L’effet appa­rent de véri­té qui vient jouer dans le sophisme est en réa­li­té un lien qua­si juri­dique entre un évé­ne­ment dis­cur­sif et un sujet par­lant. De là, le fait qu’on trouve chez les Sophistes les deux thèses : Tout est vrai (dès que tu dis quelque chose, c’est de l’être). Rien n’est vrai (tu as beau employer des mots, ils ne disent jamais l’être).

Leçons sur la volon­té de savoir (1970–1971)
Se 2011
p. 63

 Tenir pour vrai, dans le sophisme, c’est s’engager à tenir. De là le fait impor­tant que le sophisme emporte avec lui une onto­lo­gie bizarre, par­tielle limi­ta­tive, dis­con­ti­nue et boi­teuse.

En effet, la seule chose que mani­pule le Sophiste, le seul être auquel il s’adresse, c’est celui de la chose dite ; c’est celui de l’énoncé dans sa réa­li­té maté­rielle. Matérialité para­doxale puisqu’elle implique soit les sons, soit les lettres, et, par­tant, une rare­té comme celle des choses ; son dérou­le­ment linéaire et sériel et [néan­moins] son main­tien.

Or, si les mots ont leur réa­li­té maté­rielle spé­ci­fique, au milieu de toutes les autres choses, il est clair qu’ils ne peuvent pas com­mu­ni­quer avec ces choses : il ne peuvent pas les signi­fier, ou les reflé­ter ou les expri­mer, il n’y a pas de res­sem­blance entre les mots et les choses dont ils sont cen­sés par­ler. Tout au plus peuvent-il être pous­sés, pro­vo­qués par ces choses.

Mais puisqu’ils ne signi­fient pas les choses, on ne peut donc pas avoir accès aux choses à par­tir du dis­cours. Le dis­cours est sépa­ré de ce dont il parle par le seul fait qu’il est lui-même une chose, comme ce dont il parle. L’identité du sta­tut de chose implique la rup­ture du rap­port signi­fiant.

Leçons sur la volon­té de savoir (1970–1971)
Seuil 2011
p. 62

[En contexte sophis­tique,] l’attribution d’un énon­cé à un sujet par­lant ne ren­voie pas au sens qu’il a vou­lu y mettre, à son inten­tion signi­fiante ou sa pen­sée. S’il emploie le verbe man­ta­nein, peu importe qu’il ait vou­lu dire « apprendre ». Cette inten­tion ne fixe pas l’usage du mot dans la dis­cus­sion, mais plus radi­ca­le­ment encore : la par­tie sophis­tique qui se joue ne per­met pas au sujet par­lant de se réfé­rer à des règles (gram­ma­ti­cales ou logiques) concer­nant l’usage des mots et que tous les par­te­naires auraient admises. Il n’y a pas de recours à un « niveau d’arbitrage méta­lin­guis­tique ». Chaque sujet est lié par un rap­port immé­diat d’appartenance ou d’imputation à ce qui est dit : soit parce qu’il l’a dit lui-même, soit parce qu’il a répon­du oui.

Il y a adhé­rence du sujet par­lant à l’énoncé et non point adhé­sion à des règles ou visée de sens. […] Peu importe que [le sujet] ait dit vrai ou faux. Il n’a pas tenu. […]

Le sophisme ne se démontre pas, il se rem­porte ou se perd.

Leçons sur la volon­té de savoir (1970–1971)
Seuil 2014
p. 60

Le sophisme, lui, prend appui non pas sur la struc­ture élé­men­taire de la pro­po­si­tion mais sur l’existence d’un énon­cé ; sur le fait que des mots ont été pro­non­cés et qu’ils demeurent là, au centre de la dis­cus­sion, comme ayant été pro­duits et pou­vant être répé­tés, recom­bi­nés au gré des par­te­naires ; c’est dit, c’est dit : non point comme une forme idéale, régu­lière et qui peut rece­voir cer­tains types de conte­nu mais un peu comme ces tro­phées que les guer­riers après la bataille mettent au milieu d’eux et qu’ils vont s’attribuer, non sans dis­pute et contes­ta­tion eis meson [« au milieu », ndr].

Leçons sur la volon­té de savoir (1970–1971)
Seuil 2011
p. 59

 La dif­fé­rence, par laquelle s’élimine la réa­li­té maté­rielle du dis­cours, est la condi­tion de l’apophantique comme champ de la véri­té ou de l’erreur des pro­po­si­tions.

[…]

Le sophisme n’est jamais réel­le­ment décla­ra­tif. Il ne peut y avoir apo­phan­tique qu’à la condi­tion que soit d’abord neu­tra­li­sée la maté­ria­li­té du dis­cours et qu’ensuite ce dis­cours soit trai­té selon l’axe de la réfé­rence à ce dont il parle.

[…]

La Sophistique, elle, se main­tient tou­jours au niveau d’une cer­taine « hylé­tique » du dis­cours […] et ce à quoi elle abou­tit […] c’est au silence d’un des deux par­te­naires.

[…]

L’apophantique se défi­nit par la conti­nui­té du rap­port à l’objet ; la sophis­tique, par l’exclusion du sujet.

Leçons sur la volon­té de savoir (1970–1971)
Seuil 2011
p. 48