Mon cas, en bref, est celui-ci : j’ai complètement perdu la faculté de méditer ou de parler sur n’importe quoi avec cohérence.
D’abord il me devint peu à peu impossible de disputer d’une matière élevée ou assez générale, de fournir alors à ma bouche ces mots dont pourtant, d’habitude, tous les hommes font un usage spontané, sans hésiter. J’éprouvais un malaise inexplicable à seulement prononcer les mots « esprit », « âme », ou « corps ». J’étais empêché, au fond de moi, de porter un jugement sur les affaires de la cour, les incidents au Parlement, sur tout ce que vous pourriez imaginer. Et cela, non par égard d’aucune sorte, car vous connaissez ma franchise, allant jusqu’à l’étourderie : mais les termes abstraits, dont la langue pourtant doit se servir de façon naturelle pour prononcer n’importe quel verdict, se décomposaient dans ma bouche tels des champignons moisis.
[…]Je ne parvenais plus à les saisir avec le regard simplificateur de l’habitude. Tout se décomposait en fragments, et ces fragments à leur tour se fragmentaient, rien ne se laissait plus enfermer dans un concept. Les mots flottaient, isolés, autour de moi ; ils se figeaient, devenaient des yeux qui me fixaient et que je devais fixer en retour : des tourbillons, voilà ce qu’ils sont, y plonger mes regards me donne le vertige, et ils tournoient sans fin, et à travers eux on atteint le vide.
[…]Au cours de toutes les années que j’ai à vivre, celles qui vont venir bientôt et celles qui viendront ensuite, je n’écrirai aucun livre anglais ni latin : et ce, pour une unique raison, d’une bizarrerie si pénible pour moi que je laisse à l’esprit infiniment supérieur qu’est le vôtre le soin de la ranger à sa place dans ce domaine des phénomènes physiques et spirituels qui s’étale harmonieusement devant vous : parce que précisément la langue dans laquelle il me serait donné non seulement d’écrire mais encore de penser n’est ni la latine ni l’anglaise, non plus que l’italienne ou l’espagnole, mais une langue dont pas un seul mot ne m’est connu, une langue dans laquelle les choses muettes me parlent, et dans laquelle peut-être je me justifierai un jour dans ma tombe devant un juge inconnu.