18 01 16

Un jour, j’a­vais dix ans, j’ai été enfer­mé dans la morgue de Sophiahemmet. Le gar­dien de l’hô­pi­tal s’ap­pe­lait Algit. C’était un grand pataud avec des che­veux blonds presque blancs cou­pés ras et des petits yeux bleus per­çants sous des sour­cils blancs, des mains grasses et vio­la­cées. Algot trans­por­tait les cadavres et il par­lait volon­tiers de la mort, des morts, des ago­nies, des morts qui n’é­taient morts qu’en appa­rence.
La morgue se com­po­sait de deux pièces, il y avait, devant, une cha­pelle où les parents pre­naient une der­nière fois congé des leurs et, der­rière, une pièce où l’on arran­geait les cadavres après une autos­pie.
Un jour de grand soleil, à la fin de l’hi­ver, Algot m’a atti­ré dans la pièce de der­rière et il a sou­le­vé le drap qui recou­vrait un cadavre qu’on venait de livrer. Une jeune femme aux longs che­veux noirs, des lèvres pleines, un men­ton rond. Je l’ai lon­gue­ment regar­dée tan­dis qu’Algot s’oc­cu­pait d’autre chose. Tout à coup, j’ai enten­du un grand bruit. La porte d’en­trée venait de se refer­mer et je res­tai seul avec la morte, cette belle jeune femme, et cinq ou six autres cadavres entas­sés sur des draps tachés de jaune. Je frap­pai à la porte et j’ap­pe­lai Algot, en vain. J’étais seuls avec les morts ou ces sem­blants de morts, à tout ins­tant l’un ou l’autre pou­vait se lever et venir s’a­grip­per à moi. Le soleil brillait à tra­vers les vitres d’un blanc lai­teuxs, le silence s’ac­cu­mu­lait au-des­sus de ma tête, une chape de silence qui mon­tait jus­qu’au ciel. Mon coeur bat­tait dans mes oreilles, je res­pi­rais avec dif­fi­cul­té, j’a­vais froid au creux de l’es­to­mac et je fris­son­nais.
Je suis allé m’as­seoir sur un tabou­ret dans la cha­pelle et j’ai fer­mé les yeux. C’était affreux, il fal­lait que je contrôle tout ce qui pou­vait se pas­ser exac­te­ment der­rière moi ou bien là où je ne regar­dais pas. Le silence fut rom­pu par un sourd gro­gne­ment. Je savais ce que c’é­tait. Algot m’a­vait racon­té que les morts pétaient dia­ble­ment fort, le bruit ne me fai­sait pas direc­te­ment peur. Quelques sil­houettes pas­sèrent devant la cha­pelle, j’en­ten­dais leurs voix, je les entre­voyais à tra­vers les vitres dépo­lis. A mon propre éton­ne­ment, je n’ai pas crié, je suis res­té immo­bile, je me suis tu. Les sil­houettes dis­pa­rurent, les voix s’é­loi­gnèrent.
Je venais d’être sai­si par un désir violent qui me brû­lait, me déman­geait. Je me suis levé et je me suis sen­ti pous­ser vers l’autre pièce avec les morts. La jeune femme qu’on venait de trai­ter était cou­chée sur une table en bois au milieu de la pièce. J’ai reti­ré le drap, et j’ai dénu­dé la femme. Elle était entiè­re­ment nue si l’on excepte un pan­se­ment qui allait de sa gorge au pubis. J’ai levé la main et je lui ai tou­ché l’é­paule. J’avais enten­du par­ler du froid de la mort, mais la peau de la fille n’é­tait pas froide, elle me brû­lait. J’ai fait mon­ter ma main jus­qu’à son sein, un petit sein flasque avec une mame­lon noir dres­sé. Un duvet noir pous­sait sur son ventre, elle res­pi­rait, non, elle ne res­pi­rait pas, mais sa bouche ne s’é­tait-elle pas ouverte ? Je voyais ses dents blanches sous l’ar­ron­di de ses lèvres. Je me dépla­çai de façon à voir son sexe que j’au­rais vou­lu tou­cher, seule­ment je n’o­sais pas.
Maintenant je voyais bien que sous ses pau­pières à moi­tié fer­mées, elle me regar­dait. Tout n’é­tait plus que confu­sion, le temps s’ar­rê­ta et la forte lumière devint encore plus forte. Algot m’a­vait racon­té l’his­toire d’un de ses col­lègues qui avait vou­lu faire une plai­san­te­rie à une jeune infir­mière. Après une ampu­ta­tion, il avait pla­cé une main sous la cou­ver­ture de son lit. Comme l’in­fir­mière n’ar­ri­vait pas à la prière du matin, on était allé la cher­cher dans sa chambre. Elle était assise, nue, en train de mâchon­ner la main, elle avait arra­ché le pouce et elle l’a­vait intro­duit dans son vagin. Et moi, j’al­lais main­te­nant deve­nir fou comme elle. Je me suis jeté sur la porte qui s’est ouverte toute seule. La jeune femme me lais­sait filer.

Laterna Magica
trad. Lucie Albertini
Gallimard 1987
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