04 10 19

Bailly, Pénombre

Ce sont les murs qui font les pri­sons, mais il y a des murs par­tout. On y accroche ce que l’on veut, certes mais autant qu’à un jeu de construc­tion l’en­semble des murs – la cité – res­semble à un sys­tème inco­hé­rent de canaux aveugles et vides. La des­truc­tion de la rue, du tis­su vivant de la ville, est la constante du mode de construc­tion lié au tra­vail moderne. Hausmann, en créant des per­cées dans Paris inau­gu­ra à des fins de répres­sion un style de pri­va­tion et d’en­nui dont les cités-dor­toirs sont le loin­tain et misé­rable pro­lon­ge­ment. L’espace urbain se confond avec le qua­drillage poli­cier en même temps qu’il est enva­hi par des mobiles non humains qui bou­le­versent son espace. Des quar­tiers riches aux cités ouvrières de la péri­phé­rie, des villes de pro­vince à la cam­pagne un style non-archi­tec­tu­ral se répand, avec ses modèles, ses ersatz, ses cloi­sons, éro­dant le sen­ti­ment du pay­sage, apla­nis­sant les dif­fé­rences, détrui­sant l’in­ten­si­té vivante des sen­sa­tions. Ce style, je l’ap­pel­le­rais celui de la geôle, parce qu’il exerce un contrôle per­ma­nent sur les mou­ve­ments et les dévia­tions, parce qu’il oublie les indi­vi­dus à lon­ger des murs qui leur cachent la véri­table pers­pec­tive de leurs dépla­ce­ments, ten­dant à trans­for­mer la pro­di­gieuse car­to­gra­phie ner­veuse de leurs mou­ve­ments en un des­sin mono­tone axé sur quelques lignes tra­cées d’a­vance. Rien n’est plus lamen­table que la cri­tique pas­séiste du décor dans lequel nous vivons, mais il n’en demeure pas moins que la trans­for­ma­tion de ce décor telle qu’elle n’est pas vou­lue par nous tend à l’ap­pau­vris­se­ment crois­sant des don­nées et des sti­mu­li, comme si la beau­té – l’es­pace libre­ment accor­dé aux mou­ve­ments du corps – deve­nait sous nos yeux un mirage. Qui orga­nise et veut cet appau­vris­se­ment ? Personne, sinon là encore une force inor­ga­nique incons­ciente à l’œuvre der­rière les gestes de la socié­té – c’est-à-dire une force tota­li­taire d’elle-même, sans plan pré­con­çu, ni idéo­lo­gie qui la déter­mine, l’i­déo­lo­gie n’é­tant qu’un effet de cette force. Un archi­tecte comme Le Corbusier pou­vait enfer­mer les gens sans le vou­loir, mais au moins la pri­va­tion spa­tiale qu’il ins­tau­rait était-elle le résul­tat d’une volon­té géo­mé­trique, d’un plan de domi­na­tion men­tale sur autrui cri­ti­quable en tant que tel mais ayant le mérite d’exis­ter, d’être lisible. Aujourd’hui le plan est invi­sible, et c’est pour­quoi tout a l’air d’al­ler vite dans tous les sens alors qu’au contraire la pau­vre­té d’i­ma­gi­na­tion étend ses filets chaque jour un peu plus pesam­ment, tan­dis que s’é­tendent à perte de vue ces zones où l’on sou­haite ne pas avoir à vivre que l’on tra­vers à la vitesse de l’ou­bli entre les frag­ments de para­dis dis­per­sés et impro­bable.

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« Pénombre »
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Fin de siècle n° 2
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