L’effet apparent de vérité qui vient jouer dans le sophisme est en réalité un lien quasi juridique entre un événement discursif et un sujet parlant. De là, le fait qu’on trouve chez les Sophistes les deux thèses : Tout est vrai (dès que tu dis quelque chose, c’est de l’être). Rien n’est vrai (tu as beau employer des mots, ils ne disent jamais l’être).
Lu
Tenir pour vrai, dans le sophisme, c’est s’engager à tenir. De là le fait important que le sophisme emporte avec lui une ontologie bizarre, partielle limitative, discontinue et boiteuse.
En effet, la seule chose que manipule le Sophiste, le seul être auquel il s’adresse, c’est celui de la chose dite ; c’est celui de l’énoncé dans sa réalité matérielle. Matérialité paradoxale puisqu’elle implique soit les sons, soit les lettres, et, partant, une rareté comme celle des choses ; son déroulement linéaire et sériel et [néanmoins] son maintien.
Or, si les mots ont leur réalité matérielle spécifique, au milieu de toutes les autres choses, il est clair qu’ils ne peuvent pas communiquer avec ces choses : il ne peuvent pas les signifier, ou les refléter ou les exprimer, il n’y a pas de ressemblance entre les mots et les choses dont ils sont censés parler. Tout au plus peuvent-il être poussés, provoqués par ces choses.
Mais puisqu’ils ne signifient pas les choses, on ne peut donc pas avoir accès aux choses à partir du discours. Le discours est séparé de ce dont il parle par le seul fait qu’il est lui-même une chose, comme ce dont il parle. L’identité du statut de chose implique la rupture du rapport signifiant.
[En contexte sophistique,] l’attribution d’un énoncé à un sujet parlant ne renvoie pas au sens qu’il a voulu y mettre, à son intention signifiante ou sa pensée. S’il emploie le verbe mantanein, peu importe qu’il ait voulu dire « apprendre ». Cette intention ne fixe pas l’usage du mot dans la discussion, mais plus radicalement encore : la partie sophistique qui se joue ne permet pas au sujet parlant de se référer à des règles (grammaticales ou logiques) concernant l’usage des mots et que tous les partenaires auraient admises. Il n’y a pas de recours à un « niveau d’arbitrage métalinguistique ». Chaque sujet est lié par un rapport immédiat d’appartenance ou d’imputation à ce qui est dit : soit parce qu’il l’a dit lui-même, soit parce qu’il a répondu oui.
Il y a adhérence du sujet parlant à l’énoncé et non point adhésion à des règles ou visée de sens. […] Peu importe que [le sujet] ait dit vrai ou faux. Il n’a pas tenu. […]
Le sophisme ne se démontre pas, il se remporte ou se perd.
Le sophisme, lui, prend appui non pas sur la structure élémentaire de la proposition mais sur l’existence d’un énoncé ; sur le fait que des mots ont été prononcés et qu’ils demeurent là, au centre de la discussion, comme ayant été produits et pouvant être répétés, recombinés au gré des partenaires ; c’est dit, c’est dit : non point comme une forme idéale, régulière et qui peut recevoir certains types de contenu mais un peu comme ces trophées que les guerriers après la bataille mettent au milieu d’eux et qu’ils vont s’attribuer, non sans dispute et contestation eis meson [« au milieu », ndr].
La différence, par laquelle s’élimine la réalité matérielle du discours, est la condition de l’apophantique comme champ de la vérité ou de l’erreur des propositions.
[…]
Le sophisme n’est jamais réellement déclaratif. Il ne peut y avoir apophantique qu’à la condition que soit d’abord neutralisée la matérialité du discours et qu’ensuite ce discours soit traité selon l’axe de la référence à ce dont il parle.
[…]
La Sophistique, elle, se maintient toujours au niveau d’une certaine « hylétique » du discours […] et ce à quoi elle aboutit […] c’est au silence d’un des deux partenaires.
[…]
L’apophantique se définit par la continuité du rapport à l’objet ; la sophistique, par l’exclusion du sujet.