Il est faux de voir dans Don Quichotte la fin du roman de che­va­le­rie, en invo­quant les hal­lu­ci­na­tions, les fuites d’i­dées, les états hyp­no­tiques ou cata­lep­tiques du héros. Il est faux de voir dans les romans de Beckett la fin du roman en géné­ral, en invo­quant les trous noirs, la ligne de déter­ri­to­ria­li­sa­tion des per­son­nages, les pro­me­nades schi­zo­phré­niques de Molloy ou de l’Innommable, leur perte de nom, de sou­ve­nir ou de pro­jet.

Deleuze et Guattari, Mille Plateaux

Et pour­tant encore, ce n’é­tait pas une expé­rience indi­vi­dua­liste, car elle empor­tait – fût-ce par sur­croît l’i­dée d’une cer­taine tota­li­té : tota­li­té du faire, d’a­bord, Réquichot accom­plis­sant et révi­sant toutes les tech­niques de la moder­ni­té, ne répu­gnant pas à s’in­cor­po­rer une cer­taine Mathésis de la pein­ture et ne négli­geant nul­le­ment ce que pou­vaient lui ensei­gner ses devan­ciers ; concur­rence des arts ensuite : de même que les peintres de la Renaissance étaient aus­si, bien sou­vent, des ingé­nieurs, des archi­tectes, des hydrau­li­ciens, Réquichot a uti­li­sé un autre signi­fiant, l’é­cri­ture : il a écrit des poèmes, des lettres, un jour­nal intime et un texte, inti­tu­lé pré­ci­sé­ment « Faustus » : car Faust est encore le héros épo­nyme de cette race d’ar­tistes : leur savoir est apo­ca­lyp­tique : ils mènent de front l’ex­plo­ra­tion du faire et la des­truc­tion catas­tro­phique du pro­duit.

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« Réquichot et son corps » Œuvres com­plètes [pré­face à Bernard Réquichot, de Roland Barthes, Marcel Billot et Alfred Pacquement, Bruxelles, éd. de la Connaissance, 1973]
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t. 4 : « 1972–1976 »
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p. 396
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Il y aura des ency­clo­pé­dies du lan­gage, toute une mathé­sis des formes, des figures, des inflexions, des inter­pel­la­tions, des inti­mi­da­tions, des déri­sions, des cita­tions, des jeux de mots. Tous ces mou­ve­ments autre­fois mas­sés et conte­nus dans des parcs et des qua­ran­taines.

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« Situations »
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Tel Quel n° 57
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Dans le débat somme toute conven­tion­nel entre la sub­jec­ti­vi­té et la science, j’en venais à cette idée bizarre : pour­quoi n’y aurait-il pas, en quelque sorte, une science nou­velle par objet ? Une Mathesis sin­gu­la­ris (et non plus uni­ver­sa­lis ?).

Contre Benn, qui dit : « Un Gemüt ? Je n’en ai aucun. » « Gemüt ? Gemüt habe ich keines. » Dans Die Struktur der moder­nen Lyrik, Hugo Friedrich reprend à son compte le thème des Probleme der Lyrik de Benn (1951). Ainsi se ren­force une doc­trine sans cœur de la poé­sie, dou­blée d’une doc­trine de la poé­sie sans cœur, c’est-à-dire sans foyer pro­blé­ma­tique, sans intel­lect ryth­mique, « ins­tinct logique » ou ins­tinct for­ma­teur, imma­nent et recons­ti­tuable. Car c’est exac­te­ment ce que désigne, quoi qu’il en soit, le mot cœur ; Empédocle dit que le cœur est le lieu des pen­sées, pen­sées qui se pensent ou pen­sées impuis­santes à se pen­ser.

Je crois que pour être bien l’homme, la nature se pen­sant, il faut pen­ser de tout son corps ― ce qui donne une pen­sée pleine et à l’u­nis­son comme ces cordes du vio­lon vibrant immé­dia­te­ment avec sa boîte de bois creux. Les pen­sées par­tant du seul cer­veau (dont j’ai tant abu­sé l’é­té der­nier et une par­tie de cet hiver) me font main­te­nant l’ef­fet d’airs joués sur la par­tie aiguë de la chan­te­relle dont le son ne récon­forte pas dans la boîte, ― qui passent et s’en vont sans se créer, sans lais­ser de traces d’elles. En effet, je ne me rap­pelle plus aucune de ces idées subites de l’an der­nier. ― Me sen­tant un extrême mal au cer­veau le jour de Pâques, à force de tra­vailler du seul cer­veau (exci­té par le café, car il ne peut com­men­cer, et, quant à mes nerfs, ils étaient trop fati­gués sans doute pour rece­voir une impres­sion du dehors) ― j’es­sayai de ne plus pen­ser de la tête, et, par un effort déses­pé­ré, je roi­dis tous mes nerfs (du pec­tus) de façon à pro­duire une vibra­tion, (en gar­dant la pen­sée à laquelle je tra­vaillais alors qui devint le sujet de cette vibra­tion, ou une impres­sion), — et j’é­bau­chai tout un poëme long­temps rêvé, de cette façon. Depuis, je me suis dit, aux heures de syn­thèse néces­saire, « Je vais tra­vailler du cœur » et je sens mon cœur (sans doute que toute ma vie s’y porte) ; et, le reste de mon corps oublié, sauf la main qui écrit et ce cœur qui vit, mon ébauche se fait ― se fait. Je suis véri­ta­ble­ment décom­po­sé, et dire qu’il faut cela pour avoir une vue très-une de l’Univers ! Autrement, on ne sent d’autre uni­té que celle de sa vie. Il y a dans un musée de Londres « la valeur d’un homme » : une longue boîte-cer­cueil, avec de nom­breux casiers, où sont de l’a­mi­don — du phos­phore — de la farine — des bou­teilles d’eau, d’al­cool — et de grands mor­ceaux de géla­tine fabri­quée. Je suis un homme sem­blable.

, lettre à Eugène Lefébure, lun­di 27 mai 1867

Curtius rap­pelle que poe­sis, poe­ma, poe­ti­ca, poe­ta sont des mots peu employés au Moyen Âge : « la poé­sie, en effet n’était pas recon­nue comme un art en soi. Au début, il n’existait même pas de mot signi­fiant “com­po­ser” (dich­ten). On employait alors des péri­phrases telles que metri­ca facun­dia,metri­ca dic­ta, tex­tus per dic­ta poe­ti­ca scrip­tus, ou un verbe comme metri­care, “faire des mètres.” » Le poème dicte un dit dans un dire. Il inef­face (exhibe) le dire dans le dit et le dit dans le dire. « Dictare signi­fie à l’origine dic­ter. Dès l’Antiquité, on avait cou­tume de dic­ter non seule­ment les lettres, mais sur­tout les écrits en style sou­te­nu. C’est pour­quoi depuis saint Augustin, dic­tare prend le sens d’écrire, de rédi­ger et, avant tout, d’écrire des œuvres poé­tiques. C’est à cette évo­lu­tion lin­guis­tique que nous devons les mots alle­mands Dichter, dich­ten et Gedicht. (…)Dichter et dic­ta­teur pro­viennent de la même racine. Les trou­ba­dours s’appellent chez Dante dic­ta­tores illustres.

Écrire avec sen­ti­ment, c’est pour ces mes­sieurs par­ler constam­ment de ten­dresse, d’amitié et d’amour des hommes. Mais, pauvres benêts, vou­drais-je leur dire, ce n’est qu’une petite branche de l’arbre. (…) Ce n’est pas tant ce que vous écri­vez que nous détes­tons ; c’est que vous pin­ciez tou­jours la même corde.

Nos enthou­siastes sen­ti­men­taux qua­li­fient tous ceux qui se moquent d’eux de railleurs super­fi­ciels et ne s’imaginent pas que l’on puisse éprou­ver des émo­tions fortes sans céder au bavar­dage. Transportez vos sen­ti­ments jusqu’au troi­sième ciel et faites don­ner à vos sen­ti­ments la force de grandes et bonnes actions, ce n’est pas de par­ler des émo­tions que je me moque, que le tout-puis­sant me garde d’une telle chose, c’est du bavar­dage des émo­tions. Croyez-vous donc être les seuls êtres sen­sibles (…) ?

Ceux qui ont de la force dans le pin­ceau donnent de l’ossature aux carac­tères, ceux qui en manquent leur donnent seule­ment de la chair. On dit d’une écri­ture qui pos­sède une forte ossa­ture et peu de chair qu’elle est “mus­clée”, tan­dis qu’on appelle “cochons d’encre” les carac­tères qui ont beau­coup de chair et peu d’ossature. Une écri­ture pleine de force mus­cu­laire est une écri­ture accom­plie ; une écri­ture qui n’en a pas est une écri­ture malade.