18 06 17

La relation naturelle, saine, des hommes et des biens est en effet celle où la production est consciemment régie par la consommation à venir, par les qualités concrètes des objets, par leur valeur d’usage. Or ce qui caractérise la production pour le marché, c’est au contraire l’élimination de cette relation de la conscience des hommes, sa réduction à l’implicite grâce à la médiation de la nouvelle réalité économique créée par cette forme de production : la valeur d’échange.
[…] Sur le plan conscient et manifeste, la vie économique se compose de gens orientés exclusivement vers les valeurs d’échange, valeurs dégradées, auxquels s’ajoutent dans la production quelques individus – les créateurs dans tous les domaines – qui restent orientés essentiellement vers les valeurs d’usage et qui par cela même se situent en marge de la société et deviennent des individus problématiques ; et naturellement, même ceux-ci, à moins d’accepter l’illusion (Girard dirait le mensonge) romantique de la rupture totale entre l’essence et l’apparence, entre la vie intérieure et la vie sociale, en sauraient se leurrer sur les dégradations que subit leur activité créatrice dans la société productrice pour le marché, dès qu’elle se manifeste à l’extérieur, dès qu’elle devient livre, tableau, enseignement, composition musicale, etc. jouissant d’un certain prestige, et ayant par cela même un certain prix. Ce à quoi il faut ajouter qu’en tant que consommateur dernier, opposé, dans l’acte même de l’échange, aux producteurs, tout individu, dans la société productrice pour le marché, se trouve à certains moments de la journée en situation de viser des valeurs d’usage qualitatives qu’il ne peut atteindre que par la médiation des valeurs d’échange.

Pour une sociologie du roman
Gallimard 1964
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