Dans le domaine on a imaginé en rêve presque tout ce qui depuis lors existe effectivement. Et même plus encore, ne serait-ce que parce que la chouette fougueuse du délire est particulièrement inventive. A l’un de ces fous, elle souffla un jour d’inventer un lit qui serait en même temps une cuisine et un lac où se baigner. Un tailleur schizophrène gardait précieusement dans un dé à coudre « de l’eau imprégnée d’innocence », qui, en un clin d’œil lavait les assiettes, nettoyait les costumes. Le liquide détachant est fort apprécié, lui qui non seulement enlève la souillure mais transforme de surcroît le coton en soie. Un chasseur qui souffrait de paranoïa inventa même une lampe grâce à laquelle il faisait éclore des aigles à partir d’œufs de poules. Ces lubies proviennent toutes d’une région qui, comme nous l’avons vu à l’occasion des rêves-souhaits médicaux et politiques, est occupée depuis longtemps par le conte et surtout largement envahie par la technique. Parmi ces inventions fabuleuses rappelons l’aiguille qui coud toute seule ou la casserole qui se remplit toute seule d’aliments et les cuit. Ou bien le moulin qui surgit spontanément du blé, l’égrène et le moud, ou encore le pain aux fruits qui se reforme sans cesse à partir du petit croûton qui en est laissé et remplace toute autre nourriture. C’est pourquoi l’interprétation que donne Grimm de la fable du pays de cocagne, reconnaît le rôle joué par la technique dans le monde social : « La puissance imaginative de l’homme satisfait ici le désir de manier le grand couteau pour trancher, enfin en pleine liberté, toutes les barrières. » C’est de la famille du couteau du pays de cocagne que sont originaires le petit dé magique, la cape qui rend invisible et bien d’autres de ces objets issus du trésor des sorcières, la petite-table-qui-se-couvre-toute-seule. les bottes de sept lieues, le gourdin-qui-sort-du-sac et l’âne alchimiste Bricklebrit qui finit par produire de l’or. Dans le conte de Hauff, Saïd souffle dans la petite pipe d’argent dont la fée lui a fait présent, et la mer houleuse se déride instantanément ; le morceau de bois auquel s’accroche le naufragé se change en dauphin qui gagne le rivage. Même la petite-table-qui-se-couvre-toute-seule réapparaît ici sous un aspect nouveau, surgissant cette fois des flots, aussi sèche que si elle était restée huit jours au soleil, et porteuse des mets les plus succulents. La petite pipe de Saïd a des parents célèbres qui sont tous gratifiés de dons non seulement musicaux, mais également technico-magiques : le cor de Roland dans la vallée Roncevaux s’y apparente à demi, de même que, surtout, la flûte enchantée et le cor d’Oberon. Dans le conte oriental enfin, les images-souhaits techniques se manifestent dans tout leur éclat, et répondent au besoin de faste. Les objets magiques s’y trouvent même relativement rationalisés et rassemblés en une chambre au trésor technique. Le conte du prince Ahmad et de la fée Peri-Banu parle d’une lunette d’ivoire par laquelle on peut découvrir ce que l’on souhaite voir depuis toujours, même si cela trouve à des lieues de distance. Il parle aussi d’un tapis volant dont le possesseur n’a qu’à formuler en pensée le souhait qui lui est cher, pour être instantanément à l’endroit qu’il pouvait contempler par la lunette d’ivoire. Le conte parle aussi des géants ailés qui, non contents de vous transporter en un éclair par-delà des distances incommensurables, font surgir de l’intérieur de la terre et même, comme dans le conte d’Aladin et de la lampe merveilleuse, du néant, des trésors d’une richesse telle que l’on n’oserait même pas rêver les posséder un jour.
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