09 03 14

Mentisme

Il y a dans un musée de Londres « la valeur d’un homme » : une longue boîte-cercueil, avec de nombreux casiers, où sont de l’amidon – du phosphore – de la farine – des bouteilles d’eau, d’alcool – et de grands morceaux de gélatine fabriquée. Je suis un homme semblable.1

En 1856, Dumont de Monteux décrit une affliction mentale dont il se croit atteint, dans son autopathographie Testament médical, philosophique et littéraire, destiné non seulement aux médecins et aux hommes de lettres, mais aussi à toutes les personnes éclairées qui souffrent d’une manière occulte, ce qui fait beaucoup de monde, surtout quand on pense aux personnes éclairées qui souffrent d’une manière occulte – proposition qui condense joliment le paradoxe de l’illumination, et peut-être aussi douloureusement le drame à l’œuvre dans ce qu’il reste de l’honnête homme au milieu du 19e siècle (la conscience menaçante que se faire auteur de ses pensées, maître de sa raison, est une œuvre de refoulement qui ne laisse intacts ni son sujet ni sa personne).

Dumont de Monteux appelle « mentisme » le mal dont il croit pâtir, et ne peut en décrire à proprement parler ni les causes ni les conditions d’apparition ni les effets ni même à proprement parler les symptômes, mais seulement les opérations, pour ainsi dire, décrites en termes allégoriques :

  • une braise allumée qui tournoie dans la tête,
  • un strabisme dans les hémisphères cérébraux,
  • le cheval de pensée devenu frénétique,
  • les oiseaux de la volière mentale, aux trajectoires ordinairement si nettes, qui soudain s’effarouchent,
  • une crampe au mollet mais dans le cerveau,
  • des idées qui s’invitent, discutent entre elles dans la tête, sans égards pour le « maître du logis ».

Soit une série d’opérations mentiques (tournoyer, biaiser, squatter, déranger, importuner, engourdir, enfiévrer) qu’on peut probablement réduire et simplifier à quelques traits :

  • emporter (cheval)
  • disperser (oiseaux)
  • occuper (squatteurs)
  • fausser (strabisme)
  • retenir-empêcher (crampe).

Et c’est comme s’il y avait une fuite dans l’honnête homme, comme si l’auteur de ses pensée, le maître de ses idées, perdait de son caractère la fermeté, de ses inclinations la régularité, de ses traits la détermination. L’homme est là, hagard dans son salon comme dans le couloir d’un EHPAD, il balaye du regard et constate, une fois la pièce examinée des plinthes aux moulures, la disparition de son « gardien privé, préfet personnel, garde du corps familier, curateur particulier, garant intime, observateur infatigable, juge inséparable, témoin inévitable », comme dit Apulée, à propos du démon de Socrate.

Et alors que le démon socratique, préfigure de la « conscience » des modernes, était un régiment au garde-à-vous, loyal et réactif, la « tête », le « cerveau », la « pensée », le « mental » tourmentés par le « mentisme » sont le siège d’un tas d’opérations connaissables seulement par leurs effets – un nom pour chaque opération : cheval quand emporte, crampe quand retient, etc. Or connaître les choses par leurs effets, pour la tête d’un homme du 19e siècle, c’est être salement pris de vitesse. Voilà, l’honnête homme est pris de vitesse ou de biais ou d’assaut par ce qui était son démon et devient ses démons, comme un shrapnel qui disperse ses billes.

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Le mentisme est introduit dans le chapitre 5. Dumont le décrit comme un mal romantique (« la maladie de René »).

Le mentisme est un cas de discours scientifique horizontal sur la perte de contrôle, l’éparpillement, l’incapacité à se scénariser ; à ce titre, les images de Dumont brillent peut-être déjà d’un « éclat poétique » trop évident par rapport aux symptomatologies de Chaslin en 1912 et de Mounier en 1946, par exemple dévidement rapide et incontrôlable d’idées et de pensées stériles, proche de la rêverie diurne, perçu comme anormal, parfois pénible et angoissant… ou torrent de rumination mentale, pauvres thèmes sans dynamique créatrice, mais vifs et lancinants, qui s’imposent de manière quasi automatique, tourbillonnent, ressassent, sur un fond d’inquiétude et de doute angoissant : barrages,‭ ‬coq-à‑l’âne,‭ ‬réponses à côté,‭ ‬ellipses,‭ ‬jeux syllabiques,‭ ‬phénomènes psittaciques,‭ ‬scies verbales,‭ ‬mots jaculatoires fortuits,‭ ‬énonciation des gestes,‭ ‬énonciation des intentions et des commentaires sur les actes,‭ ‬émancipation des abstraits,‭ ‬ombres anticipées d’une pensée indiscernable.

Sous sa forme dégénérique, « un mentisme » n’est plus ce mal fatrasique, granulat de thèmes abouliques, scénaristiquement indigestes, menaçant une singularité comme une fantaisie menace l’épopée, mais une sorte de mème langagier obsédant, un fétiche de langue qui des fois s’effarouche, se crampe, s’exorcise dans la répétition. Ces fétiches sont parfois agités d’une prononciation particulière, accompagnent parfois un acte particulier, s’invitent à la faveur d’états particuliers. En ce sens, ils sont comme des pedobears bien cachés qui, une fois perçus, isolés, objectivés, lèvent un gestus mental qui a la clarté formelle du symptôme (clarté appelant attention) et l’obscurité symptomale de ses rapports, titres, places, rôles, au sein de l’épopée de la pensée conquérante (obscurité appelant élucidation).

« On dirait qu’il y a dans la tête une braise allumée qui tournoie sans cesse et ne laisse point de repos. Dans la fièvre vous êtes en proie à une foule d’erreurs touchant les personnes et les choses ; vous n’avez plus conscience du temps ; vous exagérez les distances ; vous subissez, automatiquement, le spectacle d’une fantasmagorie interne qui, d’une manière vague, vous fatigue, vous obsède ou vous récrée ; en un mot c’est le délire. Dans le mentisme, il n’y a pour le moi, ni aberration, ni désordre ; seulement, nous voyons, avec un sentiment très net, des pensées qui nous sont étrangères, que nous ne connaissons pas comme nôtres, et qui, s’étant comme introduites du dehors, pullulent, se meuvent avec la plus grande rapidité… Je hasarderai cette figure en disant qu’elles sont une seconde vue en état de strabisme. »

« Lorsque ces pensées intruses sont en exaltation, c’est alors qu’on sent la braise allumée ; mais lorsqu’elles sont calmes, elles se réduisent dans leur multiplicité, de telle sorte qu’il n’en est plus que quelques-unes qui discutent, prédisent, projettent sans tenir compte du maître du logis. Se remuent-elles ? alors elles traversent la tête en décrivant des lignes brisées comme le font des oiseaux tranquillement enfermés dans une cage. Cette comparaison donnée, j’ajoute : – Effarouchez les oiseaux et vous aurez l’approximation du mentisme élevé à sa plus haute portée. »

« Encore une fois, ces étrangetés vous arrivent, et vous les subissez en sachant bien que vous n’avez pas la fièvre, que vous n’avez pris aucune liqueur capable de les engendrer ; ce qui fait qu’elles ont un caractère tout particulier pour le consensus ; et au lieu de pouvoir jamais vous charmer, elles ne cessent de vous importuner d’une douleur profonde. »

« Dans la condition que je décris l’âme, est engoissée proportionnellement au degré de passivité qu’elle endure, parce que les phénomènes qui se produisent dans son habitacle y sont engendrés sans sa coopération, au mépris de sa volonté, de sa puissance, et qu’elle les considère comme une invasion de la folie… Ce n’est pas cela, cependant, car elle n’est point l’agent scénique, elle n’en est que la spectatrice forcée. »

« J’insiste sur la distinction qu’il convient de faire entre l’intégrité d’une part et l’aberration de l’autre. Celle-ci existe dans le cerveau, sans contredit, mais ne doit-on pas la considérer comme un simple produit de surexcitation de la pulpe corticale ? surexcitation qui, dans le trajet des prolongements de cette substance, sur un point éloigné du foyer spirituel, produirait un fourmillement dans la jambe comme elle produit l’anxiété précordiale, ou tout autre malaise purement organique. Dans ces exemples, on me l’accordera d’emblée, le symptôme n’a aucune prise sur le sentiment intime de notre raison ; car, déplacez l’irritation qui engendre le mentisme, et vous aurez une crampe dans le mollet… votre moi intellectuel n’en sera ni plus ni moins bien assis. »

« Il faut avoir subi la conflagration dont je parle pour être pénétré de l’insuffisance de la réaction. J’affirme que, quelque effort que je fisse, ma volonté ne pouvait maîtriser mes pensées, car celles-ci ricochant de sujets en sujets, il m’était impossible de les tenir en bride. Donc, il y a entre nos facultés et nous-même toute la différence qu’il y a entre un cavalier et son cheval devenu frénétique. »

« On ne peut réfléchir ou il y est forcé, forcé de réfléchir à ce qui se passe dans sa tête, sous une forme analogue à la folie de doute. Parfois, quelques-unes s’arrêtent et forment une ébauche d’obsession (voyez plus loin), ou le courant tend à former une sorte de tourbillon (voyez plus loin), c’est dire que ces états se rapprochent insensiblement de l’obsession et du doute, dont ils seraient des variantes, étendues pour ainsi dire à un grand nombre d’idées successives défilant sans arrêt. »

« C’est comme un diminutif de l’excitation maniaque, mais reconnu pathologique par le malade lui-même et soustrait à l’influence déviatrice de l’attention externe. Cela ne se rencontre que dans la neurasthénie psychique. Dans quelques cas rares il y a excitation psychomotrice, comme dans la manie, mais reconnue aussi par le malade lui-même. Parfois, tout se borne à ce bavardage mental, semé de temps en temps de mots chuchotés ou encore prononcés à mi-voix. »

  1. Stéphane Mallarmé, lettre à Eugène Lefébure, lundi 27 mai 1867