01 08 25

Bloch, Le Principe Espérance

Dans le domaine on a ima­gi­né en rêve presque tout ce qui depuis lors existe effec­ti­ve­ment. Et même plus encore, ne serait-ce que parce que la chouette fou­gueuse du délire est par­ti­cu­liè­re­ment inven­tive. A l’un de ces fous, elle souf­fla un jour d’inventer un lit qui serait en même temps une cui­sine et un lac où se bai­gner. Un tailleur schi­zo­phrène gar­dait pré­cieu­se­ment dans un dé à coudre « de l’eau impré­gnée d’innocence », qui, en un clin d’œil lavait les assiettes, net­toyait les cos­tumes. Le liquide déta­chant est fort appré­cié, lui qui non seule­ment enlève la souillure mais trans­forme de sur­croît le coton en soie. Un chas­seur qui souf­frait de para­noïa inven­ta même une lampe grâce à laquelle il fai­sait éclore des aigles à par­tir d’œufs de poules. Ces lubies pro­viennent toutes d’une région qui, comme nous l’avons vu à l’occasion des rêves-sou­haits médi­caux et poli­tiques, est occu­pée depuis long­temps par le conte et sur­tout lar­ge­ment enva­hie par la tech­nique. Parmi ces inven­tions fabu­leuses rap­pe­lons l’aiguille qui coud toute seule ou la cas­se­role qui se rem­plit toute seule d’aliments et les cuit. Ou bien le mou­lin qui sur­git spon­ta­né­ment du blé, l’égrène et le moud, ou encore le pain aux fruits qui se reforme sans cesse à par­tir du petit croû­ton qui en est lais­sé et rem­place toute autre nour­ri­ture. C’est pour­quoi l’interprétation que donne Grimm de la fable du pays de cocagne, recon­naît le rôle joué par la tech­nique dans le monde social : « La puis­sance ima­gi­na­tive de l’homme satis­fait ici le désir de manier le grand cou­teau pour tran­cher, enfin en pleine liber­té, toutes les bar­rières. » C’est de la famille du cou­teau du pays de cocagne que sont ori­gi­naires le petit dé magique, la cape qui rend invi­sible et bien d’autres de ces objets issus du tré­sor des sor­cières, la petite-table-qui-se-couvre-toute-seule. les bottes de sept lieues, le gour­din-qui-sort-du-sac et l’âne alchi­miste Bricklebrit qui finit par pro­duire de l’or. Dans le conte de Hauff, Saïd souffle dans la petite pipe d’argent dont la fée lui a fait pré­sent, et la mer hou­leuse se déride ins­tan­ta­né­ment ; le mor­ceau de bois auquel s’accroche le nau­fra­gé se change en dau­phin qui gagne le rivage. Même la petite-table-qui-se-couvre-toute-seule réap­pa­raît ici sous un aspect nou­veau, sur­gis­sant cette fois des flots, aus­si sèche que si elle était res­tée huit jours au soleil, et por­teuse des mets les plus suc­cu­lents. La petite pipe de Saïd a des parents célèbres qui sont tous gra­ti­fiés de dons non seule­ment musi­caux, mais éga­le­ment tech­ni­co-magiques : le cor de Roland dans la val­lée Roncevaux s’y appa­rente à demi, de même que, sur­tout, la flûte enchan­tée et le cor d’Oberon. Dans le conte orien­tal enfin, les images-sou­haits tech­niques se mani­festent dans tout leur éclat, et répondent au besoin de faste. Les objets magiques s’y trouvent même rela­ti­ve­ment ratio­na­li­sés et ras­sem­blés en une chambre au tré­sor tech­nique. Le conte du prince Ahmad et de la fée Peri-Banu parle d’une lunette d’ivoire par laquelle on peut décou­vrir ce que l’on sou­haite voir depuis tou­jours, même si cela trouve à des lieues de dis­tance. Il parle aus­si d’un tapis volant dont le pos­ses­seur n’a qu’à for­mu­ler en pen­sée le sou­hait qui lui est cher, pour être ins­tan­ta­né­ment à l’endroit qu’il pou­vait contem­pler par la lunette d’ivoire. Le conte parle aus­si des géants ailés qui, non contents de vous trans­por­ter en un éclair par-delà des dis­tances incom­men­su­rables, font sur­gir de l’intérieur de la terre et même, comme dans le conte d’Aladin et de la lampe mer­veilleuse, du néant, des tré­sors d’une richesse telle que l’on n’oserait même pas rêver les pos­sé­der un jour.

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trad.  Françoise Wuilmart
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p. 219-220