J’étais par­ti de deux modèles d’analyse. Dans l’un (qui me semble carac­té­ri­ser la tra­di­tion phi­lo­so­phique), la volon­té de savoir est prise à l’intérieur d’une connais­sance préa­lable dont elle consti­tue le dérou­le­ment, comme le déca­lage et le délai inté­rieur.

Dans l’autre modèle, le connaître doit être ana­ly­sé comme pur évé­ne­ment à la sur­face de pro­ces­sus qui ne sont pas en eux-mêmes de l’ordre de la connais­sance ; appe­lons savoir l’ensemble de ces évé­ne­ments. Quant à la connais­sance (c’est-à-dire au rap­port sujet-objet), elle serait un effet inté­rieur au connaître. Effet qui n’a pas pu être évi­té mais qui n’est peut-être pas néces­saire. Enfin, la véri­té n’est pas ce qui est lié de plein droit à la connais­sance, mais elles sont l’une par rap­port à l’autre dans un rap­port à la fois d’appui et d’exclusion.

Il existe depuis des siècles un thème dont la bana­li­té porte jusqu’au dégoût, c’est le thème que tout le monde fina­le­ment est un peu phi­lo­sophe.

Thème que le dis­cours phi­lo­so­phique écarte aus­si­tôt pour faire appa­raître celui-ci, à savoir que la phi­lo­so­phie est une tâche spé­ci­fique, en retrait et à dis­tance de toutes les autres et qui ne peut se réduire à aucune autre. Mais thème que le dis­cours phi­lo­so­phique reprend non moins régu­liè­re­ment pour affir­mer que la phi­lo­so­phie n’est rien d’autre que le mou­ve­ment de la véri­té elle-même, qu’elle est la conscience pre­nant conscience de soi – ou qu’il est déjà phi­lo­sophe celui qui s’éveille au monde. […]

Le vieux thème mil­lé­naire du « tout le monde est plus ou moins phi­lo­sophe » a une fonc­tion pré­cise et assi­gnable dans l’histoire occi­den­tale : il ne s’agit ni plus ni moins que du bou­clage du désir de connaître dans la connais­sance elle-même.

[Ce que Foucault refor­mule au début du cours sui­vant :] De sorte que la connais­sance était préa­lable à ce désir qui la concer­nait ; et que ce désir lui-même n’était rien d’autre qu’une sorte de retard de la connais­sance par rap­port à soi, désir cor­ré­la­tif au délai qui la retar­dait pour atteindre d’un coup sa vraie nature, à savoir la contem­pla­tion.

À la base d’une ver­tu est le pou­voir que nous avons d’en bri­ser la chaîne. L’enseignement tra­di­tion­nel a mécon­nu ce res­sort secret de la morale : l’idée de la morale en est affa­die. Du côté de la ver­tu, la vie morale a l’aspect d’un confor­misme peu­reux ; de l’autre, le dédain de la fadeur est tenu pour immo­ra­li­té. L’enseignement tra­di­tion­nel exige en vain une rigueur de sur­face, faite de for­ma­lisme logique : il tourne le dos à l’esprit de la rigueur. Nietzsche dénon­çant la morale ensei­gnée pen­sait ne pas sur­vivre à un crime qu’il aurait com­mis. S’il y a morale authen­tique, son exis­tence est tou­jours en jeu. La véri­table haine du men­songe admet, non sans une hor­reur sur­mon­tée, le risque pris dans un men­songe don­né. L’indifférence devant le risque en est l’apparente légè­re­té. C’est l’envers de l’érotisme admet­tant la condam­na­tion sans laquelle il serait fade. L’idée d’intangibles lois retire de la force à une véri­té morale à laquelle nous devons adhé­rer sans nous enchaî­ner. Nous véné­rons, dans l’excès éro­tique, la règle que nous vio­lons. Un jeu d’oppositions rebon­dis­santes est à la base d’un mou­ve­ment alter­né de fidé­li­té et de révolte, qui est l’essence de l’homme. En dehors de ce jeu, nous étouf­fons dans la logique des lois.

L’amour de la nature est d’ailleurs si sus­cep­tible d’accord avec le pri­mat de l’utile, c’est-à-dire du len­de­main, qu’il a été le mode de com­pen­sa­tion le plus répan­du – le plus ano­din – des socié­tés uti­li­sa­trices : rien évi­dem­ment de moins dan­ge­reux, de moins sub­ver­sif, à la fin de moins sau­vage, que la sau­va­ge­rie des rochers.

De la nais­sance à la mort de Charles Baudelaire, l’Europe s’engagea dans un réseau de voies fer­rées, la pro­duc­tion ouvrir la pers­pec­tive d’un accrois­se­ment indé­fi­ni des forces pro­duc­tives et se don­na cet accrois­se­ment pour fin. L’opération pré­pa­rée depuis long­temps com­men­çait une méta­mor­phose rapide du monde civi­li­sé, fon­dée sur le pri­mat du len­de­main, à savoir sur l’accu­mu­la­tion capi­ta­liste.

La misère de la tra­di­tion est de s’appuyer sur la fai­blesse, qui engage le sou­ci de l’avenir. Le sou­ci de l’avenir exalte l’avarice ; il condamne l’imprévoyance, gas­pille. La fai­blesse pré­voyante s’oppose au prin­cipe de la jouis­sance de l’instant pré­sent. La morale tra­di­tion­nelle s’accorde avec l’avarice, elle voit dans la pré­fé­rence pour la jouis­sance immé­diate la racine du Mal. La morale avare fonde l’entente de la jus­tice et de la police. Si je pré­fère la jouis­sance, je déteste la répres­sion.

GRAND-PEUR ET MISÈRE DU TROISIÈME REICH est main­te­nant par­ti à l’im­pres­sion. déjà, Lukàcs a salué LE MOUCHARD comme si j’é­tais un pécheur ren­tré dans le giron de l’ar­mée du salut. voi­là enfin qui est pris à même la vie ! on oublie vite qu’ils s’a­git d’un mon­tage de 27 scènes, d’un simple réper­toire de gestes, se taire, ins­pec­ter autour de soi, sur­sau­ter d’ef­froi, etc.

, ,
trad.  Philippe Ivernel
, , ,
p. 19
, 15.8.38

j’a­vais envoyé au READER’S DIGEST (tirage 3 mil­lions 1/2 envi­ron) quelque chose sur hit­ler pour la série « le carac­tère le plus inou­bliable que j’aie ren­con­tré ». cela me revint promp­te­ment. feucht­wan­ger rap­porte que même tho­mas mann, même wer­fel très en vogue ici se sont vu retour­ner leurs contri­bu­tions. le maga­zine met une demi-dou­zaine d’ex­perts sur les envois. l’un véri­fie uni­que­ment si la chose est bien mar­ron, un deuxième si elle pue bien, un troi­sième si elle ne contient pas aus­si des frag­ments solides etc. ain­si véri­fie-t-on sévè­re­ment si c’est bien de la merde avant de la prendre. (l’ex­pert en sus­pense, l’ex­pert en carac­tères, l’ex­pert en « réa­li­tés vivantes » etc.)

ich hatte READERS DIGEST (auflage etwa 3V2 mil­lio­nen) zu ihrer serie >mein unver­geß­lichs­ter cha­rak­ter< etwas über hit­ler ein­ges­chickt. es kam prompt zurück, feucht­wan­ger berich­tet, daß auch tho­mas mann und der hier sehr erfol­greiche wer­fel ihre bei­träge zurü­cke­rhiel­ten, das maga­zin setzt ein halbes dut­zend exper­ten an die ein­sen­dun­gen. einer prüft nur, ob das ding auch braun ist, ein zwei­ter, ob es auch stinkt, ein drit­ter, ob es auch nicht feste bro­cken enthält usw. so streng wird es geprüft, ob es auch scheiße ist, bevor es genom­men wird, (expert für Spannung, expert für Charakterisierung, expert für >lebensnähe< usw.)

, ,
trad.  Philippe Ivernel
, , , 21.4.42, trad. lég. modi­fiée