L’archive n’est pas non plus ce qui recueille la pous­sière des énon­cés deve­nus inertes et per­met le miracle éven­tuel de leur résur­rec­tion ; c’est ce qui défi­nit le mode d’actualité de l’énoncé-chose ; c’est le sys­tème de son fonc­tion­ne­ment[…] Entre la langue qui défi­nit le sys­tème de construc­tion des phrases pos­sibles, et le cor­pus
qui recueille pas­si­ve­ment les paroles pro­non­cées, l’archive défi­nit un niveau par­ti­cu­lier : celui d’une pra­tique qui fait sur­gir une mul­ti­pli­ci­té d’énoncés comme autant d’événements régu­liers, comme autant de choses offertes au trai­te­ment et à la mani­pu­la­tion. Elle n’a pas la lour­deur de la tra­di­tion ; et elle ne consti­tue pas la biblio­thèque sans temps ni lieu de toutes les biblio­thèques ; mais elle n’est pas non plus l’oubli accueillant qui ouvre à toute parole nou­velle le champ d’exercice de sa liber­té ; entre la tra­di­tion et l’oubli, elle fait appa­raître les règles d’une pra­tique qui per­met aux énon­cés à la fois de sub­sis­ter et de se modi­fier régu­liè­re­ment.

Pour le phi­lo­sophe aris­to­té­li­cien, la pre­mière règle de l’éthique n’est pas le choix de la « médio­cri­té », fut-elle « dorée », mais celui de la mesure [réfé­rence à l’aurea medio­cri­tas d’Horace, ndr]. Le ver­tueux doit « pro­duire en tout des actions mesu­rées ». C’est là la place de la tem­pé­rance. Réciproquement, celui qui s’abstient de tout plai­sir, celui qui fuit devant eux, sans excep­tion aucune, sombre dans l’hébétude « tel un rustre ». « De telles gens se ren­con­trant rare­ment », Aristote explique qu’ils n’ont pas reçu de nom. Il en pro­pose donc un : « Appelons-les, dit-il, des insen­sibles. »
L’insensibilité, lit­té­ra­le­ment l’anesthésie (suit le mot grec, ndr), c’est-à-dire aus­si la stu­pi­di­té (c’est le sens du mot chez Théophraste), est donc pour Aristote le pire des vices. Pareille insen­si­bi­li­té est pro­pre­ment « innom­mable », parce qu’elle « n’a rien d’humain ». On ne l’imagine même pas dans la vie réelle : c’est le fait d’un per­son­nage de comé­die, inapte à vivre en socié­té, le propre d’un monstre, d’un « vicieux » total.
Aux yeux du phi­lo­sophe, la « ces­sa­tion de tout plai­sir sexuel » ne peut être qu’une anes­thé­sie géné­rale : le plus par­fait conti­nent est le par­fait frus­tré, à la fois rustre et fruste. C’est à cet insen­sible qu’Aristote oppose le tem­pé­rant, homme du juste milieu et de l’équilibre, lequel est tout sauf « médiocre ».
L’idéal du juste milieu, de la « médie­té », a de nos jours quelque chose d’irritant – sur­tout quand la publi­ci­té la trans­forme en ordon­nance média­tique et pres­crit.

il appar­tien­dra à cha­cun de défi­nir pour lui-même le par­ti qu’il doit prendre face à des obs­tacles épis­té­mo­lo­giques pri­vés que sont les impe­di­men­ta feli­ci­ta­tis, autre­ment dit le sexe, la nour­ri­ture, la bois­son : amo­vere, detrun­care, sive regu­lare – tout arrê­ter, éla­guer, ou régler. La véri­té phi­lo­so­phique de l’ascétisme est la tem­pé­rance, ce qu’on appelle aujourd’hui « l’équilibre ».

Résumant la thèse cen­su­rée 173 de Tempier
« La volon­té est mono­ma­niaque, elle veut tou­jours la même chose ; la rai­son libère, car elle sait qu’il y a autre chose, elle connaît et par là même dépasse les « contraires », elle a le pou­voir de diri­ger la volon­té vers ce qui lui semble bon. Il n’y a que la rai­son pour arra­cher l’homme au déter­mi­nisme du vou­loir. »

Reprenant une défi­ni­tion, alors moderne, de la science, cou­ram­ment attes­tée dans le Paris des années 1250, Manfred sou­tient que le savoir ne pro­gresse que « dis­tri­bué ou répar­ti », en un mot : com­mu­ni­qué.

Si l’on doute qu’il y ait eu des phi­lo­sophes au Moyen Age, cela tient d’abord au fait que l’on doute qu’il y ait eu un besoin de phi­lo­so­phie. En rédui­sant le tra­vail intel­lec­tuel au com­men­taire de textes, et la liber­té de pen­sée aux jeux sté­riles de dis­putes cari­ca­tu­rées, l’historiographie d’inspiration huma­niste a désar­ti­cu­lé la phi­lo­so­phie médié­vale en deux sortes de vani­tés : le sérieux de la lec­tu­ra ; l’absence de sérieux de la dis­pu­ta­tio.