Cependant, la pen­sée qui se déploie dans la Somme est aux prises avec elle-même : l’ob­jec­tion n’est pas la simple oppo­si­tion rhé­to­rique d’une anti­thèse à une thèse, c’est le res­sort d’un dyna­misme de l’in­ter­ro­ga­tion expri­mant un effort de la pen­sée sur elle-même.

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p. 32
, col­lec­tion « Que sais-je »

La per­sonne, l’être qui devrait être, que chaque homme, à divers moments de sa vie, oppose au carac­tére empi­rique, – être réel dont on constate la réa­li­té bien qu’on ne le regarde pas comme l’être véri­table –, la per­sonne ne peut se consti­tuer par l’ex­pé­rience puis­qu’elle résulte, en tant qu’elle est conçue, en tant que le moi fait effort pour tendre vers elle, de la réac­tion, en pré­sence des choses, de notre éner­gie propre, éner­gie psy­chique consti­tu­tive de notre nature psy­chique, de notre har­mo­nie indi­vi­duelle, de notre rai­son. C’est cette éner­gie psy­chique que nous appe­lon la noer­gie ou les noer­gies de la Raison.

S’il est vrai que nous avons ce pou­voir de nous oublier, c’est-à-dire de nous défaire [défaite], nous pour­rons, grâce à la libre nolon­té, après avoir déci­dé quel être nous devons être, après avoir, en ima­gi­na­tion, sculp­té, comme disaient les anciens, notre belle sta­tue, rompre le charme qui nous lie à notre être appa­rent, et, après l’a­voir répu­dié, mar­cher réso­lu­ment à la conquête de notre être véri­table : la per­sonne !

Il s’a­git de savoir si, nous avons ce pou­voir de vou­loir ne pas ou nolon­té, grâce auquel nous pour­rons déli­bé­ré­ment oppo­ser au carac­tère empi­rique la per­sonne idéale ; ou bien, si, impuis­sants à déga­ger de la chry­sa­lide informe qu’est notre carac­tère, l’in­tel­li­gible Psyché, après des ten­ta­tives de révolte où se mani­fes­te­ra sur­tout notre impuis­sance, nous fini­rons par nous rési­gner à ne plus être ce que les choses ont fait de nous, appli­quant toute notre habi­le­té à nous accom­mo­der au milieu dans lequel nous vivons, sans curio­si­té dans l’in­tel­li­gence, sans amour dans le coeur, sans éner­gie propre dans la volon­té.

La poé­sie, en pre­nant conscience d’elle-même et de son pou­voir, ne se dis­tin­guait pas en tant que forme. Au contraire son éman­ci­pa­tion était plu­tôt hors de la forme, non seule­ment hors des formes obli­gées de la poé­sie et de la fic­tion mais sur­tout hors du sou­ci for­mel lui-même. Elle ne défi­nis­sait rien de lit­té­raire, voire de poé­tique, mais elle situait dans l’espace vivant un point de ren­contre avec la tota­li­té et ce point, tous les moyens pou­vaient l’at­teindre, pour­vu qu’ils ne se perdent pas en eux-mêmes. […] Ce qui res­tait, ce n’était pas l’éclectisme, encore moins la confec­tion de syn­thèses habiles, mais un sen­ti­ment, celui d’une constance, celui de la pré­sence d’un indé­chif­frable qui liait tout.

La poé­sie roman­tique est une poé­sie uni­ver­selle pro­gres­sive. Elle n’est pas seule­ment des­ti­née à réunir tous les genres sépa­rés de la poé­sie et à faire se tou­cher poé­sie, phi­lo­so­phie et rhé­to­rique. Elle veut et doit aus­si tan­tôt mêler et tan­tôt fondre ensemble poé­sie et prose, génia­li­té et cri­tique, poé­sie d’art et poé­sie natu­relle, rendre la poé­sie vivante et sociale, la socié­té et la vie poé­tiques, poé­ti­ser le Witz, rem­plir et satu­rer les formes de l’art de toute espèce de sub­stances natives de culture, et les ani­mer des pul­sa­tions de l’hu­mour. Elle embrasse tout ce qui est poé­tique, depuis le plus grand sys­tème de l’art qui en contient à son tour plu­sieurs autres, jus­qu’au sou­pir, au bai­ser que l’en­fant poète exhale dans un chant sans art. Elle peut se perdre dans ce qu’elle pré­sente au point de don­ner à croire que son unique affaire est de carac­té­ri­ser des indi­vi­dua­li­tés poé­tiques de toutes sortes ; et pour­tant il n’y a encore aucune forme capable d’ex­pri­mer sans reste l’es­prit de l’au­teur : si bien que maint artiste, qui ne vou­lait qu’é­crire un roman, s’est par hasard pré­sen­té lui-même. Elle seule, pareille à l’é­po­pée, peut deve­nir miroir du monde envi­ron­nant, image de l’é­poque. Et cepen­dant c’est elle aus­si qui, libre de tout inté­rêt réel ou idéal, peut le mieux flot­ter entre le pré­sen­té et le pré­sen­tant, sur les ailes de la réflexion poé­tique, por­ter sans cesse cette réflexion à une plus haute puis­sance, et la mul­ti­plier comme dans une série infi­nie de miroirs. Elle est capable de la suprême et de la plus uni­ver­selle for­ma­tion ; non seule­ment du dedans vers l’ex­té­rieur, mais aus­si du dehors vers l’in­té­rieur ; pour chaque tota­li­té que ses pro­duits doivent for­mer, elle adopte une orga­ni­sa­tion sem­blable des par­ties, et se voit ain­si ouverte la pers­pec­tive d’une clas­si­ci­té appe­lée à croître sans limites. La poé­sie roman­tique est par­mi les arts ce que le Witz est à la phi­lo­so­phie, ce que la socié­té, les rela­tions, l’a­mi­tié et l’a­mour sont dans la vie. D’autres genres poé­tiques [Dichtart] sont ache­vés, et peuvent à pré­sent être entiè­re­ment dis­sé­qués. Le genre poé­tique [Dichtart] roman­tique est encore en deve­nir ; et c’est son essence propre de ne pou­voir qu’é­ter­nel­le­ment deve­nir, et jamais s’ac­com­plir. Aucune théo­rie ne peut l’é­pui­ser, et seule une cri­tique divi­na­toire pour­rait se ris­quer à carac­té­ri­ser son idéal. Elle seule est infi­nie, comme elle seule est libre, et elle recon­naît pour pre­mière loi que l’ar­bi­traire du poète ne souffre aucune loi qui le domine. Le genre poé­tique [Dichtart] roman­tique est le seul qui soit plus qu’un genre, et soit en quelque sorte l’art même de la poé­sie [Dichtkunst] : car en un cer­tain sens toute poé­sie est ou doit être roman­tique.

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« Fragment 116 » Athenaeum [1798]
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trad.  Philippe Lacoue-Labarthe trad.  Jean-Luc Nancy
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p. 112
, (in L’absolu lit­té­raire, Seuil, 1978)

Si l’é­non­cé gît tout entier dans la com­po­si­tion des termes, sous des contraintes caté­go­riales qui en sur­veillent le rap­port et les assignent à titre de mesures, toute atti­tude pro­po­si­tion­nelle, tout pré­fixe décla­ra­tif est mis hors champ de l’a­po­phan­tique.

Si toute com­bi­nai­son pure­ment arbi­traire ou pure­ment contin­gente de forme et de matière est gro­tesque, la phi­lo­so­phie a ses gro­tesques tout comme la poé­sie ; mais elle en sait moins sur eux et n’a pas encore pu trou­ver la clef de sa propre his­toire éso­té­rique.

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« Fragment 389 » L’absolu lit­té­raire [Athenaeum, 1798]
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trad.  Jean-Luc Nancy trad.  Philippe Lacoue-Labarthe
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p. 162