À la base d’une ver­tu est le pou­voir que nous avons d’en bri­ser la chaîne. L’enseignement tra­di­tion­nel a mécon­nu ce res­sort secret de la morale : l’idée de la morale en est affa­die. Du côté de la ver­tu, la vie morale a l’aspect d’un confor­misme peu­reux ; de l’autre, le dédain de la fadeur est tenu pour immo­ra­li­té. L’enseignement tra­di­tion­nel exige en vain une rigueur de sur­face, faite de for­ma­lisme logique : il tourne le dos à l’esprit de la rigueur. Nietzsche dénon­çant la morale ensei­gnée pen­sait ne pas sur­vivre à un crime qu’il aurait com­mis. S’il y a morale authen­tique, son exis­tence est tou­jours en jeu. La véri­table haine du men­songe admet, non sans une hor­reur sur­mon­tée, le risque pris dans un men­songe don­né. L’indifférence devant le risque en est l’apparente légè­re­té. C’est l’envers de l’érotisme admet­tant la condam­na­tion sans laquelle il serait fade. L’idée d’intangibles lois retire de la force à une véri­té morale à laquelle nous devons adhé­rer sans nous enchaî­ner. Nous véné­rons, dans l’excès éro­tique, la règle que nous vio­lons. Un jeu d’oppositions rebon­dis­santes est à la base d’un mou­ve­ment alter­né de fidé­li­té et de révolte, qui est l’essence de l’homme. En dehors de ce jeu, nous étouf­fons dans la logique des lois.

La lit­té­ra­ture et le mal [1957]
Gallimard Folio 2013
p. 102

Il n’est pas de signe plus par­lant de la fête que la démo­li­tion insur­rec­tion­nelle d’une pri­son : la fête, qui n’est pas si elle n’est sou­ve­raine, est le déchaî­ne­ment par essence, d’où la sou­ve­rai­ne­té inflexible pro­cède.

La lit­té­ra­ture et le mal [1957]
Gallimard Folio 2013
p. 79

La forme poé­tique, tita­nique, de l’individualisme est au cal­cul uti­li­taire une réponse exces­sive, mais une réponse : sous sa forme consa­crée, le roman­tisme ne fut guère qu’une allure anti­bour­geoise de l’individualisme bour­geois.

La lit­té­ra­ture et le mal [1957]
Gallimard Folio 2013
p. 45

L’amour de la nature est d’ailleurs si sus­cep­tible d’accord avec le pri­mat de l’utile, c’est-à-dire du len­de­main, qu’il a été le mode de com­pen­sa­tion le plus répan­du – le plus ano­din – des socié­tés uti­li­sa­trices : rien évi­dem­ment de moins dan­ge­reux, de moins sub­ver­sif, à la fin de moins sau­vage, que la sau­va­ge­rie des rochers.

La lit­té­ra­ture et le mal [1957]
Gallimard Folio 2013
p. 44

De la nais­sance à la mort de Charles Baudelaire, l’Europe s’engagea dans un réseau de voies fer­rées, la pro­duc­tion ouvrir la pers­pec­tive d’un accrois­se­ment indé­fi­ni des forces pro­duc­tives et se don­na cet accrois­se­ment pour fin. L’opération pré­pa­rée depuis long­temps com­men­çait une méta­mor­phose rapide du monde civi­li­sé, fon­dée sur le pri­mat du len­de­main, à savoir sur l’accu­mu­la­tion capi­ta­liste.

La lit­té­ra­ture et le mal [1957]
Gallimard Folio 2013
p. 44