(…) le cher­cheur le plus loyal à l’é­gard de l’es­thé­tique sera de manière néga­tive celui qui se révolte contre le lan­gage et qui, au lieu de rabais­ser la parole au rang de simple para­phrase de ses chiffres, lui pré­fère le gra­phique, qui confesse sans réserve la réi­fi­ca­tion de la conscience et trouve ain­si pour l’ex­pri­mer quelque chose comme une forme, sans emprunts apo­lo­gé­tiques à l’art.

« L’essai comme forme »
Notes sur la lit­té­ra­ture [1954–1958]
trad. Sibylle Muller
Flammarion 1984
p. 10
art essai esthétique graphique réification

Chaque fois que la phi­lo­so­phie croit pou­voir abo­lir, par des emprunts à la poé­sie, la pen­sée objec­ti­vante et son his­toire, ce que la ter­mi­no­lo­gie habi­tuelle nomme l’an­ti­thèse du sujet et de l’ob­jet, espé­rant même que l’être lui-même pour­rait par­ler dans une poé­sie pré­fa­bri­quée à par­tir de Parménide et de Jungnickel, elle se rap­proche de ce bavar­dage cultu­rel écu­lé. Avec une malice pay­sanne dégui­sée en lan­gage de l’o­ri­gine, elle se refuse à res­pec­ter les exi­gences de la pen­sée concep­tuelle aux­quelles elle a pour­tant sous­crit, dès lors qu’elle uti­li­sait des concepts dans l’af­fir­ma­tion et le jus­te­ment ; en même temps, son élé­ment esthé­tique reste de seconde main, c sont de pâles rémi­nis­cences cultu­relles de Hölderlin… […] La vio­lence que l’i­mage et le concept se font subir réci­pro­que­ment donne nais­sance à ce jar­gon de l’au­then­ti­ci­té, où les mots fré­missent d’é­mo­tion, sans pour autant dire ce qui les émeut.

« L’essai comme forme »
Notes sur la lit­té­ra­ture [1954–1958]
trad. Sibylle Muller
Flammarion 1984
p. 9
authenticité culturel esthétique éthique heidegger hölderlin objectivation Parménide philosophie

L’interprétation ne peut pas faire res­sor­tir ce qu’elle n’au­rait pas en même temps intro­duit. Ses cri­tères, c’est la com­pa­ti­bi­li­té de l’in­ter­pré­ta­tion avec le texte et avec elle-même, et sa capa­ci­té de faire par­ler tous ensemble les élé­ments de l’ob­jet.

« L’essai comme forme »
Notes sur la lit­té­ra­ture [1954–1958]
trad. Sibylle Muller
Flammarion 1984
p. 7
composition interprétation

On ne peut assi­gner un domaine par­ti­cu­lier à l’es­sai. Au lieu de pro­duire des résul­tats scien­ti­fiques ou de créer de l’art, ses efforts mêmes reflètent le loi­sir propre de l’en­fance, qui n’a aucun scru­pule à s’en­flam­mer pour ce que les autres ont fait avant elle. Il réflé­chit sur ce qu’il aime et ce qu’il hait, au lieu de pré­sen­ter l’es­prit comme une créa­tion ex nihi­lo, sur le modèle de la morale du tra­vail illi­mi­tée. Le bon­heur et le jeu lui sont essen­tiels.

« L’essai comme forme »
Notes sur la lit­té­ra­ture [1954–1958]
trad. Sibylle Muller
Flammarion 1984
p. 6
art bonheur enfance essai jeu loisir

Où il y a inten­si­té, il y a laby­rinthe, et déter­mi­ner les sens du par­cours, souf­france ou allé­gresse, est l’af­faire des consciences et de leurs direc­teurs. Il nous suf­fit que la barre tourne pour que fusent les spi­rales impré­vi­sibles, il nous suf­fit qu’elle ralen­tisse et s’ar­rête pour que s’en­gendrent la repré­sen­ta­tion et la pen­sée claire. Donc pas de bonnes et de mau­vaises inten­si­tés, mais l’in­ten­si­té ou sa décom­pres­sion. Et comme on l’a dit et on le redi­ra, l’une et l’autre dis­si­mu­lées ensemble, le sens caché dans l’é­mo­tion, le ver­tige dans la rai­son. Ainsi point de morale, plu­tôt une théâ­trique ; point de poli­tique, plu­tôt un com­plot.

Économie libi­di­nale
Minuit 1974
p. 54–55