Qu’y avait-il de com­mun entre poé­sie, mythes, éty­mo­lo­gies et pro­verbes ? Était-ce une preuve par le consen­te­ment géné­ral ? Non, puisque alors la prose aurait été aus­si pro­bante, ou tout sim­ple­ment une phrase enten­due dans la bouche d’un pas­sant. Était-ce l’an­cien­ne­té de ces témoi­gnages ? Non, puisque Euripide était appe­lé lui aus­si en ren­fort.
L’explication, je sup­pose, est que la poé­sie est du même côté que le voca­bu­laire, le mythe et les expres­sions toutes faites : loin de tirer son auto­ri­té du génie du poète, elle est, mal­gré l’exis­tence du poète, une sorte de parole sans auteur ; elle n’a pas de locu­teur, elle est ce qui « se dit » ; elle ne peut donc men­tir, puisque seul un locu­teur le pour­rait. La prose a un locu­teur, qui dit vrai ou bien ment ou se trompe ; mais la poé­sie n’a pas plus d’au­teur que le voca­bu­laire ; elle res­semble au mythe et la rai­son pro­fonde qui fai­sait dire aux Grecs qu’un poète racon­tait par défi­ni­tion des mythes tient peut-être moins à la fré­quence des allu­sions mytho­lo­giques dans les oeuvres poé­tiques qu’à ce fait que mythe et poé­sie tiraient d’eux-mêmes leur auto­ri­té ; la véri­té sor­tait de la bouche des poètes aus­si natu­rel­le­ment que de celles des enfants : ils ne fai­saient que reflé­ter les choses mêmes. Ils expri­maient la véri­té aus­si natu­rel­le­ment que les sources coulent et ils n’au­raient pas pu reflé­ter ce qui n’existe pas ; à croire que, pour Chrysippe comme pour Antisthène, on ne peut pas par­ler de ce qui n’est pas. La poé­sie est miroir, invo­lon­taire et véri­dique, et c’est parce qu’elle reflète invo­lon­tai­re­ment que Chrysippe ne se las­sait pas d’ac­cu­mu­ler les témoi­gnages des poètes : si les poètes avaient été, à ses yeux, des pen­seurs réflé­chis qui pre­naient la res­pon­sa­bi­li­té d’une doc­trine, une seule cita­tion aurait suf­fi, comme le lui fait remar­quer Galien ; mais ils disent la véri­té comme sans y pen­ser : Chrysippe, émer­veillé, ne se lasse pas de mon­trer com­ment le sous-sol sur lequel repose a propre phi­los­phie ne cesse de lais­ser sourdre la véri­té de tous côtés.
Puisque les Stoïciens sont sûrs d’a­vance que mythes et poé­sie disent vrai, il ne leur reste plus qu’à les mettre à la tor­ture pour les faire cadrer avec cette véri­té : l’al­lé­go­rie sera ce lit de Procuste. Ils ne recu­lèrent devant rien. On montre à Chrysippe, un beau jour, une pein­ture où l’i­ma­gi­na­tion salace des cice­ro­ni vou­lait recon­naître Junon infli­geant à Jupiter un agréable trai­te­ment qu’on ne peut hon­nê­te­ment nom­mer ; Chrysippe sut y recon­naître une allé­go­rie de la matière absor­bant la Raison sper­ma­tique afin d’en­gen­drer le cos­mos.
Pour le phi­lo­sophe, le mythe était donc une allé­go­rie des véri­tés phi­lo­so­phiques ; pour les his­to­riens, c’é­tait une légère défor­ma­tion des véri­tés his­to­riques.

Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?
Seuil 1983
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Chrysippe vou­lant prou­ver que la rai­son gou­ver­nante sié­geait dans le cœur plu­tôt que dans le cer­veau, avait rem­pli de longues pages de cita­tions poé­tiques de ce genre : « Achille réso­lut en son cœur de tirer son épée. » Je ne sais pas si l’on a recon­nu la vraie nature de cette preuve par la poé­sie chez les Stoïciens, qui ne semblent pas en avoir fait eux-mêmes la théo­rie ; mais leur pra­tique consti­tue une théo­rie impli­cite.

Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?
Seuil 1983
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Les rap­ports de force, sym­bo­liques ou non, ne sont pas des inva­riants ; ils ont l’ar­bi­traire des for­ma­tions ana­lo­giques, sans doute, mais dif­fé­rentes : leur appa­rence trans­his­to­rique est une illu­sion ana­lo­gique.
[…] Critiquer les mythes n’é­tait pas en démon­trer la faus­se­té, mais plu­tôt retrou­ver leur fond de véri­té. Car cette véri­té a été recou­verte de men­songes. […] Mais d’où viennent les men­songes et à quoi servent-ils ? C’est ce que les Grecs ne se sont pas beau­coup deman­dé, un men­songe n’ayant rien de posi­tif : c’est un non-être, et voi­là tout. Ils ne se deman­daient guère pour­quoi cer­tains avaient men­ti, mais plu­tôt pour­quoi les autres avaient cru. […] On peut alté­rer la véri­té, mais on ne sau­rait par­ler de rien. […] Les Grecs cher­chaient une véri­té à tra­vers les men­songes ; ils se deman­daient à qui est la faute : elle est à la can­deur, à la naï­ve­té, à l’eue­theia, car tel était le mot consa­cré. […] La can­deur est la vraie res­pon­sable des men­songes ; il y aurait moins de fabu­la­teurs, s’il y avait moins de naïfs.
[…] Pour les modernes, au contraire, le mythe sera plu­tôt la rela­tion d’un grand évé­ne­ment, d’où son aspect légen­daire. Cet évé­ne­ment est moins alté­ré par des élé­ments adven­tices qu’il n’est épi­que­ment gros­si.
[…] À la condam­na­tion ratio­na­liste de l’i­ma­gi­naire comme faux, réplique l’a­po­lo­gie de l’i­ma­gi­naire comme conforme à une rai­son cachée. Car on ne sau­rait men­tir.

Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?
Seuil 1983
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[Veyne cite un extrait de Diodore dans lequel il voit la coexis­tence « non paci­fique » de deux pro­grammes de véri­té :] « En matière d’his­toire légen­daire, il ne faut pas récla­mer âpre­ment la véri­té, car tout se passe comme au théâtre : là, nous ne croyons pas à l’exis­tence des Centaures mi-humains et mi-ani­maux, ni à celle de Géryon à trois corps, mais nous n’en agréons pas moins les fables de ce genre et, en y applau­dis­sant, nous ren­dons hom­mage au dieu. Car Héraclès a pas­sé sa vie à rendre la terre habi­table : il serait cho­quant que les hommes perdent le sou­ve­nir de leur com­mune éver­gète et lui chi­canent sa part de louange. »
Texte révé­la­teur en son adroite can­deur. On y devine la coexis­tence non paci­fique de deux pro­grammes de véri­té, dont l’un était cri­tique et le second res­pec­tueux. Le conflit avait fait pas­ser les par­ti­sans du second de la spon­ta­néi­té à la fidé­li­té à soi-même : ils avaient désor­mais des « convic­tions » et en exi­geaient le res­pect ; l’i­dée de véri­té pas­sait au second plan : l’ir­res­pect était scan­da­leux et ce qui était scan­da­leux était donc faux. Tout bien étant aus­si vrai, seul était vrai ce qui est bien. Diodore, qui se vend à son public, joue ici les hommes-orchestres ; il arrive à voir les choses avec les yeux de l’un et de l’autre camp, à don­ner l’im­pres­sion, à ceux qui pensent bien qu’il leur conci­lie le point de vue des cri­tiques, et à se ran­ger fina­le­ment lui-même dans le par­ti des bien-pen­sants. Il semble être de mau­vaise foi parce qu’il exprime la croyance de res­pect des uns dans le lan­gage cri­tique des autres [décon­nexion « poé­tique » du dupe non-dupe, ndr].
Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?
Seuil 1983
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[À pro­pos de l’âge où le mythe devient mytho­lo­gie, dis­cours sur le mythe, vul­gate sco­laire, Veyne parle des « doctes cré­dules », isto­riens pro­fes­sion­na­li­sés, qui forment un accom­mo­de­ment de dupes en ratio­na­li­sant le mer­veilleux, de façon à conser­ver au mythe son carac­tère de véra­ci­té :] Restait le côté sérieux de l’af­faire : que pen­sée de cette masse de récits ? Ici, deux écoles, que l’on confond sou­vent à tort sous le terme trop moderne de trai­te­ment ration­nel du mythe ; d’un côté, les cré­dules, tels que Diodore, mais aus­si Evhémère ; de l’autre, les doctes.
Il exis­tait, en effet, un public cré­dule, mais culti­vé, qui exi­geait un mer­veilleux nou­veau ; ce mer­veilleux ne devait plus être situé, au-delà du vrai et du faux, en un pas­sé sans âge : on vou­lait qu’il fût « scien­ti­fique », ou plu­tôt his­to­rique. Car on ne pou­vait plus croire au mer­veilleux à l’an­cienne mode ; la rai­son n’en est pas, je crois, l’Auflklärung des Sophistes, mais le suc­cès du genre his­to­rique ; pour trou­ver pre­neur, le mythe devra désor­mais pas­ser pour de l’his­toire. Ce qi don­ne­ra à cette mys­ti­fi­ca­tion l’ap­pa­rence trom­peuse d’une ratio­na­li­sa­tion ; d’où l’as­pect faus­se­ment contra­dic­toire de Timée, l’un des grands four­nis­seurs du genre : Timée a écrit une his­toire « rem­plie de songes, pro­diges, récits incroyables, en un mots, de super­sti­tions gros­sières et de contes de bonnes femmes » ; le même Timée donne des mythes une inter­pré­ta­tion ratio­nelle.
Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?
Seuil 1983
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