Le monde entier pourrait être entièrement remodelé si les puissances d’en haut le trouvaient opportun, et retourné sur l’envers comme meules de foin pendant la moisson, de haut en bas ou de bas en haut : comme nous retournons les pommes sur elles-mêmes devant le feu, ainsi le monde tourne sur son axe ; ce qui est actuellement sous le Pôle se retrouverait sous la ligne de l’équinoxe, et ce qui est en zone torride basculerait dans le cercle arctique ou antarctique, pour être à tour de rôle réchauffé par le Soleil ; ou s’il y a une infinité de mondes, et que chaque étoile fixe soit un soleil entouré de ses planètes (comme Bruno et Campanella en concluent), trois ou quatre mondes se télescoperaient en un seul, ou alors un monde éclaterait en quatre nouveaux, comme il plairait à ces puissances.
Lu
La solitude volontaire est souvent compagne de Mélancolie : telle une sirène, un aiguillon ou un sphinx, elle vous entraîne doucement vers ce gouffre sans retour. Le Pois la désigne comme une cause première. Au commencement, il est fort agréable aux tempéraments mélancoliques de rester au lit des jours entiers et de garder la chambre, de se promener solitaires dans un bosquet désert entre un bois et une pièce d’eau ou au bord d’un ruisseau, ou encore de méditer sur le sujet charmant et plaisant qui saura le mieux les toucher ; amabilis insania –[aimable folie et mentis gratissimus error –[erreur des plus délectables dit Horace : quel délice incomparable que de mélancoliser, de construire des châteaux en Espagne, de se sourire à soi-même en jouant une infinité de rôles que l’on croit fermement incarner ou que l’on voit jouer et interpréter !
Si un homme s’offense, qu’il jette le gant, je n’en ai cure. Je ne te dois rien (lecteur), je n’attends de toi aucune faveur, je suis indépendant, je n’ai pas peur.
Non, je me rétracte, ce n’est pas vrai, cela me touche, j’ai peur, je confesse ma faute, je reconnais ma très grave offense :
Motos praestat –[Apaisons d’abord la mer agitée, je suis allé trop loin, j’ai parlé sottement et trop vite, de manière malavisée, absurde, j’ai fait l’anatomie de ma propre folie. Et voilà que, soudainement, j’ai l’impression de m’éveiller comme après un rêve ; j’ai eu une crise de délire, de fantasmes, je battais la campagne, j’ai insulté la plupart des hommes, j’en ai maltraité certains, offensé d’autres, je me suis fait du tort à moi-même ; et maintenant que j’ai recouvré la raison et que j’entrevois mon erreur, je m’écrie avec Orlando, Solvite me –[Pardonnez-moi, pardonnez, o boni –[ô mes bons amis, le passé, et je ferai amende honorable dans le futur ; je vous promets un discours plus sobre dans le traité qui suit.
Si par faiblesse, folie, passion, mécontentement, ignorance, j’ai parlé de travers, que cela soit oublié et pardonné. Je reconnais que Tacite dit vrai, Asperae facetiae –[une plaisanterie amère laisse derrière elle un arrière-goût. Et comme le faisait remarquer l’honorable Francis Bacon : si les hommes craignent l’esprit du satiriste, lui craint leur mémoire. Je peux à juste titre craindre le pire et, bien que j’espère n’avoir offensé personne, j’implorerai néanmoins votre pardon en empruntant les mots de Médée :
Illud jam voce –
Dans mes dernières paroles, voici ce que je désire : Que ce que j’ai dit sous le coup de la passion ou de mon ire
Puisse être oublié, et que l’on garde de nous,
À l’avenir, un souvenir plus doux.
Je demande instamment à chaque homme en particulier, comme Scaliger le fit avec Cardan, de ne pas s’offenser. Je conclurai en le citant : Si me cognitum haberes –[si tu connaissais ma modestie et ma naïveté, tu me pardonnerais aisément ce qui est ici malvenu de ma part ou mal reçu de la tienne. Si, en disséquant cette sombre humeur, ma main a dérapé, si, comme un apprenti peu habile, j’incise trop profond, je coupe à travers la peau et, sans m’en rendre compte, la fais saigner, ou si je fais une entaille à côté, pardonne une main peu agile, un scalpel peu précis : il est très difficile de garder un ton uniforme, une méthode constante, sans faire parfois un écart. Difficile est –[il est ardu de ne pas écrire une satire car il y a tant de diversions, tant de perturbations internes qui nous dérangent, et parfois les meilleurs peuvent se tromper ; aliquando bonus –[parfois l’excellent Homere fait une sieste, il est impossible de ne pas aller trop loin lorsqu’il y a tant de choses à dire ; opere in longo –[durant un si long travail, un court repos est permis. Mais qu’ai-je besoin de dire tout cela ? J’espère qu’il n’y aura aucune matière à offense ; s’il y en a, Nemo aliquid recognoscat –[Que nul ne prenne ces choses personnellement, il ne s’agit que de fictions. Si quiconque est offensé, je renierai tout, c’est là mon dernier refuge, je me rétracterai, je démentirai tout ce que j’ai dit, et je m’excuserai avec autant de facilité qu’il m’accuse ; mais, gentil lecteur, je crois en ta bienveillante approbation et en tes bonnes grâces. C’est, par conséquent, avec un espoir et une confiance renforcés que je commence.
Faites donc vos objections et ergotez autant que vous voudrez, je me défendrai de tout derrière le bouclier de Démocrite, son remède guérira tout, où et à quelque moment que vous frappiez. Democritus dixit – Démocrite répondra. Ceci fut écrit par un esprit léger, dans une période festive, durant nos Saturnales ou fêtes de Dionysos, dans ces moments, selon Macrobe, nullum libertati periculum est – [où il n’y avait pas de danger à agir librement et où les serviteurs de la Rome antique avaient le loisir de faire et de dire tout ce qu’ils voulaient. Quant à moi, c’est alors que nos compatriotes faisaient des sacrifices à la déesse Vacuna et buvaient assis autour d’un feu de joie que j’ai écrit et publié ce οΰτις ελεγεν – où rien n’a été dit, ou neminis nihil –[ce rien destiné à personne. Le temps, le lieu, les personnes et toutes les circonstances me servent d’excuse ; et pourquoi donc ne pourrais-je pas être d’humeur festive avec d’autres, dire ce que je pense librement ? Si vous me refusez cette liberté, pour ces raisons mêmes, je la prendrai. Je le redis : je la prendrai.
En conclusion, puisqu’il est avéré que le monde entier est mélancolique, ou fou, qu’il est idiot, tout comme chacun des membres qui le composent, ma tâche est maintenant terminée, et j’estime avoir suffisamment illustré mon propos initial. Je n’ai à présent plus rien à dire. His sanam mentem Democritus –[Démocrite leur souhaite de devenir sains d’esprit, et je ne peux que leur souhaiter, ainsi qu’à moi-même, un bon médecin, et à nous tous un esprit meilleur.
Et bien que, pour les raisons susmentionnées, j’eusse juste cause d’aborder ce sujet, afin de mettre au jour ces formes spécifiques de délire, afin que les hommes puissent reconnaître leurs imperfections, et s’efforcent de réformer ce qui ne va pas, j’ai pourtant une intention plus sérieuse désormais ; et, afin d’éviter toute digression importune, je ne dirai plus rien de ceux qui sont imparfaitement mélancoliques, métaphoriquement fous, ou légèrement fous, ou qui sont par nature stupides, colériques, saouls, idiots, sots, moroses, orgueilleux, vaniteux, ridicules, insensés, obstinés, impudents, extravagants, secs, gâteux, ennuyeux, désespérés, écervelés, etc., fous, déments, imbéciles, anormaux, au point qu’aucun nouvel hôpital ne pourrait les accueillir, aucun remède les aider […]
Jamais il n’y a eu autant de sujets risibles qu’aujourd’hui, jamais autant de fous ni d’insensés. Actuellement, il n’y aurait pas assez d’un Démocrite pour accomplir sa tâche, qui est de rire ; nous avons désormais besoin d’un Démocrite pour rire de Démocrite […]
Si vous examinez le reste de la même manière, vous verrez que les royaumes et les provinces sont mélancoliques, que les cités et les familles, toutes créatures, végétales, sensibles ou raisonnables, que toutes les espèces, sectes, ères, conditions sont désaccordées […]
Et, comme le grand capitaine Zisca voulait qu’après sa mort on fît un tambour de sa peau, parce qu’il pensait qu’à son seul bruit ses ennemis s’enfuiraient, je ne doute point que les lignes qui suivent, lorsqu’elles seront lues en lecture publique ou privée plus tard, éloigneront la mélancolie (même lorsque je ne serai plus là) autant que le tambour de Zisca pouvait faire fuir ses ennemis. Que je puisse cependant adresser ici un conseil à mon lecteur, présent ou futur, qui serait lui-même atteint de mélancolie : qu’il ne lise pas les symptômes ou les pronostics du traité qui suit, de peur qu’en s’appliquant à lui-même ce qu’il lit, il n’aggrave son cas en prenant pour sa propre personne ce qui est dit en général (ce que font d’ailleurs presque tous les mélancoliques), et qu’ainsi il ne se cause du tourment ou de la peine, se faisant plus de mal que de bien.
Si nous nous querellions, qu’y gagnerions-nous ? Des ennuis et des torts pour nous-mêmes, des quolibets venant des autres. Si l’on me montre mon erreur, je céderai aux arguments, je l’amenderai. Si quis bonis moribus – [si j’ai dit quoi que ce soit de contraire aux bonnes mœurs, ou à la vérité qu’expriment les textes sacrés ou profanes, disons que ce n’est pas de moi. En attendant, je demande une critique bienveillante de toutes les fautes par omission, par défauts de transitions, pléonasmes, tautologies (encore que Sénèque m’y autorise : numquam nimis dicitur – [on ne répète jamais assez ce qu’on a peu l’occasion de dire), non-concordance des temps, fautes d’accords, coquilles, etc. Mes traductions tiennent parfois plus de la paraphrase que du rendu exact du sens, non ad verbum – [non mot pour mot ; mais en auteur qui use de sa liberté, je ne veux retenir que ce qui va servir mon propos. Les citations sont le plus souvent dans le texte, ce qui hache le style, ou à l’occasion dans la marge. Les auteurs grecs, Platon, Plutarque, Athénée, etc., je les ai cités en traduction, parce que l’original n’était pas accessible. J’ai mêlé sacra prophanis –[le sacré avec le profane, mais sans rien profaner, je l’espère, et j’ai cité les noms des auteurs per accidens – [comme ils se présentaient, sans faire cas de la chronologie, des modernes parfois avant des anciens, comme ils me venaient en mémoire.
De même qu’une rivière coule, parfois précipitée et rapide, puis lente et lourde ; ici directe, là per ambages – [par des détours, flot profond qui s’amenuise, d’abord boueux, devenant clair, large devenant étroit ; ainsi coule mon style, d’abord sérieux puis léger, d’abord comique puis satirique ; ici plus élaboré, là plus négligé, selon le sujet que j’aborde ou l’humeur du moment.