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Une autre tâche appa­raît qui n’est pas moins inté­res­sante : expli­ci­ter les contours impré­vi­sibles de ce poly­gone, qui n’a plus les formes conve­nues, l’ample dra­pé, qui font de l’his­toire une noble tra­gé­die. Rendre aux évé­ne­ments leur sil­houette ori­gi­nale qui se dis­si­mule sous des vête­ments d’emprunts. Car les vraies formes, si bis­cor­nues, on ne les voit lit­té­ra­le­ment pas : les pré­sup­po­sés « vont de soi », passent inaper­çus, et, à leur place, on voit des géné­ra­li­tés conven­tion­nelles. On n’a­per­çoit pas l’en­quête ni la contro­verse : on voit la connais­sance his­to­rique à tra­vers les siècles et ses pro­grès ; la cri­tique grecque du mythe devient un épi­sode du pro­grès de la Raison et la démo­cra­tie grecque serait la Démocratie éter­nelle, n’é­tait la tare de l’es­cla­va­gisme.
Si donc l’his­toire se pro­pose d’ar­ra­cher ces dra­pés et d’ex­pli­ci­ter ce qui va de soi, elle cesse d’être expli­ca­tive ; elle devient une her­mé­neu­tique. [une vraie expla­na­tion, au niveau de la com­po­si­tion, est une her­mé­neu­tique, cf Stein] […] S’il faut tout dire, nous nous rési­gne­rons d’au­tant plus aisé­ment à ne pas expli­quer que nous sommes por­té à pen­ser que l’im­pré­vi­si­bi­li­té de l’his­toire tient moins à sa contin­gence (qui n’empêcherait pas l’ex­pli­ca­tion post even­tum) qu’à sa capa­ci­té d’in­ven­tion. L’idée fera sou­rire, car cha­cun sait qu’il est mys­tique et anti­scien­ti­fique de croire à des com­men­ce­ments abso­lus. Il est alors fâcheux de consta­ter que la pen­sée scien­ti­fique et expli­ca­tive repose, à son insu, sur des pré­sup­po­sés non moins arbi­traires. Disons-en quelques mots. […] Rien de plus empi­rique et de plus simple, en appa­rence, que la cau­sa­li­té ; le feu fait bouillir l’eau, la mon­tée d’une classe nou­velle amène une nou­velle idéo­lo­gie. Cette appa­rente sim­pli­ci­té camoufle une com­plexi­té qui s’i­gnore : une pola­ri­té entre l’ac­tion et la pas­si­vi­té ; le feu est un agent qui fait obéir, l’eau est pas­sive et elle fait ce que le feu lui fait faire. Pour savoir ce qui se pas­se­ra, il suf­fit donc de voir quelle direc­tion la cause fait prendre à l’ef­fet, qui ne peut pas plus inno­ver qu’une boule de billard pous­sée par une autre dans une direc­tion déter­mi­née. Même cause, même effet : cau­sa­li­té signi­fie­ra suc­ces­sion régu­lière. L’interprétation empi­riste de la cau­sa­li­té n’est pas dif­fé­rente ; elle renonce à l’an­thro­po­mor­phisme d’un effet esclave qui obéi­rait régu­liè­re­ment à l’ordre de sa cause, mais elle en conserve l’es­sen­tiel : l’i­dée de régu­la­ri­té ; la fausse sobrié­té de l’empirisme dis­si­mule une méta­phore.
Or, une méta­phore en valant une autre, on pour­rait tout aus­si bien par­ler du feu et de l’é­bul­li­tion ou d’une classe mon­tant et de sa révo­lu­tion en des termes dif­fé­rents, où il n’y aurait plus que des sujets actifs : on dirait alors que, lorsque est réuni un dis­po­si­tif com­pre­nant du feu, une cas­se­role, de l’eau et une infi­ni­té d’autres détails, l’eau « invente » de bouillir ; et qu’elle le réin­ven­te­ra, chaque fois qu’on la met­tra sur le feu : comme un acteur, elle répond à une situa­tion, elle actua­lise un poly­gone de pos­si­bi­li­tés, elle déploie une acti­vi­té que cana­lise un poly­gone de petites causes ; celles-ci sont plus des obs­tacles qui limitent cette éner­gie que des moteurs. La méta­phore n’est plus celle d’une boule lan­cée dans une direc­tion déter­mi­née, mais d’un gaz élas­tique qui occupe l’es­pace qui lui est lais­sé. Ce n’est plus en consi­dé­rant « la » cause que l’on sau­ra ce que ce gaz va faire ou plu­tôt il n’y a plus de cause : le poly­gone per­met moins de pré­voir la future confi­gu­ra­tion de cette éner­gie en expan­sion qu’il n’est révé­lé par l’ex­pan­sion elle-même. Cette élas­ti­ci­té natu­relle est appe­lée aus­si volon­té de puis­sance.
[…] Notre éner­gé­tisme est un monisme de hasards, c’est-à-dire un plu­ra­lisme : nous n’op­po­sons pas, de façon mani­chéenne, l’i­ner­tie à l’in­no­va­tion, la matière à l’Élan vital et autres ava­tars du Mal et du Bien. Le bras­sage au hasard d’ac­teurs inégaux rend compte aus­si bien de la néces­si­té phy­sique que de l’in­no­va­tion radi­cale ; tout est inven­tion ou réin­ven­tion, coup par coup.

Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?
Seuil 1983
actif/passif agency causalité empirisme explication Grèce Antique herméneutique science historique va-de-soi Veyne