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Et en effet, ces abréviations de signes (les mots) valant pour la conscience comme uniques vestiges de sa continuité, c’est-à-dire inventés à partir d’une sphère où le « vrai » et le « faux » nécessitent la représentation erronée que quelque chose puisse durer, rester identique (donc qu’il puisse y avoir une concordance entre les signes inventés et ce qu’ils sont censés désigner) c’est pourquoi aussi les impulsions mêmes sont désormais signifiées à partir de l’ « unité » cohérente, sont comparées dans ce qu’elles ont de plus semblable ou de dissemblable par rapport à l’unité première : laquelle désormais est l’âme du suppôt ou sa conscience ou son intellect. En fin de compte elles sont qualifiées de « passions » en tant qu’elles font désormais l’objet d’un jugement du suppôt qui les considère comme affectant son unité ou sa cohésion, en l’absence même de ce jugement : donc passions (ou affections) du « sujet » — soit du suppôt que les impulsions « ignorent », autant que celui-ci les interprète comme « propensions », « penchants », inclinations de lui-même ; toutes sortes de termes qui relèvent toujours de la représentation d’une unité durable, d’une fixité, d’un « sommet » ayant nécessairement des « versants ».
Sous ce rapport, Nietzsche retient le terme d’affect — cela pour rendre leur autonomie aux forces qui, subordonnées à l’ « unité » fallacieuse du suppôt, la modifient et la rendent mouvante et fragile. Produit lui-même de cette « abréviation de signes », le suppôt tout de même se « pense » au delà des signes proprement dits que sont les mouvements impulsionnels : donc mouvements, selon Nietzsche, valant pour des gestes interprétables, au même titre que ceux que le suppôt exécute, qu’il se taise ou parle.
Mais déjà cette gesticulation n’exprime plus les mouvements qui en deçà du suppôt se signifiaient mutuellement : s’il se ressent de leur contrainte et qu’il gesticule en conséquence, désormais le système de « signes » abrégeant ceux de la contrainte pulsionnelle, la ramène à l’unité cohérente (du suppôt) qui forme le « sujet » (grammatical) d’une série de propositions, de déclarations, à l’égard de tout ce qui lui arrive, soit du dehors soit du dedans : en sorte que la pulsion ou la répulsion — (résistance ou non-résistance) — qui servait à l’origine de modèle à ce système abréviatif, devient, à partir du suppôt, l’insignifiant ; les intensités (pulsion-répulsion) ne prennent de signification qu’elles ne soient d’abord réduites par le système abréviatif, aux états intentionnels du suppôt. Celui-ci, désormais, pense ou croit penser selon qu’il se sent menacé ou assuré dans sa persistance — celle même de son intellect : lequel n’est jamais que répulsion pour tout ce qui pourrait détruire la cohésion entre le suppôt et ce système abréviatif, quand d’aventure le suppôt cède aux fluctuations d’intensité, dépourvues d’intention — ou tout au contraire est pulsion pure et simple en tant qu’il abrège ces fluctuations sous forme de pensée.

Nietzsche et le cercle vicieux
Mercure de France 1969
abréviation affect affection âme/corps code cohérence concordance congruence continu/discontinu flux gesticulation grammaire impulsion je langage moi nietzsche passion persistance pulsion répulsion signes subsistance substance sujet suppôt unité