Dans le débat somme toute conven­tion­nel entre la sub­jec­ti­vi­té et la science, j’en venais à cette idée bizarre : pour­quoi n’y aurait-il pas, en quelque sorte, une science nou­velle par objet ? Une Mathesis sin­gu­la­ris (et non plus uni­ver­sa­lis ?).

Contre Benn, qui dit : « Un Gemüt ? Je n’en ai aucun. » « Gemüt ? Gemüt habe ich keines. » Dans Die Struktur der moder­nen Lyrik, Hugo Friedrich reprend à son compte le thème des Probleme der Lyrik de Benn (1951). Ainsi se ren­force une doc­trine sans cœur de la poé­sie, dou­blée d’une doc­trine de la poé­sie sans cœur, c’est-à-dire sans foyer pro­blé­ma­tique, sans intel­lect ryth­mique, « ins­tinct logique » ou ins­tinct for­ma­teur, imma­nent et recons­ti­tuable. Car c’est exac­te­ment ce que désigne, quoi qu’il en soit, le mot cœur ; Empédocle dit que le cœur est le lieu des pen­sées, pen­sées qui se pensent ou pen­sées impuis­santes à se pen­ser.

Je crois que pour être bien l’homme, la nature se pen­sant, il faut pen­ser de tout son corps ― ce qui donne une pen­sée pleine et à l’u­nis­son comme ces cordes du vio­lon vibrant immé­dia­te­ment avec sa boîte de bois creux. Les pen­sées par­tant du seul cer­veau (dont j’ai tant abu­sé l’é­té der­nier et une par­tie de cet hiver) me font main­te­nant l’ef­fet d’airs joués sur la par­tie aiguë de la chan­te­relle dont le son ne récon­forte pas dans la boîte, ― qui passent et s’en vont sans se créer, sans lais­ser de traces d’elles. En effet, je ne me rap­pelle plus aucune de ces idées subites de l’an der­nier. ― Me sen­tant un extrême mal au cer­veau le jour de Pâques, à force de tra­vailler du seul cer­veau (exci­té par le café, car il ne peut com­men­cer, et, quant à mes nerfs, ils étaient trop fati­gués sans doute pour rece­voir une impres­sion du dehors) ― j’es­sayai de ne plus pen­ser de la tête, et, par un effort déses­pé­ré, je roi­dis tous mes nerfs (du pec­tus) de façon à pro­duire une vibra­tion, (en gar­dant la pen­sée à laquelle je tra­vaillais alors qui devint le sujet de cette vibra­tion, ou une impres­sion), — et j’é­bau­chai tout un poëme long­temps rêvé, de cette façon. Depuis, je me suis dit, aux heures de syn­thèse néces­saire, « Je vais tra­vailler du cœur » et je sens mon cœur (sans doute que toute ma vie s’y porte) ; et, le reste de mon corps oublié, sauf la main qui écrit et ce cœur qui vit, mon ébauche se fait ― se fait. Je suis véri­ta­ble­ment décom­po­sé, et dire qu’il faut cela pour avoir une vue très-une de l’Univers ! Autrement, on ne sent d’autre uni­té que celle de sa vie. Il y a dans un musée de Londres « la valeur d’un homme » : une longue boîte-cer­cueil, avec de nom­breux casiers, où sont de l’a­mi­don — du phos­phore — de la farine — des bou­teilles d’eau, d’al­cool — et de grands mor­ceaux de géla­tine fabri­quée. Je suis un homme sem­blable.

, lettre à Eugène Lefébure, lun­di 27 mai 1867

Curtius rap­pelle que poe­sis, poe­ma, poe­ti­ca, poe­ta sont des mots peu employés au Moyen Âge : « la poé­sie, en effet n’était pas recon­nue comme un art en soi. Au début, il n’existait même pas de mot signi­fiant “com­po­ser” (dich­ten). On employait alors des péri­phrases telles que metri­ca facun­dia,metri­ca dic­ta, tex­tus per dic­ta poe­ti­ca scrip­tus, ou un verbe comme metri­care, “faire des mètres.” » Le poème dicte un dit dans un dire. Il inef­face (exhibe) le dire dans le dit et le dit dans le dire. « Dictare signi­fie à l’origine dic­ter. Dès l’Antiquité, on avait cou­tume de dic­ter non seule­ment les lettres, mais sur­tout les écrits en style sou­te­nu. C’est pour­quoi depuis saint Augustin, dic­tare prend le sens d’écrire, de rédi­ger et, avant tout, d’écrire des œuvres poé­tiques. C’est à cette évo­lu­tion lin­guis­tique que nous devons les mots alle­mands Dichter, dich­ten et Gedicht. (…)Dichter et dic­ta­teur pro­viennent de la même racine. Les trou­ba­dours s’appellent chez Dante dic­ta­tores illustres.

Écrire avec sen­ti­ment, c’est pour ces mes­sieurs par­ler constam­ment de ten­dresse, d’amitié et d’amour des hommes. Mais, pauvres benêts, vou­drais-je leur dire, ce n’est qu’une petite branche de l’arbre. (…) Ce n’est pas tant ce que vous écri­vez que nous détes­tons ; c’est que vous pin­ciez tou­jours la même corde.

Nos enthou­siastes sen­ti­men­taux qua­li­fient tous ceux qui se moquent d’eux de railleurs super­fi­ciels et ne s’imaginent pas que l’on puisse éprou­ver des émo­tions fortes sans céder au bavar­dage. Transportez vos sen­ti­ments jusqu’au troi­sième ciel et faites don­ner à vos sen­ti­ments la force de grandes et bonnes actions, ce n’est pas de par­ler des émo­tions que je me moque, que le tout-puis­sant me garde d’une telle chose, c’est du bavar­dage des émo­tions. Croyez-vous donc être les seuls êtres sen­sibles (…) ?

Ceux qui ont de la force dans le pin­ceau donnent de l’ossature aux carac­tères, ceux qui en manquent leur donnent seule­ment de la chair. On dit d’une écri­ture qui pos­sède une forte ossa­ture et peu de chair qu’elle est “mus­clée”, tan­dis qu’on appelle “cochons d’encre” les carac­tères qui ont beau­coup de chair et peu d’ossature. Une écri­ture pleine de force mus­cu­laire est une écri­ture accom­plie ; une écri­ture qui n’en a pas est une écri­ture malade.

Le mou­ve­ment de l’expression est-il pos­sible à par­tir du dis­cours inté­rieur, dis­po­sé au-dedans ? Le mou­ve­ment ver­bal se com­prend si le logos endia­thè­tos, le dis­cours posé dans l’intimité, dans l’intensité sans résis­tance de quelqu’un, n’est pas un dis­cours sépa­ré du logos pro­pho­ri­kos, du dis­cours avan­cé au dehors pour s’exposer à la per­cep­tion d’autres sor­tants. Un domaine pure­ment imma­nent, où résident les concep­tions intimes, ne peut expli­quer qu’un lan­gage inté­rieur s’exprime, c’est-à-dire sorte de lui-même, donne forme exté­rieure à l’énoncé intense ou depuis cette inté­rio­ri­té sor­tante, s’exposant de soi en soi. Une dis­po­si­tion interne pro­fé­rante, une pro­fé­ra­tion interne, un com­men­ce­ment d’exposition, ou une expo­si­tion pre­mière, avance dans le dia­logue inté­rieur où je suis tou­jours tran­si d’un public anté­rieur qui me parle et se parle en moi. Le logos endia­thè­tos a donc une inten­tion expres­sive en soi : il com­mence un logos pro­pho­ri­kos. Merleau-Ponty affirme que « c’est le logos endia­thè­tos qui appelle le logos pro­pho­ri­kos ». Le dis­cours sor­ti, expri­mé, pro­fé­ré, por­té au devant de soi, n’appelle pas le dis­cours inté­rieur, intense, sans que l’intention, la ten­sion inté­rieure ne pro­duise déjà un dis­cours exté­rieur dedans, un pro­fé­ré intime, une inten­si­té pro­fé­rante et inten­tion­nelle, une dic­tion pres­sante, un suc for­ma­li­sant avant la pro­fé­ra­tion dehors. Selon Sextus Empiricus (Contre les pro­fes­seurs, VIII), « ce n’est pas par le lan­gage pro­fé­ré que l’homme dif­fère des ani­maux non ration­nels (car les cor­beaux, les per­ro­quets, les geais pro­fèrent des sons vocaux arti­cu­lés) : c’est par le lan­gage comme dis­po­si­tion inté­rieure (logos endia­thè­tos). Il n’en dif­fère pas non plus seule­ment par l’impression simple (car eux aus­si reçoivent des impres­sions), mais par l’impression trans­fé­ren­tielle (méta­ba­ti­kè) et com­bi­na­toire (syn­thé­ti­kè). C’est pour­quoi, moyen­nant la notion de la consé­cu­tion (ako­lou­thia), il sai­sit d’emblée le concept de signe ; car le signe même est du genre “si ceci, alors cela”. L’existence du signe suit donc de la nature et de la consti­tu­tion de l’homme. » La consé­cu­tion, le dis­cours per­met la syn­thèse d’impressions, le rai­son­ne­ment et le « sym­bo­lisme ver­bal », i.e. un « accord du sens et du son » (Royère). L’accord com­mence dans le silence rela­tif d’un ban­deau ou d’un ruis­seau dedans.

Dans Le Masque et la Lumière, Zumthor à la fois constate qu’en régime pro­si­mé­trique « la fron­tière entre prose et vers manque de net­te­té » et pro­pose de dis­tin­guer le « pro­si­mètre inté­gré » ou sys­té­ma­tique du « pro­si­mètre occa­sion­nel ». Et s’« il y a un terme com­mun, non négli­geable » au vers et à de la prose, qui est la rhé­to­rique, c’est aus­si que l’enjeu du pro­si­mètre est para­doxa­le­ment poli­tique : il doit ordon­ner un monde chao­tique en attes­tant un désordre for­mel. Attestation sati­rique : le mélange ne ren­voie pas, au départ, à une fusion des gene­ra dic­ta­mi­num. Le dic­ta­men pro­si­me­tri­cum n’implique aucu­ne­ment le mariage ori­gi­naire du vers et de la prose, que sup­pose le phi­lo­sophe (Idée de la prose, 1988, dans la tra­duc­tion de Gérard Macé), mais une suave arti­cu­la­tion de deux registres appe­lés à tendre et à détendre le lec­teur. Si « l’idée de la poé­sie, c’est la prose », alors l’idée d’une bous­tro­phique trans­cen­dan­tale se reverse en faveur d’une prose sépa­rée et sou­ve­raine, expli­cante et « plus que for­melle », qui « dit quelque chose », ou « parle de ce qui a lieu », dans les termes de Jean-Claude Milner (Mallarmé au tom­beau). Cette prose est comme le nain caché qui actionne l’automate joueur d’échecs. Il y a une théo­lo­gie de la prose et une his­toire de la poé­sie.

À sup­po­ser qu’il y ait « de bons vers, de mau­vais vers, et le chaos » (T. S. Eliot, 1917), le pro­blème de l’histoire chao­tique et de ses ban­deaux n’est pas réso­lu. Même les vers de Frost parlent de la forme visée dans l’informe : « que souffle le chaos !/ que se fondent les nuages !/ j’attends ce qui a forme ». Les nuages sont des formes sans formes. Meschonnic inten­si­fie la contra­dic­tion en décla­rant : « Il ne s’agit pas d’opposer des formes à une absence de formes. Puisque l’informe est encore une forme. » Mais si « la liber­té n’est pas plus un choix qu’une absence de contrainte », étant « la recherche de sa propre his­to­ri­ci­té », la contra­dic­tion est la conclu­sion his­to­rique de la cri­tique du rythme : « le poète n’est pas libre devant le vers libre ». (En symé­trie et au ras de l’époque, Eliot dit élé­men­tai­re­ment : « Cela signi­fie que la liber­té n’est réel­le­ment libre qu’à se mani­fes­ter sur la base d’une limi­ta­tion arti­fi­cielle. ») L’histoire induit une récep­ti­vi­té ins­pi­rée, la pas­si­vi­té d’un ven­tri­loque : « on ne choi­sit pas ce qu’on écrit, ni de l’écrire ». La liber­té de choi­sir une « ryth­mique car­rée » (Creeley), par exemple, n’est plus une ques­tion.