10 07 20

Le poète fait sem­blant de connaître à fond les dif­fé­rentes pro­fes­sions, comme par exemple celle de géné­ral, de tis­se­rand, de marin et toutes les choses qui les concernent. Il se com­porte comme s’il savait. En expli­quant les des­ti­nées et les actes humains, il a l’air d’avoir été pré­sent, lorsque fut tis­sée la trame du monde : en ce sens c’est un impos­teur. Il accom­plit ses dupe­ries devant des igno­rants — c’est pour­quoi elles lui réus­sissent : ceux-ci le louent de son savoir réel et pro­fond et l’induisent enfin à croire qu’il connaît véri­ta­ble­ment les choses aus­si bien que les spé­cia­listes, qui les connaissent et les exé­cutent, et même aus­si bien que la grande Araignée du monde. L’imposteur finit donc par être de bonne foi et par croire en sa véra­ci­té. Les hommes sen­sibles vont même jusqu’à lui dire en plein visage qu’il pos­sède la véri­té et la véri­di­ci­té supé­rieures, — car il arrive par­fois à ceux-ci d’être momen­ta­né­ment fati­gués de la réa­li­té ; ils prennent alors le rêve poé­tique pour un relai bien­fai­sant, une nuit de repos, salu­taire au cer­veau et au cœur. Ce que le poète voit en rêve leur paraît main­te­nant d’une valeur supé­rieure parce que, comme je l’ai dit, ils en éprouvent un sen­ti­ment bien­fai­sant, et tou­jours les hommes ont cru que ce qui sem­blait être plus pré­cieux était ce qu’il y avait de plus vrai, de plus réel. Les poètes qui ont conscience de ce pou­voir, à eux propre, s’appliquent avec inten­tion à calom­nier ce que l’on appelle géné­ra­le­ment réa­li­té et à lui don­ner le carac­tère de l’incertitude, de l’apparence, de l’inauthenticité, de ce qui s’égare dans le péché, la dou­leur et l’illusion ; ils uti­lisent tous les doutes au sujet des limites de la connais­sance, tous les excès du scep­ti­cisme, pour dra­per autour des choses le voile de l’incertitude : afin que, après qu’ils ont accom­pli cet obs­cur­cis­se­ment, l’on inter­prète, sans hési­ta­tion, leurs tours de magie et leurs évo­ca­tions comme la voie de la « véri­té vraie ») de la « réa­li­té réelle ».

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« Opinions et Sentences mêlées » Humain trop humain
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trad.  Henri Albert
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p. 36–38 § 32