, “poser des lois en s’y incluant” (= se don­ner des lois) ; – xxx xx xxx “il détache le che­val”; xx xx xx, ”il détache le che­val en s’affectant par là-même” (d’où il res­sort que ce che­val est le sien); – xxx xx, “il pro­duit la guerre” (= il en donne l’occasion ou le signal) : xxx xxx, “il fait la guerre où il prend part”), etc. On peut diver­si­fier le jeu de ces oppo­si­tions autant qu’on le vou­dra, et le grec en a usé avec une extra­or­di­naire sou­plesse ; elles reviennent tou­jours en défi­ni­tive à situer des posi­tions du sujet vis-à-vis du pro­cès, selon qu’il y est exté­rieur ou inté­rieur, à le qua­li­fier en tant qu’agent, selon qu’il effec­tue, dans l’actif, où qu’il effec­tue en s’affectant, dans le moyen. Il semble que cette for­mu­la­tion réponde à la fois à la signi­fi­ca­tion des formes et aux exi­gences d’une défi­ni­tion, en même temps qu’elle nous dis­pense de recou­rir à la notion, fuyante et d’ailleurs extra-lin­guis­tique, d’”intérêt” du sujet dans le pro­cès.
Cette réduc­tion à un cri­tère pure­ment lin­guis­tique du conte­nu de l’opposition entraîne plu­sieurs consé­quences.
[…] Même le lin­guiste peut avoir l’impression qu’une pareille dis­tinc­tion (actif : moyen, ndr) reste incom­plète, boi­teuse, un peu bizarre, gra­tuite en tout cas, en regard de la symé­trie répu­tée intel­li­gible et satis­fai­sante entre l’”actif” et le “pas­sif”. Mais, si l’on convient de sub­sti­tuer aux termes “actif” et “moyen” les notions de “dia­thèse externe” et de “dia­thèse interne”, cette caté­go­rie retrouve plus faci­le­ment sa néces­si­té dans le groupe de celles que porte la forme ver­bale.
[…] Ainsi s’organise “en langue” et “en parole” une caté­go­rie ver­bale dont on a ten­té d’esquisser, à l’aide de cri­tères lin­guis­tiques, la struc­ture et la fonc­tion séman­tiques, en par­tant des oppo­si­tions qui les mani­festent. Il est dans la nature des faits lin­guis­tiques, puisqu’ils sont des signes, de se réa­li­ser en oppo­si­tions et de ne signi­fier que par là.
Problèmes de lin­guis­tique géné­rale [Journal de psy­cho­lo­gie, jan-fév. 1950, P.U.F.]
t. 1
chap. 14 : Actif et moyen dans le verbe
Gallimard 1966
p. 169–175
actif/passif benveniste diathèse efficacité interne/externe sacrifice sujet/objet voie moyenne