20 07 24

Hoffmanstall, Lettre de Lord Chandos et autres textes

Mon cas, en bref, est celui-ci : j’ai com­plè­te­ment per­du la facul­té de médi­ter ou de par­ler sur n’importe quoi avec cohé­rence.

D’abord il me devint peu à peu impos­sible de dis­pu­ter d’une matière éle­vée ou assez géné­rale, de four­nir alors à ma bouche ces mots dont pour­tant, d’habitude, tous les hommes font un usage spon­ta­né, sans hési­ter. J’éprouvais un malaise inex­pli­cable à seule­ment pro­non­cer les mots « esprit », « âme », ou « corps ». J’étais empê­ché, au fond de moi, de por­ter un juge­ment sur les affaires de la cour, les inci­dents au Parlement, sur tout ce que vous pour­riez ima­gi­ner. Et cela, non par égard d’aucune sorte, car vous connais­sez ma fran­chise, allant jusqu’à l’étourderie : mais les termes abs­traits, dont la langue pour­tant doit se ser­vir de façon natu­relle pour pro­non­cer n’importe quel ver­dict, se décom­po­saient dans ma bouche tels des cham­pi­gnons moi­sis.

[…]

Je ne par­ve­nais plus à les sai­sir avec le regard sim­pli­fi­ca­teur de l’habitude. Tout se décom­po­sait en frag­ments, et ces frag­ments à leur tour se frag­men­taient, rien ne se lais­sait plus enfer­mer dans un concept. Les mots flot­taient, iso­lés, autour de moi ; ils se figeaient, deve­naient des yeux qui me fixaient et que je devais fixer en retour : des tour­billons, voi­là ce qu’ils sont, y plon­ger mes regards me donne le ver­tige, et ils tour­noient sans fin, et à tra­vers eux on atteint le vide.

[…]

Au cours de toutes les années que j’ai à vivre, celles qui vont venir bien­tôt et celles qui vien­dront ensuite, je n’écrirai aucun livre anglais ni latin : et ce, pour une unique rai­son, d’une bizar­re­rie si pénible pour moi que je laisse à l’esprit infi­ni­ment supé­rieur qu’est le vôtre le soin de la ran­ger à sa place dans ce domaine des phé­no­mènes phy­siques et spi­ri­tuels qui s’étale har­mo­nieu­se­ment devant vous : parce que pré­ci­sé­ment la langue dans laquelle il me serait don­né non seule­ment d’écrire mais encore de pen­ser n’est ni la latine ni l’anglaise, non plus que l’italienne ou l’espagnole, mais une langue dont pas un seul mot ne m’est connu, une langue dans laquelle les choses muettes me parlent, et dans laquelle peut-être je me jus­ti­fie­rai un jour dans ma tombe devant un juge incon­nu.

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« Lettre de Lord Chandos » Lettre de Lord Chandos et autres textes [1902]
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trad.  Jean-Claude Schneider
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p. 42–51