Le monde entier pour­rait être entiè­re­ment remo­de­lé si les puis­sances d’en haut le trou­vaient oppor­tun, et retour­né sur l’en­vers comme meules de foin pen­dant la mois­son, de haut en bas ou de bas en haut : comme nous retour­nons les pommes sur elles-mêmes devant le feu, ain­si le monde tourne sur son axe ; ce qui est actuel­le­ment sous le Pôle se retrou­ve­rait sous la ligne de l’é­qui­noxe, et ce qui est en zone tor­ride bas­cu­le­rait dans le cercle arc­tique ou antarc­tique, pour être à tour de rôle réchauf­fé par le Soleil ; ou s’il y a une infi­ni­té de mondes, et que chaque étoile fixe soit un soleil entou­ré de ses pla­nètes (comme Bruno et Campanella en concluent), trois ou quatre mondes se téles­co­pe­raient en un seul, ou alors un monde écla­te­rait en quatre nou­veaux, comme il plai­rait à ces puis­sances.

La soli­tude volon­taire est sou­vent com­pagne de Mélancolie : telle une sirène, un aiguillon ou un sphinx, elle vous entraîne dou­ce­ment vers ce gouffre sans retour. Le Pois la désigne comme une cause pre­mière. Au com­men­ce­ment, il est fort agréable aux tem­pé­ra­ments mélan­co­liques de res­ter au lit des jours entiers et de gar­der la chambre, de se pro­me­ner soli­taires dans un bos­quet désert entre un bois et une pièce d’eau ou au bord d’un ruis­seau, ou encore de médi­ter sur le sujet char­mant et plai­sant qui sau­ra le mieux les tou­cher ; ama­bi­lis insa­nia –[aimable folie et men­tis gra­tis­si­mus error –[erreur des plus délec­tables dit Horace : quel délice incom­pa­rable que de mélan­co­li­ser, de construire des châ­teaux en Espagne, de se sou­rire à soi-même en jouant une infi­ni­té de rôles que l’on croit fer­me­ment incar­ner ou que l’on voit jouer et inter­pré­ter !

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trad.  Gisèle Venet
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p. 166–167

Si un homme s’of­fense, qu’il jette le gant, je n’en ai cure. Je ne te dois rien (lec­teur), je n’at­tends de toi aucune faveur, je suis indé­pen­dant, je n’ai pas peur.

Non, je me rétracte, ce n’est pas vrai, cela me touche, j’ai peur, je confesse ma faute, je recon­nais ma très grave offense :

Motos praes­tat –[Apaisons d’a­bord la mer agi­tée, je suis allé trop loin, j’ai par­lé sot­te­ment et trop vite, de manière mal­avi­sée, absurde, j’ai fait l’a­na­to­mie de ma propre folie. Et voi­là que, sou­dai­ne­ment, j’ai l’im­pres­sion de m’é­veiller comme après un rêve ; j’ai eu une crise de délire, de fan­tasmes, je bat­tais la cam­pagne, j’ai insul­té la plu­part des hommes, j’en ai mal­trai­té cer­tains, offen­sé d’autres, je me suis fait du tort à moi-même ; et main­te­nant que j’ai recou­vré la rai­son et que j’en­tre­vois mon erreur, je m’é­crie avec Orlando, Solvite me –[Pardonnez-moi, par­don­nez, o boni –[ô mes bons amis, le pas­sé, et je ferai amende hono­rable dans le futur ; je vous pro­mets un dis­cours plus sobre dans le trai­té qui suit.

Si par fai­blesse, folie, pas­sion, mécon­ten­te­ment, igno­rance, j’ai par­lé de tra­vers, que cela soit oublié et par­don­né. Je recon­nais que Tacite dit vrai, Asperae face­tiae –[une plai­san­te­rie amère laisse der­rière elle un arrière-goût. Et comme le fai­sait remar­quer l’ho­no­rable Francis Bacon : si les hommes craignent l’es­prit du sati­riste, lui craint leur mémoire. Je peux à juste titre craindre le pire et, bien que j’es­père n’a­voir offen­sé per­sonne, j’im­plo­re­rai néan­moins votre par­don en emprun­tant les mots de Médée :

Illud jam voce –

Dans mes der­nières paroles, voi­ci ce que je désire : Que ce que j’ai dit sous le coup de la pas­sion ou de mon ire

Puisse être oublié, et que l’on garde de nous,

À l’a­ve­nir, un sou­ve­nir plus doux.

Je demande ins­tam­ment à chaque homme en par­ti­cu­lier, comme Scaliger le fit avec Cardan, de ne pas s’of­fen­ser. Je conclu­rai en le citant : Si me cogni­tum haberes –[si tu connais­sais ma modes­tie et ma naï­ve­té, tu me par­don­ne­rais aisé­ment ce qui est ici mal­ve­nu de ma part ou mal reçu de la tienne. Si, en dis­sé­quant cette sombre humeur, ma main a déra­pé, si, comme un appren­ti peu habile, j’in­cise trop pro­fond, je coupe à tra­vers la peau et, sans m’en rendre compte, la fais sai­gner, ou si je fais une entaille à côté, par­donne une main peu agile, un scal­pel peu pré­cis : il est très dif­fi­cile de gar­der un ton uni­forme, une méthode constante, sans faire par­fois un écart. Difficile est –[il est ardu de ne pas écrire une satire car il y a tant de diver­sions, tant de per­tur­ba­tions internes qui nous dérangent, et par­fois les meilleurs peuvent se trom­per ; ali­quan­do bonus –[par­fois l’ex­cellent Homere fait une sieste, il est impos­sible de ne pas aller trop loin lors­qu’il y a tant de choses à dire ; opere in lon­go –[durant un si long tra­vail, un court repos est per­mis. Mais qu’ai-je besoin de dire tout cela ? J’espère qu’il n’y aura aucune matière à offense ; s’il y en a, Nemo ali­quid reco­gnos­cat –[Que nul ne prenne ces choses per­son­nel­le­ment, il ne s’a­git que de fic­tions. Si qui­conque est offen­sé, je renie­rai tout, c’est là mon der­nier refuge, je me rétrac­te­rai, je démen­ti­rai tout ce que j’ai dit, et je m’ex­cu­se­rai avec autant de faci­li­té qu’il m’ac­cuse ; mais, gen­til lec­teur, je crois en ta bien­veillante appro­ba­tion et en tes bonnes grâces. C’est, par consé­quent, avec un espoir et une confiance ren­for­cés que je com­mence.

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trad.  Gisèle Venet
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p. 133–135

Faites donc vos objec­tions et ergo­tez autant que vous vou­drez, je me défen­drai de tout der­rière le bou­clier de Démocrite, son remède gué­ri­ra tout, où et à quelque moment que vous frap­piez. Democritus dixit – Démocrite répon­dra. Ceci fut écrit par un esprit léger, dans une période fes­tive, durant nos Saturnales ou fêtes de Dionysos, dans ces moments, selon Macrobe, nul­lum liber­ta­ti per­icu­lum est – [où il n’y avait pas de dan­ger à agir libre­ment et où les ser­vi­teurs de la Rome antique avaient le loi­sir de faire et de dire tout ce qu’ils vou­laient. Quant à moi, c’est alors que nos com­pa­triotes fai­saient des sacri­fices à la déesse Vacuna et buvaient assis autour d’un feu de joie que j’ai écrit et publié ce οΰτις ελεγεν – où rien n’a été dit, ou nemi­nis nihil –[ce rien des­ti­né à per­sonne. Le temps, le lieu, les per­sonnes et toutes les cir­cons­tances me servent d’excuse ; et pour­quoi donc ne pour­rais-je pas être d’humeur fes­tive avec d’autres, dire ce que je pense libre­ment ? Si vous me refu­sez cette liber­té, pour ces rai­sons mêmes, je la pren­drai. Je le redis : je la pren­drai.

En conclu­sion, puisqu’il est avé­ré que le monde entier est mélan­co­lique, ou fou, qu’il est idiot, tout comme cha­cun des membres qui le com­posent, ma tâche est main­te­nant ter­mi­née, et j’estime avoir suf­fi­sam­ment illus­tré mon pro­pos ini­tial. Je n’ai à pré­sent plus rien à dire. His sanam men­tem Democritus –[Démocrite leur sou­haite de deve­nir sains d’esprit, et je ne peux que leur sou­hai­ter, ain­si qu’à moi-même, un bon méde­cin, et à nous tous un esprit meilleur.

Et bien que, pour les rai­sons sus­men­tion­nées, j’eusse juste cause d’aborder ce sujet, afin de mettre au jour ces formes spé­ci­fiques de délire, afin que les hommes puissent recon­naître leurs imper­fec­tions, et s’efforcent de réfor­mer ce qui ne va pas, j’ai pour­tant une inten­tion plus sérieuse désor­mais ; et, afin d’éviter toute digres­sion impor­tune, je ne dirai plus rien de ceux qui sont impar­fai­te­ment mélan­co­liques, méta­pho­ri­que­ment fous, ou légè­re­ment fous, ou qui sont par nature stu­pides, colé­riques, saouls, idiots, sots, moroses, orgueilleux, vani­teux, ridi­cules, insen­sés, obs­ti­nés, impu­dents, extra­va­gants, secs, gâteux, ennuyeux, déses­pé­rés, écer­ve­lés, etc., fous, déments, imbé­ciles, anor­maux, au point qu’aucun nou­vel hôpi­tal ne pour­rait les accueillir, aucun remède les aider […]

Jamais il n’y a eu autant de sujets risibles qu’aujourd’hui, jamais autant de fous ni d’insensés. Actuellement, il n’y aurait pas assez d’un Démocrite pour accom­plir sa tâche, qui est de rire ; nous avons désor­mais besoin d’un Démocrite pour rire de Démocrite […]

Si vous exa­mi­nez le reste de la même manière, vous ver­rez que les royaumes et les pro­vinces sont mélan­co­liques, que les cités et les familles, toutes créa­tures, végé­tales, sen­sibles ou rai­son­nables, que toutes les espèces, sectes, ères, condi­tions sont désac­cor­dées […]

Et, comme le grand capi­taine Zisca vou­lait qu’après sa mort on fît un tam­bour de sa peau, parce qu’il pen­sait qu’à son seul bruit ses enne­mis s’enfuiraient, je ne doute point que les lignes qui suivent, lorsqu’elles seront lues en lec­ture publique ou pri­vée plus tard, éloi­gne­ront la mélan­co­lie (même lorsque je ne serai plus là) autant que le tam­bour de Zisca pou­vait faire fuir ses enne­mis. Que je puisse cepen­dant adres­ser ici un conseil à mon lec­teur, pré­sent ou futur, qui serait lui-même atteint de mélan­co­lie : qu’il ne lise pas les symp­tômes ou les pro­nos­tics du trai­té qui suit, de peur qu’en s’appliquant à lui-même ce qu’il lit, il n’aggrave son cas en pre­nant pour sa propre per­sonne ce qui est dit en géné­ral (ce que font d’ailleurs presque tous les mélan­co­liques), et qu’ainsi il ne se cause du tour­ment ou de la peine, se fai­sant plus de mal que de bien.

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trad.  Gisèle Venet
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p. 95–96

Si nous nous que­rel­lions, qu’y gagne­rions-nous ? Des ennuis et des torts pour nous-mêmes, des quo­li­bets venant des autres. Si l’on me montre mon erreur, je céde­rai aux argu­ments, je l’amenderai. Si quis bonis mori­bus – [si j’ai dit quoi que ce soit de contraire aux bonnes mœurs, ou à la véri­té qu’expriment les textes sacrés ou pro­fanes, disons que ce n’est pas de moi. En atten­dant, je demande une cri­tique bien­veillante de toutes les fautes par omis­sion, par défauts de tran­si­tions, pléo­nasmes, tau­to­lo­gies (encore que Sénèque m’y auto­rise : num­quam nimis dici­tur – [on ne répète jamais assez ce qu’on a peu l’occasion de dire), non-concor­dance des temps, fautes d’accords, coquilles, etc. Mes tra­duc­tions tiennent par­fois plus de la para­phrase que du ren­du exact du sens, non ad ver­bum – [non mot pour mot ; mais en auteur qui use de sa liber­té, je ne veux rete­nir que ce qui va ser­vir mon pro­pos. Les cita­tions sont le plus sou­vent dans le texte, ce qui hache le style, ou à l’occasion dans la marge. Les auteurs grecs, Platon, Plutarque, Athénée, etc., je les ai cités en tra­duc­tion, parce que l’original n’était pas acces­sible. J’ai mêlé sacra pro­pha­nis –[le sacré avec le pro­fane, mais sans rien pro­fa­ner, je l’espère, et j’ai cité les noms des auteurs per acci­dens – [comme ils se pré­sen­taient, sans faire cas de la chro­no­lo­gie, des modernes par­fois avant des anciens, comme ils me venaient en mémoire.

De même qu’une rivière coule, par­fois pré­ci­pi­tée et rapide, puis lente et lourde ; ici directe, là per ambages – [par des détours, flot pro­fond qui s’a­me­nuise, d’a­bord boueux, deve­nant clair, large deve­nant étroit ; ain­si coule mon style, d’a­bord sérieux puis léger, d’a­bord comique puis sati­rique ; ici plus éla­bo­ré, là plus négli­gé, selon le sujet que j’a­borde ou l’hu­meur du moment.