Le poète fait semblant de connaître à fond les différentes professions, comme par exemple celle de général, de tisserand, de marin et toutes les choses qui les concernent. Il se comporte comme s’il savait. En expliquant les destinées et les actes humains, il a l’air d’avoir été présent, lorsque fut tissée la trame du monde : en ce sens c’est un imposteur. Il accomplit ses duperies devant des ignorants — c’est pourquoi elles lui réussissent : ceux-ci le louent de son savoir réel et profond et l’induisent enfin à croire qu’il connaît véritablement les choses aussi bien que les spécialistes, qui les connaissent et les exécutent, et même aussi bien que la grande Araignée du monde. L’imposteur finit donc par être de bonne foi et par croire en sa véracité. Les hommes sensibles vont même jusqu’à lui dire en plein visage qu’il possède la vérité et la véridicité supérieures, — car il arrive parfois à ceux-ci d’être momentanément fatigués de la réalité ; ils prennent alors le rêve poétique pour un relai bienfaisant, une nuit de repos, salutaire au cerveau et au cœur. Ce que le poète voit en rêve leur paraît maintenant d’une valeur supérieure parce que, comme je l’ai dit, ils en éprouvent un sentiment bienfaisant, et toujours les hommes ont cru que ce qui semblait être plus précieux était ce qu’il y avait de plus vrai, de plus réel. Les poètes qui ont conscience de ce pouvoir, à eux propre, s’appliquent avec intention à calomnier ce que l’on appelle généralement réalité et à lui donner le caractère de l’incertitude, de l’apparence, de l’inauthenticité, de ce qui s’égare dans le péché, la douleur et l’illusion ; ils utilisent tous les doutes au sujet des limites de la connaissance, tous les excès du scepticisme, pour draper autour des choses le voile de l’incertitude : afin que, après qu’ils ont accompli cet obscurcissement, l’on interprète, sans hésitation, leurs tours de magie et leurs évocations comme la voie de la « vérité vraie ») de la « réalité réelle ».
10 07 20