Une soli­tude intan­gible est pour l’in­tel­lec­tuel la seule atti­tude où il puisse encore faire acte de soli­da­ri­té. Dès qu’on rentre dans le jeu, dès qu’on se montre humain dans les contacts et dans l’in­té­rêt qu’on témoigne aux autres, on ne fait que camou­fler une accep­ta­tion tacite de l’in­hu­main. Il faut être du côté des souf­frances des hommes ; mais chaque pas que l’on fait du côté de leur joie est un pas vers un dur­cis­se­ment de la souf­france.

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trad.  Eliane Kaufholz & Jean-René Ladmiral
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Être condes­cen­dant ou pen­ser qu’on ne vaut pas mieux que les autres, cela revient au même. En s’a­dap­tant à la fai­blesse des oppri­més, on jus­ti­fie dans une telle fai­blesse les condi­tions de domi­na­tion qu’elle pré­sup­pose et l’on déve­loppe soi-même ce qu’il faut de gros­siè­re­té, d’a­pa­thie et de vio­lence pour exer­cer cette domi­na­tion.

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trad.  Eliane Kaufholz & Jean-René Ladmiral
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Naguère, alors qu’il exis­tait encore quelque chose comme une sépa­ra­tion entre pro­fes­sion et vie pri­vée – ce qui a été dénon­cé comme une alié­na­tion bour­geoise, qu’on en vien­drait main­te­nant presque à regret­ter – celui qui se ser­vait de la vie pri­vée pour par­ve­nir à ses fins fai­sait figure de gou­jat impor­tun, que l’on consi­dé­rait avec la plus grande méfiance. Aujourd’hui, c’est celui qui tient à sa vie pri­vée, sans y lais­ser paraître de visée uti­li­taire, qui n’est pas dans la note et semble faire preuve d’ar­ro­gance. Celui qui ne demande rien est presque sus­pect : on n’ar­rive pas à croire qu’il puisse aider quel­qu’un à prendre sa part du gâteau sans s’y auto­ri­ser en deman­dant quelque chose en échange. Il y en a beau­coup qui font leur pro­fes­sion d’un état résul­tant de la liqui­da­tion de leur pro­fes­sion. Ce sont des gens bien gen­tils, qu’on aime bien et qui sont l’a­mi de tout le monde ; ce sont des justes qui, très humai­ne­ment, excusent toutes les bas­sesses et, sans fai­blir, pros­crivent comme sen­ti­men­tale toute réac­tion qui n’est pas dans la norme.

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trad.  Eliane Kaufholz & Jean-René Ladmiral
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prae­ceps ibam tan­ta cae­ci­tate, ut inter coae­ta­neos meos pude­ret me mino­ris dede­co­ris, quo­niam audie­bam eos iac­tantes fla­gi­tia sua et tan­to glo­riantes magis, quan­to magis turpes essent, et libe­bat facere non solum libi­dine fac­ti verum etiam lau­dis. Quid dignum est vitu­pe­ra­tione nisi vitium ? ego, ne vitu­pe­ra­rer, vitio­sior fie­bam, et ubi non sube­rat, quo admis­so aequa­rer per­di­tis, fin­ge­bam me fecisse quod non fece­ram, ne vide­rer abiec­tior, quo eram inno­cen­tior, et ne vilior habe­rer, quo eram cas­tior.

La tête basse, je m’a­veu­glais au point que, par­mi les gar­çons de mon âge, j’a­vais honte d’être moins obs­cène qu’eux quand je les enten­dais se van­ter de leurs débauches. Plus c’é­tait sale, plus on était admi­ré. Notre plai­sir n’é­tait pas tant d’as­sou­vir nos dési­rs que de sus­ci­ter l’ad­mi­ra­tion des autres. Quoi de plus condam­nable que le vice ? Eh bien moi, pour ne pas être condam­né, je devais être plus vicieux encore. Et s’il m’ar­ri­vait d’être en deçà de la dépra­va­tion des autres, j’in­ven­tais des actes que je n’a­vais pas com­mis pour ne pas appa­raître plus abject d’être plus inno­cent ni plus obs­cène d’être plus chaste.

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Les Aveux [Confessiones (397–402)]
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t. 2
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chap. 3
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trad.  Frédéric Boyer
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p. 81

obsur­due­ram stri­dore cate­nae mor­ta­li­ta­tis meae

J’étais assour­di par le bruit stri­dent des chaînes de ma mor­ta­li­té.

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Les Aveux [Confessiones (397–402)]
,
t. 2
,
chap. 2
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trad.  Frédéric Boyer
, , ,
p. 78

Capiunt ergone te cae­lum et ter­ra, quo­niam tu imples ea ? an imples et restat, quo­niam non te capiunt ? et quo refun­dis quid­quid imple­to cae­loet ter­ra restat ex te ? an non opus habes, ut quo­quam conti­nea­ris, qui contines omnia, quo­niam quae imples conti­nen­do imples ?

Ciel et terre te contiennent si tu les rem­plis. Mais si tu les rem­plis­sais, il y aurait un reste si eux ne te conte­naient pas. Et où refoules-tu, une fois rem­plis ciel et terre, le quelque chose qui reste de toi ? Tu n’as pas besoin d’être rete­nu quelque part, toi qui retiens tout : ce que tu rem­plis, tu le rem­plis parce que tu le contiens.

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Les Aveux [Confessiones (397–402)]
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t. 1
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chap. 3
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trad.  Frédéric Boyer
, , ,
p. 51