Ce qui pour­rait le mieux se com­pa­rer à la manière dont l’es­sai s’ap­pro­prie les concepts, c’est le com­por­te­ment de quel­qu’un qui se trou­ve­rait en pays étran­ger, obli­gé de par­ler la langue de ce pays, au lieu de se débrouiller pour la recons­ti­tuer de manière sco­laire à par­tir d’élé­ments. Il va lire sans dic­tion­naire. Quand il aura vu trente fois le même mot, dans un contexte chaque fois dif­fé­rent, il se sera mieux assu­ré de son sens que s’il l’a­vait véri­fié dans la liste de ses dif­fé­rentes signi­fi­ca­tions, qui en géné­ral sont trop étroites en regard des varia­tions dues au contexte, et trop vagues en regard des nuances sin­gu­lières que le contexte fonde dans chaque cas par­ti­cu­lier. Certes, tout comme cet appren­tis­sage, l’es­sai comme forme s’ex­pose à l’er­reur ; le prix de son affi­ni­té avec l’ex­pé­rience intel­lec­tuelle ouverte, c’est l’ab­sence de cer­ti­tude que la norme de la pen­sée éta­blie craint comme la mort.

« L’essai comme forme »
Notes sur la lit­té­ra­ture [1954–1958]
trad. Sibylle Muller
Flammarion 1984
p. 17
apprentissage dictionnaire erreur essai forme langue langue étrangère

L’essai ne rend pas moins mais plu­tôt plus intense, au contraire, l’in­fluence réci­proque de ses concepts dans le pro­ces­sus de l’ex­pé­rience intel­lec­tuelle. Ils ne consti­tuent pas en elle un conti­nuum des opé­ra­tions, la pen­sée n’a­vance pas de manière uni­voque, mais au contraire les moments sont tis­sés ensemble comme dans un tapis. C’est du ser­ré de ce tis­sage que dépend la fécon­di­té des pen­sées. A vrai dire, celui qui pense ne pense pas, il fait de lui-même le théâtre de l’ex­pé­rience intel­lec­tuelle, sans l’ef­fi­lo­cher.

« L’essai comme forme »
Notes sur la lit­té­ra­ture [1954–1958]
trad. Sibylle Muller
Flammarion 1984
p. 17
continu/discontinu pensée tissu/tissage/texte

Ce qui fait qu’une pen­sée est pro­fonde, c’est qu’elle se plonge pro­fon­dé­ment dans la chose, et non qu’elle ramène pro­fon­dé­ment à une autre. L’essai applique cela de façon polé­mique, en trai­tant de ce que l’on consi­dère, selon les règles du jeu, comme déri­vé, sans suivre lui-même le fil défi­ni­tif de cette déri­va­tion. Il ras­semble par la pen­sée, en toute liber­té, ce qui se trouve réuni dans l’ob­jet libre­ment choi­si. Il ne se fixe pas arbi­trai­re­ment sur un au-delà des média­tions – et ce sont les média­tions his­to­riques dans les­quelles se sont dépo­sés les sédi­ments de la socié­té tout entière – mais il cherche les conte­nus de véri­té, qui sont eux-mêmes des conte­nus his­to­riques. Il n’est pas en quête d’un don­né ori­gi­nel, en dépit de la socié­té socia­li­sée, qui, jus­te­ment parce qu’elle se tolère rien qui ne porte son empreinte, tolère moins que toute autre chose ce qui rap­pelle sa propre omni­pré­sence, et qui fait néces­sai­re­ment appel, comme com­plé­ment idéo­lo­gique, à cette nature dont sa praxis ne laisse rien sub­sis­ter. L’essai dénonce sans mot dire l’illu­sion que la pen­sée pour­rait jaillir de ce qui est the­sei, c’est-à-dire culture, pour rejoindre ce qui est phy­sei, c’est-à-dire nature. Fasciné par ce qui est figé, ouver­te­ment déri­vé, par les oeuvres, il rend hom­mage à la nature en affir­mant qu’elle n’ap­par­tient plus aux hommes. Son alexan­dri­nisme est une réponse au fait que le lilas et le ros­si­gnol, quand le filet qui enserre l’u­ni­vers leur per­met encore de sur­vivre, font croire par leur simple exis­tence que la vie est vivante.

« L’essai comme forme »
Notes sur la lit­té­ra­ture [1954–1958]
trad. Sibylle Muller
Flammarion 1984
p. 15
alexandrinisme culture dérivation essai histoire idéologie jeu nature origine société

Depuis Bacon – un essayiste lui aus­si –, l’empirisme, tout autant que la ratio­na­lisme, a été une « méthode ». L’essai a été presque le seul à réa­li­ser dans la démarche même de la pen­sée la mise en doute de son droit abso­lu. Sans même l’ex­pri­mer, il tient compte de la non-iden­ti­té de la conscience ; il est radi­cal dans son non-radi­ca­lisme, dans sa manière de s’abs­te­nir de toute réduc­tion à un prin­cipe, de mettre l’ac­cent sur le par­tiel face à la tota­li­té, dans son carac­tère frag­men­taire.

« L’essai comme forme »
Notes sur la lit­té­ra­ture
bacon doute empirisme fragment radicalité rationalisme réductionnisme totalité

Mais si l’art et la science se sont sépa­rés dans l’his­toire, leur oppo­si­tion ne sau­rait pour autant être hypo­sta­siée. La peur de l’a­mal­game ana­chro­nique ne jus­ti­fie pas l’or­ga­ni­sa­tion de la culture en rubriques. Bien qu’elles soient néces­saires, ces rubriques accré­ditent du même coup, ins­ti­tu­tion­nel­le­ment, le renon­ce­ment à la véri­té totale. Les idéaux de pure­té, de pro­pre­té, qui sont com­muns à une science capable de résis­ter à toutes les attaques, par­fai­te­ment entiè­re­ment orga­ni­sée, et à un art qui repro­dui­rait sans concept la réa­li­té, portent les traces de l’ordre répres­sif.

« L’essai comme forme »
Notes sur la lit­té­ra­ture
art concept culture histoire répression rubrique science taxonomie