Les pratiques quotidiennes relèvent d’un vaste ensemble, difficile à délimiter et qu’à titre provisoire on peut désigner comme celui des procédures. Ce sont des schémas d’opérations, et des manipulations techniques. À partir de quelques analyses récentes et fondamentales (Foucault, Bourdieu, Vernant et Detienne, etc.) il est possible, sinon de les définir, du moins d’en préciser le fonctionnement relativement au discours (ou à « l’idéologie », comme dit Foucault), à l’acquis (l’habitus de Bourdieu) et à cette forme du temps qu’est l’occasion (le kairos dont parlent Vernant et Detienne). Manières de repérer une technicité d’un type particulier, en même temps que d’en situer l’étude dans une géographie actuelle de la recherche.
Lu
Habiter, circuler, parler, lire, faire le marché ou la cuisine, ces activités semblent correspondre aux caractéristiques des ruses et des surprises tactiques : bons tours du « faible » dans l’ordre établi par le « fort », art de faire des coups dans le champ de l’autre, astuce de chasseurs, mobilités manœuvrières et polymorphes, trouvailles jubilatoires, poétiques et guerrières.
Producteurs méconnus, poètes de leurs affaires, inventeurs de sentiers dans les jungles de la rationalité fonctionnaliste, les consommateurs produisent quelque chose qui a la figure des « lignes d’erre » dont parle Deligny. Ils tracent des « trajectoires indéterminées », apparemment insensées parce qu’elles ne sont pas cohérentes avec l’espace bâti, écrit et préfabriqué où elles se déplacent. Ce sont phrases imprévisibles dans un lieu ordonné par les techniques organisatrices de systèmes. Bien qu’elles aient pour matériel les vocabulaires des langues reçues (celui de la télé, du journal, du supermarché ou des dispositions urbanistiques), bien qu’elles restent encadrées par des syntaxes prescrites (modes temporels des horaires, organisations paradigmatiques des lieux, etc.), ces « traverses » demeurent hétérogènes aux systèmes où elles s’infiltrent et où elles dessinent les ruses d’intérêts et de désirs différents. Elles circulent, vont et viennent, débordent et dérivent dans un relief imposé, mouvances écumeuses d’une mer s’insinuant parmi les rochers et les dédales de l’ordre établi.
De cette eau régulée en principe par les quadrillages institutionnels qu’en fait elle érode peu à peu et déplace, les statistiques ne connaissent presque rien. Il ne s’agit pas en effet d’un liquide, circulant dans les dispositifs du solide, mais de mouvements autres, utilisant les éléments du terrain. Or les statistiques se contentent de classer, calculer et mettre en tableaux ces éléments – unités « lexicales », mots publicitaires, images télévisées, produits manufacturés, lieux construits, etc. – et elles le font avec des catégories et selon des taxonomies conformes à celles de la production industrielle ou administrative.
L’usage doit donc être analysé pour lui-même. Les modèles ne manquent pas, surtout en ce qui concerne la langue, terrain privilégié pour le repérage des formalités propres à ces pratiques. Giblert Ryle, reprenant la distinction saussurienne entre la « langue » et (un système) et la « parole » (un acte), comparait la première à un capital et la seconde aux opérations qu’il permet : d’un côté, un stock ; de l’autre, de affaires et des usages. Dans le cas de la consommation, on pourrait presque dire que la production fournit le capital et que les utilisateurs, comme des locataires, acquièrent le droit de faire des opérations sur ce fonds sans en être les propriétaires. Mais la comparaison vaut seulement pour le rapport entre un savoir de la langue et des « actes de parole » (speech acts). À ce seul titre, on a déjà une série de questions et de catégories qui ont permis, surtout depuis Bar-Hillel, d’ouvrir dans l’étude du langage (semiosis ou semiotic) une section particulière (dite pragmatics) consacrée à l’usage ou aux indexical expressions, c’est-à-dire « aux mots et aux phrases dont la référence ne peut être déterminée sans connaître le contexte de l’usage ».
L’énonciation suppose […] : 1, une effectuation du système linguistique par un dire qui en actue des possibilités (la langue n’est réelle que dans l’acte de parler) ; 2. une appropriation de la langue par le locuteur qui la parle ; 3. l’implantation d’un interlocuteur (réel ou fictif), et donc la constitution d’un contrat relationnel ou d’une allocution (on parle à quelqu’un) ; 4. l’instauration d’un présent par l’acte du « je » qui parle, et conjointement, puisque « le présent est proprement la source du temps », l’organisation d’une temporalité (le présent crée un avant et un après) et l’existence d’un « maintenant » qui est présence au monde.
Ces éléments (réaliser, s’approprier, s’inscrire dans des relations, se situer dans le temps) font de l’énonciation, et secondairement de l’usage, un nœud de circonstances, une nodosité indétachable du « contexte » dont abstraitement on la distingue. Indissociable de l’instant présent, de circonstances particulières et d’un faire (produire de la langue et modifier la dynamique d’une relation), l’acte de dire est un usage de de la langue et une opération sur elle. On peut tenter d’en appliquer le modèle sur beaucoup d’opérations non linguistiques, en prenant pour hypothèse que tous ces usages relèvent de la consommation.
Les jeux spécifiques de chaque société : ces opérations disjonctives (productrices d’événements qui différencient) donnent lieu à des espaces où des coups se proportionnent à des situations. Depuis le jeu d’échecs, forme aristocratique d’un « art de la guerre » venu de Chine et entré par les Arabes dans l’Occident médiéval où il constitua l’essentiel de la culture dans les manoirs, jusqu’à la belote, le loto ou le scrabble, les jeux formulent (et formalisent déjà) les règles organisatrices de coups et constituent aussi une mémoire (un stockage et une classification) de schémas d’actions articulant des réparties à des occasions. Ils exercent cette fonction précisément parce que détachés des combats quotidiens qui interdisent de « dévoiler son jeu » et dont les mises, les règles et les coups sont d’une trop grande complexité. L’explicitation est toujours inversement proportionnelle à l’engagement pratique. À relever dans ces jeux une formalité des tactiques (comme on le fait à propos du jeu de go), ou en comparant aux jeux la divination technique dont le cadre formel a pour objectif d’ajuster une décision à des situations concrètes, on a un premier fonds sur les rationalités propres à des pratiques d’espaces clos et « historicisés » par la variabilité des éléments à traiter.
A ces jeux correspondent les récits de parties. On se raconte la belote d’hier soir ou le petit schelem de l’autre jour. Ces histoires représentent une succession de combinaisons parmi toutes celles que rend possibles l’organisation synchronique d’un espace, de règles, de donnes, etc. Ce sont les projections paradigmatiques d’un choix entre ces possibles –un choix correspondant à une effectuation (ou énonciation) particulière. Comme les comptes rendus de bridge ou d’échecs dans Le Monde, elles pourraient être chiffrées, c’est-à-dire rendre visible le fait que chaque événement est une application singulière du cadre formel. Mais en rejouant des parties, en les récitant, ces histoires enregistrent simultanément des règles et des coups. À mémoriser autant que mémorables, ce sont des répertoires de schémas d’action entre partenaires. Avec la séduction qu’y introduit l’élément de la surprise, ces mémentos enseignent les tactiques possibles dans un système (social) donné.
Une manière d’utiliser des systèmes imposés constitue la résistance à la loi historique d’un état de fait et à ses légitimations dogmatiques. Une pratique de l’ordre bâti par d’autres en redistribue l’espace ; elle y crée au moins du jeu, pour des manœuvres entre forces inégales et pour des repères utopiques. Là se manifesterait l’opacité de la culture « populaire » – la roche noire qui s’oppose à l’assimilation. Ce qui s’y appelle « sagesse » (sabedoria) se définit comme un stratagème (trampolinagem, qu’un jeu de mots associe à l’acrobatie du saltimbanque et à son art de sauter sur le tremplin, trampolim) et comme « fourberie » (trapaçaria, ruse et tromperie dans la manière d’utiliser ou de piper les termes des contrats sociaux). Mille façon de jouer/déjouer le jeu de l’autre, c’est-à-dire l’espace institué par d’autres, caractérisent l’activité, subtile, tenace, résistante, de groupes qui, faute d’avoir un propre, doivent se débrouiller dans un réseau de forces et de représentations établies. Il faut « faire avec ». Dans ces stratagèmes de combattants, il y a un art des coups, un plaisir à tourner les règles d’un espace contraignant. Dextérité tactique et jubilatoire d’une technicité. Scapin et Figaro n’en sont que des échos littéraires. Comme celle de conducteur dans les rues de Rome ou de Naples, une maestria qui a ses connaisseurs et son esthétique s’exerce dans le labyrinthe des pouvoirs, recrée sans cesse de l’opacité et de l’ambiguïté – coins d’ombres et de ruses – dans l’univers de la transparence technocratique, s’y perd et s’y trouve sans avoir à prendre en charge la gestion d’une totalité. Même le champ du malheur est refaçonné par cette combinaison du manipuler et du jouir.
Là, toujours, les forts gagnent et les mots trompent – expérience qui rejoindrait le constat d’un Maghrébin syndicaliste à Billancourt : « Nous sommes toujours niqués »
« Lorsque nous faisons de la philosophie nous sommes comme des sauvages, des hommes primitifs qui, entendant la façon de s’exprimer d’hommes civilisés, en font une fausse interprétation »
Nous sommes soumis, quoique non identifiés, au langage ordinaire. Comme dans la nef des fous, nous sommes embarqués, sans possibilité de survol ni de totalisation. C’est la « prose du monde » dont parlait Merleau-Ponty. Elle englobe tout discours, même si les expériences humaines ne se réduisent pas à ce qu’elle peut en dire. Les scientificités se permettent de l’oublier pour s’autoriser à en traiter. Ni les uns ni les autres, sous cet aspect, ne touchent la question philosophique, sans cesse ré-ouverte par cet « élan » qui « pousse l’homme à buter contre les limites du langage » (an die Grenze der Sprache anzurennen). Wittgenstein réintroduit ce langage et dans la philosophie, qui l’a bien pris pour objet formel mais en se donnant une maîtrise fictive, et dans les sciences qui l’ont exclu pour se donner une maîtrise effective.
Il change ainsi le lieu de l’analyse, défini dès lors par une universalité qui est identiquement une obéissance à l’usage ordinaire. Ce changement de place modifie le statut du discours. À être « pris » dans le langage ordinaire, le philosophe n’a plus de lieu propre ou appropriable. Toute position de maîtrise lui est retirée. Le discours analyseur et l’« objet » analysé ont le même statut d’être organisés par le travail dont ils témoignent, déterminés par les règles qu’ils ne fondent ni ne survolent, également disséminés en fonctionnements différenciés (Wittgenstein a voulu que son œuvre même ne soit faite que de fragments), inscrits dans une texture où chacun peut tour à tour « faire appel » à l’autre instance, la citer et s’y référer. Il y a un permanent échange de places distinctes. […]
Wittgenstein s’efforce de ramener [les] vérités à des faits linguistiques et à ce qui, dans ces faits, renvoie à une indicible ou « mystique » extériorité du langage.
On peut rattacher à cette position l’importance croissante, chez Wittgenstein, des comportements et des usages linguistiques. Traiter du langage « dans » le langage ordinaire, sans pouvoir le « dominer du regard », sans visibilité à partir d’un lieu distant, c’est le saisir comme un ensemble de pratiques où l’ont se trouve impliqué et par lesquelles la prose du monde est au travail. L’analyse sera donc « un examen interne à ce travail de notre langue » (eine Einsicht in das Arbeiten unserer Sprache). Elle est vouée ainsi à en reproduire la dissémination, qui met en pièces tout système. Mais, s’attachant à « préciser la morphologie d’usage » des expressions, c’est-à-dire à examiner leur « domaines d’usage » et à en « décrire les formes », elle peut « reconnaître » différents modes de fonctionnements quotidiens, gouvernés par des « règles pragmatiques », elles-mêmes dépendantes de « formes de vie » (Lebensformen).