29 09 15

Dumont (de Monteux

Idée fixe

Contrairement à ce qui se passe dans le men­tisme, l’idée dont il s’agit s’implante dans le front comme un clou dans le mur ; elle est tou­jours là… c’est la tache e sang qui renaît sans cesse sous la main homi­cide de Macbeth ! Elle le symp­tôme domi­nant et obli­gé de la nos­tal­gie, de la mono­ma­nie homi­cide et de la plu­part des sui­cides ; elle est l’élément des déter­mi­na­tions cri­mi­nelles et celui, par­fois, des grandes décou­vertes.

J’ai vécu dans l’intimité d’un savant fort redou­table sur le ter­rain de la dia­lec­tique, qui finit par m’avouer que toutes les fois qu’il se fai­sant les ongles des orteils, il lui par­tait du front une mul­ti­tude de fils qui s’étendaient aux extré­mi­tés de ses pieds ; fils d’autant plus nom­breux que les ciseaux avaient empié­té sur le corps de l’ongle. À mesure que celui-ci pous­sait, l’hallucination dimi­nuait, puis dis­pa­rais­sait. Mr. X… savait très bien qu’il ne s’agissait là que d’une chi­mère, mais cette chi­mère l’obsédait, et, par-des­sus tout, le mor­ti­fiait en ne lui lais­sant, pen­dant une dizaine de jours, ni repos ni trêve. C’est dans la soi­rée du 4 novembres 1856 qu’il me fit cette confes­sion ; avant de la faire, il étei­gnit sa lampe pour me dis­si­mu­ler une par­tie de sa honte. Bossuet, ce cer­veau si ferme et si satu­ré de génie, eut à sup­por­ter, dans les der­niers temps de sa vie, ce genre de fixi­té. Sa mémoire était, en dépit de lui-même, sans cesse occu­pée des Odes d’Horace. Il ne pou­vait son­ger à autre chose, il s’en plai­gnait à ses amis, et se fai­sait lire les vers du poëte pour allé­ger la peine que lui cau­sait cette néces­si­té intel­lec­tuelle.

[…]

L’idée dont je parle a sa plus grande impor­tu­ni­té durant la nuit, car alors on la sent plus épi­neuse et on la voit, sans reflet d’aucune autre, comme Damoclès voyait l’épée du tyran de Syracuse. Ce qu’il y a à noter, c’est que cette fixi­té n’a pas tou­jours lieu pen­dant le som­meil : chez moi, du moins, elle n’envahissait le rêve que de loin en loin. Mes moyens pour la miti­ger étaient de chan­ton­ner, de décla­mer les pas­sages les plus vigou­reux de nos auteurs tra­giques, de lire les mots suc­ces­sifs d’un dic­tion­naire afin d’accabler, par super­sti­tion, celui dont le sens me tor­tu­rait. Enfin, quand je ne pou­vais ni lire, ni me sou­ve­nir, je tirais de fines mèches de che­veux en vue de diri­ger mon atten­tion sur le mal que me pro­dui­sait un tel manège. Oh ! misère ! archi-misère ! J’ai dit, dans les pre­mières pages du pré­sent livre, les res­sources que je met­tais en œuvre pen­dant la jour­née afin d’écarter ce symp­tôme. La seule chose qui puisse le modi­fier, le sus­pendre et même l’anéantir, c’est la venue ins­tan­ta­née d’une per­sonne qui nous est chère.

Il m’arrivait quel­que­fois d’avoir affaire à deux idées qui se fai­saient si bien équi­libre que je ne pou­vais en choi­sir une pour sup­plan­ter l’autre. C’est ce qu’éprouvent ceux de mes pauvres pri­son­niers [Dumont est à cette époque méde­cin en pri­son, ndr] qui se savent por­tés sur le tableau des grâces ; ils sont bal­lot­tés entre le oui et le non ; c’est-à-dire entre la conti­nua­tion de leur escla­vage et la liber­té, le déses­poir et l’espérance !… lutte abo­mi­nable à laquelle j’en ai vu suc­com­ber !

Voici une remarque qui m’est propre et que j’insère en rai­son de la valeur pra­tique que je lui attri­bue. Mr de X… appar­te­nait à la haute aris­to­cra­tie et pos­sé­dait plus de cent mille livres de rentes pour sou­te­nir l’éclat de son bla­son. Marié depuis six ans, il n’avait pu se pro­cu­rer qu’un seul enfant, et encore était-ce une fille ! Le jeune ménage fut affec­té de cette peine que le bon Dieu, dans sa jus­tice, ne manque pas d’envoyer à la plu­part de ceux qui, étant dans cette condi­tion, ont un nom et une for­tune à trans­mettre ; il lui fal­lait un héri­tier… Le mari me dit un jour avec un peu d’embarras : « Docteur, que pour­rais-je donc bien faire pour don­ner un enfant de plus à ma femme ?… » Je sou­ris et mar­mot­tai : « Mais il faut, il faut… — Pardieu ! ripos­ta-t-il, soyez assu­ré que je… — Eh, mon­sieur le Comte, faites beau­coup moins… et, par-des­sus tout, faites en sorte que votre com­pagne se dégage de la constante pré­oc­cu­pa­tion que vous accu­sez ; car, à mon sens, cette pré­oc­cu­pa­tion consti­tue un véri­table élé­ment de sté­ri­li­té. » Je fai­sais là l’application de mon expé­rience en ce qui regarde les pro­duc­tions de la pen­sée, puisque j’étais sous le coup de cette véri­té que plus je cher­chais à venir à bout d’une œuvre de l’esprit, si minime qu’elle fût, et plus je m’éloignais de sa réa­li­sa­tion. Je conseillai une sépa­ra­tion de quelques mois, des bains de mer, beau­coup de dis­trac­tions prises de part et d’autre. M. de X… ne tar­da pas à enton­ner le Nunc dimit­tis.

Sous tous les rap­ports ont doit se défier de l’idée fixe, si douce qu’elle puisse quel­que­fois se pré­sen­ter. […]

Chique ner­veuse

L’idée fixe est sus­cep­tible de trans­for­ma­tion et de dépla­ce­ment. Elle sié­geait tout à l’heure sous le front, et, par une méta­stase, la voi­là sur la langue, obli­geant celle-ci à répé­ter conti­nuel­le­ment, ou à peu près, le mot qui la repré­sente. À ce phé­no­mène en sur­vient un autre, que je n’ai vu dési­gné en aucun ouvrage du genre ; c’est-à-dire que le mot, d’abstrait qu’il était, semble se maté­ria­li­ser et pro­duit la sen­sa­tion que déter­mi­ne­rait, je sup­pose, le noyau d’une cerise conser­vée dans la bouche après l’avoir dépouillé de sa pulpe. C’est ce que je nomme la chique ner­veuse. Aujourd’hui, je ne me trouve que rare­ment sou­mis à cette aber­ra­tion ; quand elle me sur­prend, c’est comme avant-cour­rière d’un accès de spleen. J’ai, en 1861, répé­té invo­lon­tai­re­ment pen­dant trois jours le nom de M. Pitre-Chevalier, que j’avais ren­con­tré des­cen­dant du châ­teau. Ce phé­no­mène me sai­sit en appre­nant l’accident de voi­ture qui avait failli tuer cet homme de lettres en s’en retour­nant à Paris et que je venais de voir au Mont-Saint-Michel. De sem­blables mots n’ont rien de pénible, si ce n’est en ce qu’ils témoignent d’une irré­gu­la­ri­té phy­sio­lo­gique ; tan­dis qu’il n’en est pas de même à l’égard de ceux qui expriment mes plus grands objets de notre répu­gnance. Ceux-ci reten­tissent dans l’universalité de nos sen­sa­tions : tels sont, ou ont été pour moi : folie, sui­cide, téta­nos, rage, épi­lep­sie, céci­té, mort.

À l’époque dont je parle, mon mau­vais génie ne se bor­nait pas à me tra­cas­ser au moyen d’un seul mot ; il m’imposait des phrases entières. Un homme de mon voi­si­nage venait de se marier en délais­sant une jeune fille qu’il avait trom­pée ain­si que l’enfant qui était né de leur com­merce. Ce trait de félo­nie, mal­heu­reu­se­ment si com­mun et si impu­ni, avait don­né lieu à une scène popu­laire que j’approuvais tant elle me sem­blait légi­time. Or, ce dis­tique de Victor Hugo me reve­nant à la pen­sée, je le répé­tai à tout ins­tant durant près de trois semaines.

Ah ! n’insultez jamais une femme qui tombe…
Qui sait sous quel far­deau sa pauvre âme suc­combe !…

Eh bien, mes maîtres, que dites-vous de ces vétilles, de ces minu­ties dont le méca­nisme échappe à votre inves­ti­ga­tion tout autant que les plus effrayants et les plus mor­tels désordres ? Pour ceux-ci comme pour les autres, mieux vaut s’en tenir à l’avis de Rabelais, qui est : de « se aller frot­ter le cul aux pani­cauts, » plu­tôt que de se mor­fondre sur de pareils mys­tères. Ne vous deman­dez pas com­ment cela peut être ; recon­nais­sez – c’est tout ce que je sol­li­cite – que cela EST, et faites-en part à vos dis­ciples. […]