Les pra­tiques quo­ti­diennes relèvent d’un vaste ensemble, dif­fi­cile à déli­mi­ter et qu’à titre pro­vi­soire on peut dési­gner comme celui des pro­cé­dures. Ce sont des sché­mas d’opérations, et des mani­pu­la­tions tech­niques. À par­tir de quelques ana­lyses récentes et fon­da­men­tales (Foucault, Bourdieu, Vernant et Detienne, etc.) il est pos­sible, sinon de les défi­nir, du moins d’en pré­ci­ser le fonc­tion­ne­ment rela­ti­ve­ment au dis­cours (ou à « l’idéologie », comme dit Foucault), à l’acquis (l’habi­tus de Bourdieu) et à cette forme du temps qu’est l’occasion (le kai­ros dont parlent Vernant et Detienne). Manières de repé­rer une tech­ni­ci­té d’un type par­ti­cu­lier, en même temps que d’en situer l’étude dans une géo­gra­phie actuelle de la recherche.

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t. 1 : « « arts de faire » »
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p. 71

Habiter, cir­cu­ler, par­ler, lire, faire le mar­ché ou la cui­sine, ces acti­vi­tés semblent cor­res­pondre aux carac­té­ris­tiques des ruses et des sur­prises tac­tiques : bons tours du « faible » dans l’ordre éta­bli par le « fort », art de faire des coups dans le champ de l’autre, astuce de chas­seurs, mobi­li­tés manœu­vrières et poly­morphes, trou­vailles jubi­la­toires, poé­tiques et guer­rières.

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t. 1 : « « arts de faire » »
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p. 65

Producteurs mécon­nus, poètes de leurs affaires, inven­teurs de sen­tiers dans les jungles de la ratio­na­li­té fonc­tion­na­liste, les consom­ma­teurs pro­duisent quelque chose qui a la figure des « lignes d’erre » dont parle Deligny. Ils tracent des « tra­jec­toires indé­ter­mi­nées », appa­rem­ment insen­sées parce qu’elles ne sont pas cohé­rentes avec l’espace bâti, écrit et pré­fa­bri­qué où elles se déplacent. Ce sont phrases impré­vi­sibles dans un lieu ordon­né par les tech­niques orga­ni­sa­trices de sys­tèmes. Bien qu’elles aient pour maté­riel les voca­bu­laires des langues reçues (celui de la télé, du jour­nal, du super­mar­ché ou des dis­po­si­tions urba­nis­tiques), bien qu’elles res­tent enca­drées par des syn­taxes pres­crites (modes tem­po­rels des horaires, orga­ni­sa­tions para­dig­ma­tiques des lieux, etc.), ces « tra­verses » demeurent hété­ro­gènes aux sys­tèmes où elles s’infiltrent et où elles des­sinent les ruses d’intérêts et de dési­rs dif­fé­rents. Elles cir­culent, vont et viennent, débordent et dérivent dans un relief impo­sé, mou­vances écu­meuses d’une mer s’insinuant par­mi les rochers et les dédales de l’ordre éta­bli.

De cette eau régu­lée en prin­cipe par les qua­drillages ins­ti­tu­tion­nels qu’en fait elle érode peu à peu et déplace, les sta­tis­tiques ne connaissent presque rien. Il ne s’agit pas en effet d’un liquide, cir­cu­lant dans les dis­po­si­tifs du solide, mais de mou­ve­ments autres, uti­li­sant les élé­ments du ter­rain. Or les sta­tis­tiques se contentent de clas­ser, cal­cu­ler et mettre en tableaux ces élé­ments – uni­tés « lexi­cales », mots publi­ci­taires, images télé­vi­sées, pro­duits manu­fac­tu­rés, lieux construits, etc. – et elles le font avec des caté­go­ries et selon des taxo­no­mies conformes à celles de la pro­duc­tion indus­trielle ou admi­nis­tra­tive.

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t. 1 : « « arts de faire » »
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p. 57

L’usage doit donc être ana­ly­sé pour lui-même. Les modèles ne manquent pas, sur­tout en ce qui concerne la langue, ter­rain pri­vi­lé­gié pour le repé­rage des for­ma­li­tés propres à ces pra­tiques. Giblert Ryle, repre­nant la dis­tinc­tion saus­su­rienne entre la « langue » et (un sys­tème) et la « parole » (un acte), com­pa­rait la pre­mière à un capi­tal et la seconde aux opé­ra­tions qu’il per­met : d’un côté, un stock ; de l’autre, de affaires et des usages. Dans le cas de la consom­ma­tion, on pour­rait presque dire que la pro­duc­tion four­nit le capi­tal et que les uti­li­sa­teurs, comme des loca­taires, acquièrent le droit de faire des opé­ra­tions sur ce fonds sans en être les pro­prié­taires. Mais la com­pa­rai­son vaut seule­ment pour le rap­port entre un savoir de la langue et des « actes de parole » (speech acts). À ce seul titre, on a déjà une série de ques­tions et de caté­go­ries qui ont per­mis, sur­tout depuis Bar-Hillel, d’ouvrir dans l’étude du lan­gage (semio­sis ou semio­tic) une sec­tion par­ti­cu­lière (dite prag­ma­tics) consa­crée à l’usage ou aux indexi­cal expres­sions, c’est-à-dire « aux mots et aux phrases dont la réfé­rence ne peut être déter­mi­née sans connaître le contexte de l’usage ».
L’énonciation sup­pose […] : 1, une effec­tua­tion du sys­tème lin­guis­tique par un dire qui en actue des pos­si­bi­li­tés (la langue n’est réelle que dans l’acte de par­ler) ; 2. une appro­pria­tion de la langue par le locu­teur qui la parle ; 3. l’implantation d’un inter­lo­cu­teur (réel ou fic­tif), et donc la consti­tu­tion d’un contrat rela­tion­nel ou d’une allo­cu­tion (on parle à quelqu’un) ; 4. l’instauration d’un pré­sent par l’acte du « je » qui parle, et conjoin­te­ment, puisque « le pré­sent est pro­pre­ment la source du temps », l’organisation d’une tem­po­ra­li­té (le pré­sent crée un avant et un après) et l’existence d’un « main­te­nant » qui est pré­sence au monde.
Ces élé­ments (réa­li­ser, s’approprier, s’inscrire dans des rela­tions, se situer dans le temps) font de l’énonciation, et secon­dai­re­ment de l’usage, un nœud de cir­cons­tances, une nodo­si­té indé­ta­chable du « contexte » dont abs­trai­te­ment on la dis­tingue. Indissociable de l’ins­tant pré­sent, de cir­cons­tances par­ti­cu­lières et d’un faire (pro­duire de la langue et modi­fier la dyna­mique d’une rela­tion), l’acte de dire est un usage de de la langue et une opé­ra­tion sur elle. On peut ten­ter d’en appli­quer le modèle sur beau­coup d’opérations non lin­guis­tiques, en pre­nant pour hypo­thèse que tous ces usages relèvent de la consom­ma­tion.

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t. 1 : « « arts de faire » »
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p. 55–56

Les jeux spé­ci­fiques de chaque socié­té : ces opé­ra­tions dis­jonc­tives (pro­duc­trices d’événements qui dif­fé­ren­cient) donnent lieu à des espaces où des coups se pro­por­tionnent à des situa­tions. Depuis le jeu d’échecs, forme aris­to­cra­tique d’un « art de la guerre » venu de Chine et entré par les Arabes dans l’Occident médié­val où il consti­tua l’essentiel de la culture dans les manoirs, jusqu’à la belote, le loto ou le scrabble, les jeux for­mulent (et for­ma­lisent déjà) les règles orga­ni­sa­trices de coups et consti­tuent aus­si une mémoire (un sto­ckage et une clas­si­fi­ca­tion) de sché­mas d’actions arti­cu­lant des répar­ties à des occa­sions. Ils exercent cette fonc­tion pré­ci­sé­ment parce que déta­chés des com­bats quo­ti­diens qui inter­disent de « dévoi­ler son jeu » et dont les mises, les règles et les coups sont d’une trop grande com­plexi­té. L’explicitation est tou­jours inver­se­ment pro­por­tion­nelle à l’engagement pra­tique. À rele­ver dans ces jeux une for­ma­li­té des tac­tiques (comme on le fait à pro­pos du jeu de go), ou en com­pa­rant aux jeux la divi­na­tion tech­nique dont le cadre for­mel a pour objec­tif d’ajuster une déci­sion à des situa­tions concrètes, on a un pre­mier fonds sur les ratio­na­li­tés propres à des pra­tiques d’espaces clos et « his­to­ri­ci­sés » par la varia­bi­li­té des élé­ments à trai­ter.
A ces jeux cor­res­pondent les récits de par­ties. On se raconte la belote d’hier soir ou le petit sche­lem de l’autre jour. Ces his­toires repré­sentent une suc­ces­sion de com­bi­nai­sons par­mi toutes celles que rend pos­sibles l’organisation syn­chro­nique d’un espace, de règles, de donnes, etc. Ce sont les pro­jec­tions para­dig­ma­tiques d’un choix entre ces pos­sibles –un choix cor­res­pon­dant à une effec­tua­tion (ou énon­cia­tion) par­ti­cu­lière. Comme les comptes ren­dus de bridge ou d’échecs dans Le Monde, elles pour­raient être chif­frées, c’est-à-dire rendre visible le fait que chaque évé­ne­ment est une appli­ca­tion sin­gu­lière du cadre for­mel. Mais en rejouant des par­ties, en les réci­tant, ces his­toires enre­gistrent simul­ta­né­ment des règles et des coups. À mémo­ri­ser autant que mémo­rables, ce sont des réper­toires de sché­mas d’action entre par­te­naires. Avec la séduc­tion qu’y intro­duit l’élément de la sur­prise, ces mémen­tos enseignent les tac­tiques pos­sibles dans un sys­tème (social) don­né.

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t. 1 : « « arts de faire » »
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p. 40–42

Une manière d’utiliser des sys­tèmes impo­sés consti­tue la résis­tance à la loi his­to­rique d’un état de fait et à ses légi­ti­ma­tions dog­ma­tiques. Une pra­tique de l’ordre bâti par d’autres en redis­tri­bue l’espace ; elle y crée au moins du jeu, pour des manœuvres entre forces inégales et pour des repères uto­piques. Là se mani­fes­te­rait l’opacité de la culture « popu­laire » – la roche noire qui s’oppose à l’assimilation. Ce qui s’y appelle « sagesse » (sabe­do­ria) se défi­nit comme un stra­ta­gème (tram­po­li­na­gem, qu’un jeu de mots asso­cie à l’acrobatie du sal­tim­banque et à son art de sau­ter sur le trem­plin, tram­po­lim) et comme « four­be­rie » (tra­pa­ça­ria, ruse et trom­pe­rie dans la manière d’utiliser ou de piper les termes des contrats sociaux). Mille façon de jouer/déjouer le jeu de l’autre, c’est-à-dire l’espace ins­ti­tué par d’autres, carac­té­risent l’activité, sub­tile, tenace, résis­tante, de groupes qui, faute d’avoir un propre, doivent se débrouiller dans un réseau de forces et de repré­sen­ta­tions éta­blies. Il faut « faire avec ». Dans ces stra­ta­gèmes de com­bat­tants, il y a un art des coups, un plai­sir à tour­ner les règles d’un espace contrai­gnant. Dextérité tac­tique et jubi­la­toire d’une tech­ni­ci­té. Scapin et Figaro n’en sont que des échos lit­té­raires. Comme celle de conduc­teur dans les rues de Rome ou de Naples, une maes­tria qui a ses connais­seurs et son esthé­tique s’exerce dans le laby­rinthe des pou­voirs, recrée sans cesse de l’opacité et de l’ambiguïté – coins d’ombres et de ruses – dans l’univers de la trans­pa­rence tech­no­cra­tique, s’y perd et s’y trouve sans avoir à prendre en charge la ges­tion d’une tota­li­té. Même le champ du mal­heur est refa­çon­né par cette com­bi­nai­son du mani­pu­ler et du jouir.

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t. 1 : « arts de faire »
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p. 35–36

« Lorsque nous fai­sons de la phi­lo­so­phie nous sommes comme des sau­vages, des hommes pri­mi­tifs qui, enten­dant la façon de s’exprimer d’hommes civi­li­sés, en font une fausse inter­pré­ta­tion »

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t. 1 : « « arts de faire » »
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p. 29
, citant Wittgenstein
[Wittgenstein doit beau­coup] à la tra­di­tion phi­lo­so­phique qu’il a connue à Cambridge. [… Celle ‑ci] s’était fixée sur les « manières de par­ler » (ways of spea­king) du lan­gage quo­ti­dien (ordi­na­ry or eve­ry­day lan­guage) au point que Austin avait pour pro­gramme de « tra­quer les minu­ties du lan­gage ordi­naire » et pour répu­ta­tion d’être « l’évangéliste du lan­gage ordi­naire » (TLS, 16 nov. 1973). Plusieurs rai­sons en étaient don­nées, qui nous concernent aus­si : 1. les manières de par­ler usuelles n’ont pas d’équivalences dans les dis­cours phi­lo­so­phiques et elles n’y sont pas tra­duc­tibles parce qu’il y a plus de choses en elle que dans ces dis­cours ; 2. elles consti­tuent une réserve de « dis­tinc­tions » et de « connexions » accu­mu­lées par l’expérience his­to­rique et emma­ga­si­nées dans le par­ler de tous les jours ; 3. en tant que pra­tiques lin­guis­tiques, elles mani­festent des com­plexi­tés logiques insoup­çon­nées des for­ma­li­sa­tions savantes.
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t. 1 : « « arts de faire » »
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p. 28

Nous sommes sou­mis, quoique non iden­ti­fiés, au lan­gage ordi­naire. Comme dans la nef des fous, nous sommes embar­qués, sans pos­si­bi­li­té de sur­vol ni de tota­li­sa­tion. C’est la « prose du monde » dont par­lait Merleau-Ponty. Elle englobe tout dis­cours, même si les expé­riences humaines ne se réduisent pas à ce qu’elle peut en dire. Les scien­ti­fi­ci­tés se per­mettent de l’oublier pour s’autoriser à en trai­ter. Ni les uns ni les autres, sous cet aspect, ne touchent la ques­tion phi­lo­so­phique, sans cesse ré-ouverte par cet « élan » qui « pousse l’homme à buter contre les limites du lan­gage » (an die Grenze der Sprache anzu­ren­nen). Wittgenstein réin­tro­duit ce lan­gage et dans la phi­lo­so­phie, qui l’a bien pris pour objet for­mel mais en se don­nant une maî­trise fic­tive, et dans les sciences qui l’ont exclu pour se don­ner une maî­trise effec­tive.
Il change ain­si le lieu de l’analyse, défi­ni dès lors par une uni­ver­sa­li­té qui est iden­ti­que­ment une obéis­sance à l’usage ordi­naire. Ce chan­ge­ment de place modi­fie le sta­tut du dis­cours. À être « pris » dans le lan­gage ordi­naire, le phi­lo­sophe n’a plus de lieu propre ou appro­priable. Toute posi­tion de maî­trise lui est reti­rée. Le dis­cours ana­ly­seur et l’« objet » ana­ly­sé ont le même sta­tut d’être orga­ni­sés par le tra­vail dont ils témoignent, déter­mi­nés par les règles qu’ils ne fondent ni ne sur­volent, éga­le­ment dis­sé­mi­nés en fonc­tion­ne­ments dif­fé­ren­ciés (Wittgenstein a vou­lu que son œuvre même ne soit faite que de frag­ments), ins­crits dans une tex­ture où cha­cun peut tour à tour « faire appel » à l’autre ins­tance, la citer et s’y réfé­rer. Il y a un per­ma­nent échange de places dis­tinctes. […] Wittgenstein s’efforce de rame­ner [les] véri­tés à des faits lin­guis­tiques et à ce qui, dans ces faits, ren­voie à une indi­cible ou « mys­tique » exté­rio­ri­té du lan­gage.
On peut rat­ta­cher à cette posi­tion l’importance crois­sante, chez Wittgenstein, des com­por­te­ments et des usages lin­guis­tiques. Traiter du lan­gage « dans » le lan­gage ordi­naire, sans pou­voir le « domi­ner du regard », sans visi­bi­li­té à par­tir d’un lieu dis­tant, c’est le sai­sir comme un ensemble de pra­tiques où l’ont se trouve impli­qué et par les­quelles la prose du monde est au tra­vail. L’analyse sera donc « un exa­men interne à ce tra­vail de notre langue » (eine Einsicht in das Arbeiten unse­rer Sprache). Elle est vouée ain­si à en repro­duire la dis­sé­mi­na­tion, qui met en pièces tout sys­tème. Mais, s’attachant à « pré­ci­ser la mor­pho­lo­gie d’usage » des expres­sions, c’est-à-dire à exa­mi­ner leur « domaines d’usage » et à en « décrire les formes », elle peut « recon­naître » dif­fé­rents modes de fonc­tion­ne­ments quo­ti­diens, gou­ver­nés par des « règles prag­ma­tiques », elles-mêmes dépen­dantes de « formes de vie » (Lebensformen).

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t. 1 : « « arts de faire » »
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p. 23–27