Benjamin (dans La Tâche du tra­duc­teur, ndm) dit qu’il est impos­sible de tra­duire le conte­nu – c’est-à-dire le signi­fié – d’une langue à l’autre, parce que dans ce cas on réduit la par­ti­cu­la­ri­té de la langue à quelque chose d’u­ni­ver­sel et d’abs­trait. Brot en alle­mand, ce n’est pas « pain », voi­là la dif­fi­cul­té. Brot a une tout autre forme empi­rique en alle­mand : ça se mangue autre­ment, ça s’as­so­cie à d’autres situa­tions que ce que le mot « pain » évoque dans le contexte cultu­rel fran­çais. Ce qui fait que tra­duire Bort par « pain », c’est tra­hir quelque chose que Brot évoque. Donc quand Hölderlin tra­duit du grec, très sou­vent il tra­hit le réfé­rent au pro­fit de quelque chose de plus évo­ca­teur. L’émotion que j’ai res­sen­tie, jeune, en décou­vrant Hölderlin a ser­vi de fil conduc­teur à mon inter­ro­ga­tion. Je me suis tou­jours deman­dé d’où vient l’ef­fet poé­tique, que je ne vou­lais pas confondre avec l’ef­fet de sens. L’effet poé­tique est assi­mi­lé plu­tôt à un affect. Le sens, c’est le repos de l’af­fect, c’est un abou­tis­se­ment où les choses s’im­mo­bi­lisent avec la plus haut pré­ci­sion pen­sable. Mais l’af­fect est pure­ment dyna­mique. Or l’af­fect, dans la langue mater­nelle d’o­ri­gine (ou contre la langue d’o­ri­gine déjà ren­due trop ins­tru­men­tale dans l’ef­fort de dési­gner des choses, d’a­voir des nomen­cla­tures que tout le monde accepte) ne peut fonc­tion­ner poé­ti­que­ment que sur deux registres : l’é­loge et le blâme – et l’on retrouve le grec ancien.
Il n’y a que deux poé­sies para­dig­ma­tiques : celles de Pindare et d’Archiloque. L’un qui fait l’é­loge – ce que Rilke appelle rüh­men, « dire à quel point la réus­site est écla­tante » –, et c’est Pindare, qui choi­sit de chan­ter les vain­queurs et d’a­ban­don­ner les vain­cus à leur triste sort… Et l’autre, le poète qui croasse comme un cor­beau, c’est Archiloque, qui chante la défaite, qui s’e­nor­gueillit même d’a­voir jeté son bou­clier dans un buis­son et d’i­ma­gi­ner un adver­saire s’en emparer1. Pour moi, la poé­sie ne peut être abor­dée dans sa dyna­mique affec­tive que sur ces deux modes que sont l’é­loge et le blâme ; et la langue mater­nelle à créer cherche à four­nir à l’é­lan poé­tique l’élé­ment dans lequel il peut s’é­pa­nouir sans être tri­bu­taire de ce dont il est ques­tion, qui est lar­ge­ment un pré­texte.
La poé­sie n’a rien d’in­tel­lec­tuel, elle est lar­ge­ment domi­née par le déploie­ment d’un affect qui a besoin, comme élé­ment, d’une langue mater­nelle qui peut par­fai­te­ment être issue de plu­sieurs langues. Je dirais même que le poète le plus puis­sant va avoir plu­sieurs langues dans sa besace. Cette obser­va­tion, je ne peux abso­lu­ment pas la prou­ver, mais j’en suis convain­cu : on s’est tou­jours deman­dé pour­quoi la lit­té­ra­ture grecque uti­lise, selon le genre, une autre langue arti­fi­cielle ; il y a la langue de l’é­po­pée domi­née par l’io­nien (et un peu d’a­chéen) ; puis avec Pindare, on trouve le dorien ; et ensuite, avec la tra­gé­die, selon la par­tie par­lée ou chan­tée, on est confron­té à l’une ou l’autre langue arti­fi­cielle. Or, ce que j’es­saie de décrire comme l’« entre » des langues, les Grecs l’ont fabri­qué à par­tir du grec.
Le grec est en effet mul­ti-langues, ce qui est incroyable quand on y réflé­chit. Quand les Grecs ont fabri­qué de la lit­té­ra­ture, de la poé­sie, ils navi­guaient entre plu­sieurs langues, car il leur fal­lait mobi­li­ser la vague de l’af­fect pour dire soit la jubi­la­tion, soit la lamen­ta­tion. La lamen­ta­tion, qui jouxte la vitu­pé­ra­tion, qui jouxte la révolte contre le mal­heur, est une autre source de poé­sie très puis­sante. Si l’on veut vrai­ment insul­ter, il faut dis­po­ser d’une langue poé­tique qui est la langue mater­nelle ; c’est ce que nous dit Pindare : « La parole poé­tique est comme la flèche qui frappe la cible. » C’est une parole qui va dans le mille. Quand Pindare dit es to pan, que Puech tra­duit par « pour la foule », alors que ça veut dire « dans le mille », il ne réflé­chit pas à la ques­tion de savoir com­ment cette parole peut être reçue par la mul­ti­tude : il se demande si cette parole, qui est une flèche, frappe le cœur de la cible. La poé­sie ne peut pas être vio­lence ori­gi­naire, sinon elle n’a aucune rai­son d’être.

Penser entre les langues
Albin Michel 2012
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