Je crois que pour être bien l’homme, la nature se pensant, il faut penser de tout son corps ― ce qui donne une pensée pleine et à l’unisson comme ces cordes du violon vibrant immédiatement avec sa boîte de bois creux. Les pensées partant du seul cerveau (dont j’ai tant abusé l’été dernier et une partie de cet hiver) me font maintenant l’effet d’airs joués sur la partie aiguë de la chanterelle dont le son ne réconforte pas dans la boîte, ― qui passent et s’en vont sans se créer, sans laisser de traces d’elles. En effet, je ne me rappelle plus aucune de ces idées subites de l’an dernier. ― Me sentant un extrême mal au cerveau le jour de Pâques, à force de travailler du seul cerveau (excité par le café, car il ne peut commencer, et, quant à mes nerfs, ils étaient trop fatigués sans doute pour recevoir une impression du dehors) ― j’essayai de ne plus penser de la tête, et, par un effort désespéré, je roidis tous mes nerfs (du pectus) de façon à produire une vibration, (en gardant la pensée à laquelle je travaillais alors qui devint le sujet de cette vibration, ou une impression), — et j’ébauchai tout un poëme longtemps rêvé, de cette façon. Depuis, je me suis dit, aux heures de synthèse nécessaire, « Je vais travailler du cœur » et je sens mon cœur (sans doute que toute ma vie s’y porte) ; et, le reste de mon corps oublié, sauf la main qui écrit et ce cœur qui vit, mon ébauche se fait ― se fait. Je suis véritablement décomposé, et dire qu’il faut cela pour avoir une vue très-une de l’Univers ! Autrement, on ne sent d’autre unité que celle de sa vie. Il y a dans un musée de Londres « la valeur d’un homme » : une longue boîte-cercueil, avec de nombreux casiers, où sont de l’amidon — du phosphore — de la farine — des bouteilles d’eau, d’alcool — et de grands morceaux de gélatine fabriquée. Je suis un homme semblable.
Lu
Curtius rappelle que poesis, poema, poetica, poeta sont des mots peu employés au Moyen Âge : « la poésie, en effet n’était pas reconnue comme un art en soi. Au début, il n’existait même pas de mot signifiant “composer” (dichten). On employait alors des périphrases telles que metrica facundia,metrica dicta, textus per dicta poetica scriptus, ou un verbe comme metricare, “faire des mètres.” » Le poème dicte un dit dans un dire. Il inefface (exhibe) le dire dans le dit et le dit dans le dire. « Dictare signifie à l’origine dicter. Dès l’Antiquité, on avait coutume de dicter non seulement les lettres, mais surtout les écrits en style soutenu. C’est pourquoi depuis saint Augustin, dictare prend le sens d’écrire, de rédiger et, avant tout, d’écrire des œuvres poétiques. C’est à cette évolution linguistique que nous devons les mots allemands Dichter, dichten et Gedicht. (…)Dichter et dictateur proviennent de la même racine. Les troubadours s’appellent chez Dante dictatores illustres.
Écrire avec sentiment, c’est pour ces messieurs parler constamment de tendresse, d’amitié et d’amour des hommes. Mais, pauvres benêts, voudrais-je leur dire, ce n’est qu’une petite branche de l’arbre. (…) Ce n’est pas tant ce que vous écrivez que nous détestons ; c’est que vous pinciez toujours la même corde.
Nos enthousiastes sentimentaux qualifient tous ceux qui se moquent d’eux de railleurs superficiels et ne s’imaginent pas que l’on puisse éprouver des émotions fortes sans céder au bavardage. Transportez vos sentiments jusqu’au troisième ciel et faites donner à vos sentiments la force de grandes et bonnes actions, ce n’est pas de parler des émotions que je me moque, que le tout-puissant me garde d’une telle chose, c’est du bavardage des émotions. Croyez-vous donc être les seuls êtres sensibles (…) ?
Ceux qui ont de la force dans le pinceau donnent de l’ossature aux caractères, ceux qui en manquent leur donnent seulement de la chair. On dit d’une écriture qui possède une forte ossature et peu de chair qu’elle est “musclée”, tandis qu’on appelle “cochons d’encre” les caractères qui ont beaucoup de chair et peu d’ossature. Une écriture pleine de force musculaire est une écriture accomplie ; une écriture qui n’en a pas est une écriture malade.