C’est à par­tir de ces évé­ne­ments imper­son­nels que se construit, d’une manière encore impos­sible à décrire, l’événement per­son­nel. Si l’on dépouillait le cas de Moosbrugger de tout le roman­tisme indi­vi­duel qui ne concer­nait que lui et les quelques per­sonnes qu’il avait tuées, il ne res­tait plus guère que ce qui s’exprimait dans la liste des réfé­rences que le père d’Ulrich avait jointe à l’une de ses der­nières mis­sives. Ces réfé­rences ont l’aspect sui­vant : AH. – AMP. – AAC. – AKA. – AP. – ASZ. – BKL. – BGK. – BUD. – CN. – DTJ. – DJZ. – FBgM. – GA. – GS. – JKV. – KESA. – MMW. – NG. – PNW. – R. – VSgM. – WMW. – ZGS. – ZMB. – ZP. – ZSS. – Addickes ibid. – Aschaffenburg, ibid. – Beling, ibid. etc., etc. – autre­ment dit : Annales d’Hygiène publique et de Médecine légale, éd. Brouardel, Paris ; Annales Médico-Psychologiques, éd. Ritti… etc., etc., le tout abré­gé au maxi­mum une page durant. La véri­té n’est pas un cris­tal de roche que l’on puisse glis­ser dans sa poche, mais un liquide sans limites dans lequel on tombe. Que l’on ima­gine, pour cha­cune de ces abré­via­tions, quelques cen­taines ou dou­zaines de pages impri­mées, pour chaque page un homme avec dix doigts qui les écrit, pour chaque doigt dix dis­ciples et dix adver­saires, pour chaque dis­ciple et chaque adver­saire dix doigts, pour chaque doigt la dixième par­tie d’une idée per­son­nelle, et l’on se fera une petite repré­sen­ta­tion de la véri­té.

Aus sol­chen unpersön­li­chen Geschehnissen setzt sich in einer Weise das persön­liche Geschehen zusam­men, die vorläu­fig unbes­chrei­blich ist. Und wenn man Moosbruggers Fall alles indi­vi­duell Romantischen entk­lei­dete, das nur ihn und die paar Menschen anging, die er ermor­det hatte, so blieb von ihm nicht mehr als ungefähr das übrig, was sich in dem Verzeichnis von zitier­ten Schriften aus­drückte, das Ulrichs Vater einer jüng­sten Zuschrift an sei­nen Sohn bei­ge­legt hatte. Ein solches Verzeichnis sieht fol­gen­der­maßen aus : AH. – AMP. – AAC. – AKA. – AP. – ASZ. – BKL. – BGK. – BUD. – CN. – DTJ. – DJZ. – FBgM. – GA. – GS. – JKV. – KBSA. – MMW. – NG. – PNW. – R. – VSgM. – WMW. – ZGS. – ZMB. – ZP. – ZSS. – Addickes a. a. O. – Aschaffenburg a. a. O. – Beling a. a. O. usw. usw. – oder in Worte über­setzt : Annales d’Hygiène Publique et de Médicine légale, hgb. v. Brouardel, Paris ; Annales Médico-Psychologiques, hgb. v. Ritti… usw. usw. in kür­zes­ten Abkürzungen eine Seite lang. Die Wahrheit ist eben kein Kristall, den man in die Tasche ste­cken kann, son­dern eine unend­liche Flüssigkeit, in die man hineinfällt. Man denke sich an jede die­ser Abkürzungen einige Hundert oder Dutzend Druckseiten geknüpft, an jede Seite einen Mann mit zehn Fingern, der sie schreibt, an jeden Finger zehn Schüler und zehn Gegner, an jeden Schüler und Gegner zehn Finger, und an jeden Finger den zehn­ten Teil einer persön­li­chen Idee, so gewinnt man eine kleine Vorstellung von ihr.

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chap. 110  : « Dissolution et conser­va­tion de Moosbrugger »
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trad.  Philippe Jaccottet
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p. 710–711

Moosbrugger était tou­jours dans sa cel­lule, atten­dant les psy­chiatres pour un nou­vel exa­men de son état men­tal. Cela don­nait une masse com­pacte de jour­nées. Chaque jour­née iso­lée en res­sor­tait, bien sûr, quand elle était là, mais dès le soir elle retom­bait dans la masse. […] Les évé­ne­ments loin­tains et les évé­ne­ments tout frais n’étaient plus arti­fi­ciel­le­ment sépa­rés, mais, lorsqu’ils étaient iden­tiques, la dif­fé­rence de date ces­sait de s’attacher à eux comme le fil rouge que l’on est obli­gé de pas­ser autour du cou d’un nou­veau-né que l’on ne dis­tingue pas de son jumeau.

Moosbrugger saß noch immer im Gefängnis und war­tete auf die Wiederholung sei­ner Untersuchung durch die Irrenärzte. Das ergab eine ges­chlos­sene Menge von Tagen. Der ein­zelne trat wohl her­vor, wenn er da war, aber er sank schon gegen Abend wie­der in die Menge zurück. […] Weit Zurückliegendes und Frisches wurde nicht län­ger künst­lich ausei­nan­der­ge­hal­ten, son­dern wenn es das gleiche war, dann hörte das, was man »zu ver­schie­de­ner Zeit« nennt, auf, daran zu haf­ten wie ein roter Faden, den man aus Verlegenheit einem Zwilling um den Hals bin­den muß.
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chap. 110  : « Dissolution et conser­va­tion de Moosbrugger »
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trad.  Philippe Jaccottet
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p. 706

Il ne s’était stric­te­ment rien pas­sé en Cacanie, et l’on eût pen­sé naguère que ce rien, c’était la dis­cré­tion même de la vieille culture caca­nienne ; mais main­te­nant, ce rien était aus­si inquié­tant que le fait de ne pas pou­voir dor­mir ou de ne pas réus­sir à com­prendre. C’est pour­quoi les intel­lec­tuels, une fois qu’ils se furent convain­cus que les choses se pas­se­raient autre­ment dans une culture « natio­nale », n’eurent pas de peine à en convaincre les mino­ri­tés caca­niennes. C’était une sorte de suc­cé­da­né de reli­gion, d’ersatz pour « le bon Empereur de Vienne » ou, tout sim­ple­ment, l’explication de ce fait incom­pré­hen­sible que la semaine com­porte sept jours et non huit. Il y a beau­coup de choses incom­pré­hen­sibles, mais il suf­fit de chan­ter son hymne natio­nal pour ne plus les sen­tir.

Es war dur­chaus nichts in Kakanien ges­che­hen, und frü­her hätte man gedacht, das sei eben die alte, unauffäl­lige kaka­nische Kultur, aber dieses Nichts war jetzt so beun­ru­hi­gend wie Nichtschlafenkönnen oder Nichtverstehenkönnen. Und darum hat­ten es die Intellektuellen leicht, nach­dem sie sich ein­ge­re­det hat­ten, das werde in einer natio­na­len Kultur anders sein, auch die kaka­ni­schen Völker davon zu über­zeu­gen. Das war nun eine Art Religionsersatz oder ein Ersatz für den guten Kaiser in Wien oder ein­fach eine Erklärung der unverständ­li­chen Tatsache, daß die Woche sie­ben Tage hat. Denn es gibt viele unerklär­liche Dinge, aber wenn man seine Nationalhymne singt, so fühlt man sie nicht.

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chap. 109  : « Bonadea, la Cacanie : sys­tèmes de bon­heur et d’équilibre »
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trad.  Philippe Jaccottet
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p. 705

Ces objets res­semblent à des débi­teurs qui nous ren­draient la valeur que nous leur prê­tons assor­tie d’intérêts fan­tas­tiques ; et à la véri­té, il n’existe pas d’objets qui ne soient ain­si débi­teurs. Cette qua­li­té propre aux vête­ments ne l’est pas moins aux convic­tions, aux pré­ju­gés, théo­ries, espé­rances, croyances et pen­sées ; l’absence de pen­sées elle-même la pos­sède dans la mesure où elle réus­sit à tirer d’elle seule la convic­tion de son bien-fon­dé. Toutes ces choses, en nous prê­tant le pou­voir dont nous leur fai­sons cré­dit, servent à situer le monde dans une lumière qui émane de nous ; et ce n’est pas à une autre fin, somme toute, que chaque homme adopte son sys­tème par­ti­cu­lier. Avec un art divers et consi­dé­rable, nous fabri­quons un aveu­gle­ment qui nous per­met de vivre à côté des choses les plus mons­trueuses sans en être ébran­lés, parce que nous recon­nais­sons dans ces gri­maces pétri­fiées de l’univers ici une chaise, là une table, ici un cri ou un bras ten­du, là une vitesse ou un pou­let rôti. Entre l’abîme du ciel au-des­sus de nos têtes et un autre abîme céleste, facile à camou­fler, sous nos pieds, nous par­ve­nons à nous sen­tir aus­si tran­quilles sur terre que dans une chambre fer­mée. Nous savons que la vie va se perdre aus­si bien dans les éten­dues inhu­maines de l’espace que dans les inhu­maines peti­tesses de l’atome, mais entre deux, nous ne crai­gnons pas d’appeler « objets » une simple couche d’illusions, alors qu’il ne s’agit en fait que d’une pré­fé­rence accor­dée aux impres­sions qui nous viennent d’une cer­taine dis­tance moyenne. Une telle atti­tude est très au-des­sous du niveau de notre intel­li­gence ; cela seul suf­fit à prou­ver que notre sen­ti­ment y a une grande part. En effet, les dis­po­si­tions intel­lec­tuelles les plus impor­tantes que prenne l’homme servent toutes à main­te­nir une humeur à peu près constante, et tous les sen­ti­ments, toutes les pas­sions du monde ne sont rien à côté de l’effort énorme, mais par­fai­te­ment incons­cient, qu’il fait pour pré­ser­ver sa par­faite séré­ni­té inté­rieure ! C’est là une chose, appa­rem­ment, dont il ne vaut presque pas la peine de par­ler, tant elle fonc­tionne irré­pro­cha­ble­ment. Quand on y regarde de plus près, on voit que c’est un état de conscience extrê­me­ment arti­fi­ciel qui donne à l’homme une démarche sûre entre les orbites des astres et lui per­met, au milieu de l’obscurité presque infi­nie du monde, de glis­ser digne­ment sa main entre le deuxième et le troi­sième bou­ton de son ves­ton. Pour y par­ve­nir, il faut non seule­ment que chaque homme, l’idiot comme le sage, ait ses trucs per­son­nels, mais encore que ces sys­tèmes indi­vi­duels de trucs s’insèrent artis­te­ment dans les dis­po­si­tions d’équilibres, morales et intel­lec­tuelles, de la socié­té et de la com­mu­nau­té, qui servent, en plus grand, au même usage. Cet engrè­ne­ment est ana­logue à celui de la grande Nature où tous les champs magné­tiques de l’univers agissent sur celui de la terre sans qu’on s’en aper­çoive, parce que l’histoire ter­restre en est pré­ci­sé­ment le pro­duit ; et le sou­la­ge­ment intel­lec­tuel que cela entraîne est si grand que les plus sages des hommes, exac­te­ment comme les petites filles qui ne savent rien, demeu­rant sans aucune inquié­tude, se croient intel­li­gents et bons.

Solche Gegenstände glei­chen Schuldnern, die den Wert, den wir ihnen lei­hen, mit phan­tas­ti­schen Zinsen zurü­ck­zah­len, und eigent­lich gibt es nichts als Schuldnerdinge. Denn jene Eigenschaft der Kleidungsstücke besit­zen auch Überzeugungen, Vorurteile, Theorien, Hoffnungen, der Glaube an irgen­det­was, Gedanken, ja selbst die Gedankenlosigkeit besitzt sie, sofern sie nur kraft ihrer selbst von ihrer Richtigkeit dur­ch­drun­gen ist. Sie alle dienen, indem sie uns das Vermögen lei­hen, das wir ihnen bor­gen, dem Zweck, die Welt in ein Licht zu stel­len, des­sen Schein von uns aus­geht, und im Grunde ist nichts anderes als dies die Aufgabe, für die jeder sein beson­deres System hat. Mit großer und man­nig­fal­ti­ger Kunst erzeu­gen wir eine Verblendung, mit deren Hilfe wir es zuwege brin­gen, neben den unge­heuer­lichs­ten Dingen zu leben und dabei völ­lig ruhig zu blei­ben, weil wir diese aus­ge­fro­re­nen Grimassen des Weltalls als einen Tisch oder einen Stuhl, ein Schreien oder einen aus­ges­treck­ten Arm, eine Geschwindigkeit oder ein gebra­tenes Huhn erken­nen. Wir sind imstande, zwi­schen einem offe­nen Himmelsabgrund über unse­rem Kopf und einem leicht zuge­deck­ten Himmelsabgrund unter den Füßen, uns auf der Erde so ungestört zu füh­len wie in einem ges­chlos­se­nen Zimmer. Wir wis­sen, daß sich das Leben eben­so in die unmen­schli­chen Weiten des Raums wie in die unmen­schli­chen Engen der Atomwelt ver­liert, aber daz­wi­schen behan­deln wir eine Schicht von Gebilden als die Dinge der Welt, ohne uns im gering­sten davon anfech­ten zu las­sen, daß das bloß die Bevorzugung der Eindrücke bedeu­tet, die wir aus einer gewis­sen mit­tle­ren Entfernung emp­fan­gen. Ein solches Verhalten liegt beträcht­lich unter der Höhe unseres Verstandes, aber gerade das beweist, daß unser Gefühl stark daran teil hat. Und in der Tat, die wich­tig­sten geis­ti­gen Vorkehrungen der Menschheit dienen der Erhaltung eines bestän­di­gen Gemütszustands, und alle Gefühle, alle Leidenschaften der Welt sind ein Nichts gegenü­ber der unge­heu­ren, aber völ­lig unbe­wuß­ten Anstrengung, welche die Menschheit macht, um sich ihre geho­bene Gemütsruhe zu bewah­ren ! Es lohnt sich schein­bar kaum, davon zu reden, so kla­glos wirkt es. Aber wenn man näher hin­sieht, ist es doch ein äußerst künst­li­cher Bewußtseinszustand, der dem Menschen den aufrech­ten Gang zwi­schen krei­sen­den Gestirnen ver­leiht und ihm erlaubt, inmit­ten der fast unend­li­chen Unbekanntheit der Welt wür­de­voll die Hand zwi­schen den zwei­ten und drit­ten Rockknopf zu ste­cken. Und um das zuwege zu brin­gen, gebraucht nicht nur jeder Mensch seine Kunstgriffe, der Idiot eben­so­gut wie der Weise, son­dern diese persön­li­chen Systeme von Kunstgriffen sind auch noch kunst­voll ein­ge­baut in die mora­li­schen und intel­lek­tuel­len Gleichgewichtsvorkehrungen der Gesellschaft und Gesamtheit, die im Größeren dem glei­chen Zweck dienen. Dieses Ineinandergreifen ist ähn­lich dem der großen Natur, wo alle Kraftfelder des Kosmos in das der Erde hinein­wir­ken, ohne daß man es merkt, weil das irdische Geschehen eben das Ergebnis ist ; und die dadurch bewirkte geis­tige Entlastung ist so groß, daß sich die Weisesten genau so wie die klei­nen Mädchen, die nichts wis­sen, in ungestör­tem Zustande sehr klug und gut vor­kom­men.

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chap. 109  : « Bonadea, la Cacanie : sys­tèmes de bon­heur et d’équilibre »
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trad.  Philippe Jaccottet
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p. 701–702

Ce nau­frage pério­dique de sa per­sonne civi­li­sée dans les vicis­si­tudes de la matière opaque avait ces­sé main­te­nant de la mena­cer.

Dieser per­io­dische Untergang ihrer Kultur in den Umschwüngen einer dump­fen Stoffwelt hatte sich aber jetzt ver­lo­ren […].

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chap. 109  : « Bonadea, la Cacanie : sys­tèmes de bon­heur et d’équilibre »
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trad.  Philippe Jaccottet
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p. 699

Le cœur se mon­trait aus­si décou­ra­gé après la faute qu’il s’était révé­lé per­sua­sif avant, la maî­tresse de ce cœur oscil­lait per­pé­tuel­le­ment entre une effer­ves­cence qua­si maniaque et des dépres­sions noires comme l’encre, états d’âme qui pou­vaient rare­ment s’équilibrer. Néanmoins, c’était tou­jours un sys­tème, c’est-à-dire mieux qu’un simple jeu d’instincts aban­don­nés à eux-mêmes (un peu comme autre­fois on ne vou­lait voir dans la vie qu’un compte auto­ma­tique de plai­sir et de déplai­sir, avec un cer­tain béné­fice de plai­sir en fin de bilan) ; le sys­tème com­por­tait d’importantes dis­po­si­tions men­tales des­ti­nées à tru­quer les comptes.

Tout homme dis­pose d’une méthode de ce genre pour inter­pré­ter le bilan de ses impres­sions en sa faveur, afin que s’en dégage, si l’on peut ain­si par­ler, le mini­mum vital de plai­sir quo­ti­dien consi­dé­ré géné­ra­le­ment comme tel. Le plai­sir de vivre peut même consis­ter en déplai­sir ; ces dif­fé­rences de maté­riau n’ont aucune impor­tance. On sait bien qu’il est des mélan­co­liques heu­reux comme il est des marches funèbres flot­tant aus­si légè­re­ment dans leur élé­ment qu’une danse dans le sien. Sans doute peut-on même affir­mer, inver­se­ment, que nombre d’hommes joyeux ne sont pas du tout plus heu­reux que les tristes, parce que le bon­heur est un effort comme le mal­heur ; ces deux états cor­res­pondent à peu près aux deux prin­cipes du plus lourd et du plus léger que l’air. Mais une autre objec­tion vient tout natu­rel­le­ment à l’esprit : les riches n’auraient-ils pas rai­son, de qui l’immémoriale sagesse veut que les pauvres n’aient rien à leur envier, puisque l’idée que l’argent des riches les ren­drait plus heu­reux n’est qu’une illu­sion ? Cet argent leur impo­se­rait sim­ple­ment l’obligation de choi­sir un nou­veau sys­tème de vie dont les comptes de plai­sir ne bou­cle­raient jamais, au mieux, qu’avec le même petit béné­fice de bon­heur dont ils jouis­saient déjà. Théoriquement, cela signi­fie qu’une famille de sans-logis, si la plus froide des nuits d’hiver ne l’a pas gla­cée, se trou­ve­ra aus­si heu­reuse aux pre­miers rayons du soleil, que l’homme riche obli­gé de quit­ter son lit chaud ; et pra­ti­que­ment, cela revient à dire que tout homme porte avec patience, comme un âne, la charge qu’on lui a mise sur le dos ; car un âne est heu­reux qui est plus fort que sa charge, ne fût-ce que de très peu. C’est là, en réa­li­té, la défi­ni­tion la plus solide qu’on puisse don­ner du bon­heur per­son­nel, du moins aus­si long­temps que l’on consi­dère l’âne iso­lé­ment. Mais en véri­té, le bon­heur per­son­nel (l’équilibre, le conten­te­ment ou quelque nom que l’on vou­dra don­ner à ce qui est auto­ma­ti­que­ment notre pre­mier but) n’est pas plus auto­nome qu’une pierre dans un mur ou une goutte d’eau dans un liquide à tra­vers les­quelles passent toutes les forces et toutes les ten­sions de l’ensemble. Ce qu’un homme fait, ce qu’un homme éprouve pour lui-même est insi­gni­fiant par rap­port à ce qu’il doit sup­po­ser que d’autres font ou éprouvent comme il faut pour lui. Aucun homme ne vit seule­ment son propre équi­libre ; cha­cun s’appuie sur celui des couches qui l’entourent, et c’est ain­si qu’intervient dans la petite fabrique de plai­sir de la per­sonne un sys­tème de cré­dit moral extrê­me­ment com­pli­qué sur lequel il nous fau­dra reve­nir, parce qu’il n’appartient pas moins au bilan psy­chique de la com­mu­nau­té qu’à celui de l’individu.

Denn so bered­sam das Herz vor einem Fehltritt sein konnte, so mut­los war es nach­her, und seine Besitzerin wurde immerwäh­rend zwi­schen manisch mous­sie­ren­den und tin­ten­sch­warz aus­fließen­den Seelenzuständen hin und her bewegt, die sich nur sel­ten aus­gli­chen. Immerhin war es ein System ; das heißt, es war kein sich selbst über­las­senes Spiel der Triebe – etwa so, wie man ein­mal vor Zeiten das Leben als eine auto­ma­tische Bilanz von Lust und Unlust, mit einem gewis­sen Schlußsaldo an Lust hat vers­te­hen wol­len –, son­dern es enthielt beträcht­liche geis­tige Vorkehrungen, um diese Bilanz zu fäl­schen.

Jeder Mensch hat eine solche Methode, die Bilanz sei­ner Eindrücke zu sei­nen Gunsten umzu­deu­ten, so daß gewis­ser­maßen das tägliche Existenzminimum an Lust daraus her­vor­geht, das in gewöhn­li­chen Zeiten genügt. Seine Lebenslust kann dabei auch aus Unlust bes­tehn, solche Materialunterschiede spie­len keine Rolle, denn bekannt­lich gibt es eben­so glü­ck­liche Melancholiker wie es Trauermärsche gibt, die um nichts schwe­rer in ihrem Element schwe­ben wie ein Tanz in dem sei­nen. Wahrscheinlich läßt sich sogar auch umge­kehrt behaup­ten, daß viele fröh­liche Menschen nicht um das gering­ste glü­ck­li­cher sind als trau­rige, denn Glück strengt genau so an wie Unglück ; das ist ungefähr so wie Fliegen nach dem Prinzip Leichter – oder Schwerer als die Luft. Aber ein ande­rer Einwand liegt nahe ; denn hätte dann nicht die alte Weisheit der Wohlhabenden recht, daß kein Armer sie zu benei­den brauche, da es ja ledi­glich eine Einbildung sei, daß ihn ihr Geld glü­ck­li­cher machen würde ? Es würde ihn bloß vor die Aufgabe stel­len, statt seines Lebenssystems ein anderes aus­zu­bil­den, des­sen Lusthaushalt bes­ten­falls doch nur mit dem klei­nen Glücksüberschuß abschließen könnte, den er ohne­dies hat. Theoretisch bedeu­tet das, daß die Familie ohne Obdach, wenn sie in einer eisi­gen Winternacht nicht erfro­ren ist, bei den ers­ten Strahlen der Morgensonne eben­so glü­ck­lich ist wie der reiche Mann, der aus dem war­men Bett heraus muß ; und prak­tisch kommt es darauf hinaus, daß jeder Mensch gedul­dig wie ein Esel das trägt, was ihm auf­ge­packt ist, denn ein Esel, der um eine Kleinigkeit stär­ker ist als seine Last, ist glü­ck­lich. Und in der Tat, das ist die verläß­lichste Definition von persön­li­chem Glück, zu der man gelan­gen kann, solange man nur einen Esel allein betrach­tet. In Wahrheit ist aber das persön­liche Glück (oder Gleichgewicht, Zufriedenheit oder wie immer man das auto­ma­tische innerste Ziel der Person nen­nen mag) nur soweit in sich selbst abges­chlos­sen, wie es ein Stein in einer Mauer oder ein Tropfen in einem Fluß ist, durch den die Kräfte und Spannungen des Ganzen gehn. Was ein Mensch selbst tut und emp­fin­det, ist geringfü­gig, im Vergleich mit allem, wovon er voraus­set­zen muß, daß es andere für ihn in ordent­li­cher Weise tun und emp­fin­den. Kein Mensch lebt nur sein eigenes Gleichgewicht, son­dern jeder stützt sich auf das der Schichten, die ihn umfas­sen, und so spielt in die kleine Lustfabrik der Person ein höchst ver­wi­ckel­ter mora­li­scher Kredit hinein, von dem noch zu spre­chen sein wird, weil er nicht weni­ger zur see­li­schen Bilanz der Gesamtheit wie zu der des Einzelnen gehört.

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chap. 109  : « Bonadea, la Cacanie : sys­tèmes de bon­heur et d’équilibre »
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trad.  Philippe Jaccottet
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p. 696–698

Le geste avec lequel le géné­ral avait tapé sur la table eût été légè­re­ment ridi­cule si un poing était quelque chose de pure­ment ath­lé­tique et ne com­por­tait pas éga­le­ment une signi­fi­ca­tion intel­lec­tuelle, comme une sorte de com­plé­ment indis­pen­sable de l’esprit.

Die Gebärde, mit der der General auf sei­nen Tisch gek­lat­scht hatte, wäre ein wenig lächer­lich gewe­sen, wenn eine Faust bloß etwas Athletisches und nicht auch etwas Geistiges, eine Art unent­behr­li­cher Ergänzung des Geistes bedeu­ten würde.

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chap. 108  : « Les « nations non rédi­mées » et les réflexions du géné­ral Stumm sur les mots de la famille de « rédemp­tion » »
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trad.  Philippe Jaccottet
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p. 695

Il est dif­fi­cile de dire quelles furent alors ses pen­sées, mais si on avait pu les sor­tir de sa tête et les polir avec soin, elles auraient eu sans doute à peu près l’allure sui­vante : pour com­men­cer par le côté église, ces quelques mots : tant qu’on croyait à la reli­gion, on pou­vait pré­ci­pi­ter un bon chré­tien ou un pieux juif de n’importe quel étage de l’espérance ou du bien-être, il retom­be­rait tou­jours, pour ain­si dire, sur les pieds de son âme. Toutes les reli­gions avaient pré­vu en effet, dans l’explication de la vie qu’elles offraient aux hommes, un reste irra­tion­nel, incal­cu­lable, qu’elles nom­maient l’impénétrabilité des des­seins de Dieu ; si le mor­tel n’aboutissait pas à un cal­cul exact, il n’avait qu’à se rap­pe­ler ce reste, et son esprit pou­vait se frot­ter les mains avec satis­fac­tion. Cette façon de retom­ber sur ses pieds et de se frot­ter les mains s’appelle une « concep­tion du monde » ; c’est une chose que l’homme contem­po­rain ne connaît plus.

[E]s läßt sich schwer sagen, was er sich dabei dachte, aber wenn man es aus ihm heraus­ge­ho­ben und sorgfäl­tig geglät­tet hätte, würde es wohl ungefähr so aus­ge­se­hen haben : Um mit dem kir­chli­chen Teil kurz zu begin­nen, solange man an Religion glaubte, konnte man einen guten Christen oder from­men Juden hinun­terstür­zen, von wel­chem Stockwerk der Hoffnung oder des Wohlergehens man wollte, er fiel immer sozu­sa­gen auf die Füße sei­ner Seele. Das kam davon, daß alle Religionen in der Erläuterung des Lebens, die sie dem Menschen schenk­ten, einen irra­tio­na­len, unbe­re­chen­ba­ren Rest vor­ge­se­hen hat­ten, den sie Gottes Unerforschlichkeit nann­ten ; ging dem Sterblichen die Rechnung nicht auf, so brauchte er sich bloß an die­sen Rest zu erin­nern, und sein Geist konnte sich befrie­digt die Hände rei­ben. Dieses Auf die Füße Fallen und Sich die Hände Reiben nennt man Weltanschauung, und das hat der zeit­genös­sische Mensch ver­lernt.

 

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chap. 108  : « Les « nations non rédi­mées » et les réflexions du géné­ral Stumm sur les mots de la famille de « rédemp­tion » »
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trad.  Philippe Jaccottet
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p. 693–694

Si nom­breux que soient les mots pro­non­cés à chaque ins­tant dans une grande ville pour expri­mer les vœux per­son­nels de ses habi­tants, il en est un qui n’y paraît jamais, c’est le mot « rédi­mer ». On peut admettre que tous les autres, les mots les plus pas­sion­nés, l’expression des rela­tions les plus com­pli­quées et de celles même qui sont tenues pour d’incontestables excep­tions, se trouvent criés ou mur­mu­rés au même moment à un grand nombre d’exemplaires, ain­si : « Vous êtes le plus grand escroc que j’aie jamais ren­con­tré », ou « Il n’y a pas de femme dont la beau­té soit aus­si bou­le­ver­sante que la vôtre » ; de sorte que ces évé­ne­ments extrê­me­ment per­son­nels pour­raient être repré­sen­tés, dans leur répar­ti­tion sur la ville entière, par de belles courbes sta­tis­tiques. Mais jamais un homme vivant n’ira dire à un autre : « Tu peux me rédi­mer ! » ou « Sois mon rédemp­teur ! » On peut l’attacher à un arbre et le lais­ser cre­ver de faim ; on peut le dépo­ser dans une île déserte en com­pa­gnie de la femme qu’il a vai­ne­ment pour­sui­vie pen­dant des mois ; on peut lui faire signer des chèques sans pro­vi­sion et trou­ver quelqu’un qui le tire d’affaire : tous les mots du monde vien­dront se bous­cu­ler dans sa bouche, mais il est cer­tain qu’il ne dira jamais, tant qu’il sera vrai­ment ému, « rédi­mer », « rédemp­teur » ou « rédemp­tion », bien qu’absolument rien ne s’y oppose du point de vue lin­guis­tique.

Et pour­tant, les peuples réunis sous la cou­ronne caca­nienne se qua­li­fiaient de « nations non rédi­mées » !

So viele Worte in einer großen Stadt in jedem Augenblick ges­pro­chen wer­den, um die persön­li­chen Wünsche ihrer Bewohner aus­zu­drü­cken, eines ist nie­mals darun­ter : das Wort »erlö­sen«. Man darf anneh­men, daß alle ande­ren, die lei­den­schaft­lichs­ten Worte und die Ausdrücke ver­wi­ckelts­ter, ja sogar deut­lich als Ausnahme gekenn­zeich­ne­ter Beziehungen, in vie­len Duplikaten glei­ch­zei­tig ges­chrien und geflüs­tert wer­den, zum Beispiel »Sie sind der größte Gauner, der mir je unter­ge­kom­men ist« oder »So ergrei­fend schön wie Sie ist keine zweite Frau«; so daß sich diese höchst­persön­li­chen Erlebnisse gera­de­zu durch schöne sta­tis­tische Kurven in ihrer Massenverteilung über die ganze Stadt dars­tel­len ließen. Niemals aber sagt ein leben­di­ger Mensch zu einem ande­ren »Du kannst mich erlö­sen!« oder »Sei mein Erlöser!« Man kann ihn an einen Baum bin­den und hun­gern las­sen ; man kann ihn nach mona­te­lan­gem ver­ge­bli­chem Werben zusam­men mit sei­ner Geliebten auf einer unbe­wohn­ten Insel aus­set­zen ; man kann ihn Wechsel fäl­schen und einen Retter fin­den las­sen : alle Worte der Welt wer­den sich in sei­nem Mund überstür­zen, aber bes­timmt wird er nicht, solange er wah­rhaft bewegt ist, erlö­sen, Erlöser oder Erlösung sagen, obgleich spra­chlich gar nichts dage­gen ein­zu­wen­den wäre.

Trotzdem nann­ten sich die unter Kakaniens Krone verei­nig­ten Völker unerlöste Nationen !

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t. 1
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chap. 108  : « Les « nations non rédi­mées » et les réflexions du géné­ral Stumm sur les mots de la famille de « rédemp­tion » »
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trad.  Philippe Jaccottet
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p. 689–690

« Ce qu’on est » change aus­si vite, semble-t-il, que « ce qu’on porte » ; dans un cas comme dans l’autre, per­sonne, même pas sans doute les com­mer­çants inté­res­sés à la mode, ne connaît le véri­table secret de cet « on ».

»Man ist« wech­selt, wie es scheint, eben­so schnell wie »Man trägt« und hat mit ihm gemein­sam, daß nie­mand, wahr­schein­lich nicht ein­mal die an der Mode betei­lig­ten Geschäftsleute, das eigent­liche Geheimnis dieses »Man« kennt.

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t. 1
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chap. 99  : « De la demi-intel­li­gence et de sa fer­tile seconde moi­tié ; de l’analogie de deux époques, de l’aimable nature de tante Jane et de ce monstre qu’on appelle les Temps nou­veaux »
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trad.  Philippe Jaccottet
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p. 571