Ce sont les murs qui font les prisons, mais il y a des murs partout. On y accroche ce que l’on veut, certes mais autant qu’à un jeu de construction l’ensemble des murs – la cité – ressemble à un système incohérent de canaux aveugles et vides. La destruction de la rue, du tissu vivant de la ville, est la constante du mode de construction lié au travail moderne. Hausmann, en créant des percées dans Paris inaugura à des fins de répression un style de privation et d’ennui dont les cités-dortoirs sont le lointain et misérable prolongement. L’espace urbain se confond avec le quadrillage policier en même temps qu’il est envahi par des mobiles non humains qui bouleversent son espace. Des quartiers riches aux cités ouvrières de la périphérie, des villes de province à la campagne un style non-architectural se répand, avec ses modèles, ses ersatz, ses cloisons, érodant le sentiment du paysage, aplanissant les différences, détruisant l’intensité vivante des sensations. Ce style, je l’appellerais celui de la geôle, parce qu’il exerce un contrôle permanent sur les mouvements et les déviations, parce qu’il oublie les individus à longer des murs qui leur cachent la véritable perspective de leurs déplacements, tendant à transformer la prodigieuse cartographie nerveuse de leurs mouvements en un dessin monotone axé sur quelques lignes tracées d’avance. Rien n’est plus lamentable que la critique passéiste du décor dans lequel nous vivons, mais il n’en demeure pas moins que la transformation de ce décor telle qu’elle n’est pas voulue par nous tend à l’appauvrissement croissant des données et des stimuli, comme si la beauté – l’espace librement accordé aux mouvements du corps – devenait sous nos yeux un mirage. Qui organise et veut cet appauvrissement ? Personne, sinon là encore une force inorganique inconsciente à l’œuvre derrière les gestes de la société – c’est-à-dire une force totalitaire d’elle-même, sans plan préconçu, ni idéologie qui la détermine, l’idéologie n’étant qu’un effet de cette force. Un architecte comme Le Corbusier pouvait enfermer les gens sans le vouloir, mais au moins la privation spatiale qu’il instaurait était-elle le résultat d’une volonté géométrique, d’un plan de domination mentale sur autrui critiquable en tant que tel mais ayant le mérite d’exister, d’être lisible. Aujourd’hui le plan est invisible, et c’est pourquoi tout a l’air d’aller vite dans tous les sens alors qu’au contraire la pauvreté d’imagination étend ses filets chaque jour un peu plus pesamment, tandis que s’étendent à perte de vue ces zones où l’on souhaite ne pas avoir à vivre que l’on travers à la vitesse de l’oubli entre les fragments de paradis dispersés et improbable.
Connexes
- My dear, if it is not a city, it is a prison. If it has a prison, it is a prison. Not a city.(Eisen-Martin, Heaven is all goodbyes)
- Nous nous ennuyons dans la ville, il n’y a plus de temple du soleil. Entre les jambes des passantes les dadaïstes auraient voulu trouver une clef à molette, et les surréalistes une coupe de cristal, c’est perdu. Nous savons lire sur les visages toutes les promesses, dernier état de la morphologie. La poésie des affiches […](Chtcheglov, Écrits retrouvés)