Une solitude intangible est pour l’intellectuel la seule attitude où il puisse encore faire acte de solidarité. Dès qu’on rentre dans le jeu, dès qu’on se montre humain dans les contacts et dans l’intérêt qu’on témoigne aux autres, on ne fait que camoufler une acceptation tacite de l’inhumain. Il faut être du côté des souffrances des hommes ; mais chaque pas que l’on fait du côté de leur joie est un pas vers un durcissement de la souffrance.
Lu
Être condescendant ou penser qu’on ne vaut pas mieux que les autres, cela revient au même. En s’adaptant à la faiblesse des opprimés, on justifie dans une telle faiblesse les conditions de domination qu’elle présuppose et l’on développe soi-même ce qu’il faut de grossièreté, d’apathie et de violence pour exercer cette domination.
Aucune pensée n’est immunisée contre les risques de la communication : il suffit de l’exprimer dans un contexte inadéquat et sur la base d’un mauvais consensus pour en miner la vérité.
Celui qui n’est pas méchant, il ne vit pas dans la sérénité, mais dans une sorte particulière d’amertume et d’intransigeance pleines de pudeur.
Naguère, alors qu’il existait encore quelque chose comme une séparation entre profession et vie privée – ce qui a été dénoncé comme une aliénation bourgeoise, qu’on en viendrait maintenant presque à regretter – celui qui se servait de la vie privée pour parvenir à ses fins faisait figure de goujat importun, que l’on considérait avec la plus grande méfiance. Aujourd’hui, c’est celui qui tient à sa vie privée, sans y laisser paraître de visée utilitaire, qui n’est pas dans la note et semble faire preuve d’arrogance. Celui qui ne demande rien est presque suspect : on n’arrive pas à croire qu’il puisse aider quelqu’un à prendre sa part du gâteau sans s’y autoriser en demandant quelque chose en échange. Il y en a beaucoup qui font leur profession d’un état résultant de la liquidation de leur profession. Ce sont des gens bien gentils, qu’on aime bien et qui sont l’ami de tout le monde ; ce sont des justes qui, très humainement, excusent toutes les bassesses et, sans faiblir, proscrivent comme sentimentale toute réaction qui n’est pas dans la norme.
Même les bizarreries et les déformations névrotiques des adultes de la vieille génération donnent l’image d’une réussite humaine, d’un caractère, en comparaison de la santé pathologique et d’un infantilisme érigé au rang de norme.
praeceps ibam tanta caecitate, ut inter coaetaneos meos puderet me minoris dedecoris, quoniam audiebam eos iactantes flagitia sua et tanto gloriantes magis, quanto magis turpes essent, et libebat facere non solum libidine facti verum etiam laudis. Quid dignum est vituperatione nisi vitium ? ego, ne vituperarer, vitiosior fiebam, et ubi non suberat, quo admisso aequarer perditis, fingebam me fecisse quod non feceram, ne viderer abiectior, quo eram innocentior, et ne vilior haberer, quo eram castior.
La tête basse, je m’aveuglais au point que, parmi les garçons de mon âge, j’avais honte d’être moins obscène qu’eux quand je les entendais se vanter de leurs débauches. Plus c’était sale, plus on était admiré. Notre plaisir n’était pas tant d’assouvir nos désirs que de susciter l’admiration des autres. Quoi de plus condamnable que le vice ? Eh bien moi, pour ne pas être condamné, je devais être plus vicieux encore. Et s’il m’arrivait d’être en deçà de la dépravation des autres, j’inventais des actes que je n’avais pas commis pour ne pas apparaître plus abject d’être plus innocent ni plus obscène d’être plus chaste.
Capiunt ergone te caelum et terra, quoniam tu imples ea ? an imples et restat, quoniam non te capiunt ? et quo refundis quidquid impleto caeloet terra restat ex te ? an non opus habes, ut quoquam continearis, qui contines omnia, quoniam quae imples continendo imples ?
Ciel et terre te contiennent si tu les remplis. Mais si tu les remplissais, il y aurait un reste si eux ne te contenaient pas. Et où refoules-tu, une fois remplis ciel et terre, le quelque chose qui reste de toi ? Tu n’as pas besoin d’être retenu quelque part, toi qui retiens tout : ce que tu remplis, tu le remplis parce que tu le contiens.
À chaque fois il faut le style – la syntaxe d’un écrivain, les modes et rythmes d’un musicien, les traits et les couleurs d’un peintre – pour s’élever des perceptions vécus au percept, des affections vécues à l’affect.