C’est vrai que l’expert pro­li­fère dans cette socié­té, au point d’en deve­nir la figure géné­ra­li­sée, dis­ten­due entre l’exigence d’une crois­sante spé­cia­li­sa­tion et celle d’une com­mu­ni­ca­tion d’autant plus néces­saire. Il efface (et d’une cer­taine façon il rem­place) le phi­lo­sophe, hier spé­cia­liste de l’universel. Mais sa réus­site n’est pas tel­le­ment spec­ta­cu­laire. La loi pro­duc­ti­viste d’une assi­gna­tion (condi­tion d’une effi­ca­ci­té) et la loi sociale d’une cir­cu­la­tion (forme de l’échange) se contre­disent en lui. […] Faute de pou­voir s’en tenir à ce qu’il sait, l’expert se pro­nonce au titre de la place que sa spé­cia­li­té lui a value. Par là il s’inscrit et il est ins­crit dans un ordre com­mun ou la spé­cia­li­sa­tion a valeur d’ini­tia­tion en tant que règle et pra­tique hié­rar­chi­sante de l’économie pro­duc­ti­viste. Pour s’être sou­mis avec suc­cès à cette pra­tique ini­tia­tique, il peut, sur des ques­tions étran­gères à sa com­pé­tence tech­nique mais non pas au pou­voir qu’il s’est acquis par elle, tenir avec auto­ri­té un dis­cours qui n’est plus celui du savoir, mais celui de l’ordre socio-éco­no­mique. Il parle en homme ordi­naire, qui peut « tou­cher » de l’autorité avec du savoir comme on touche sa paie pour du tra­vail. Il s’inscrit dans le lan­gage com­mun des pra­tiques, ou d’ailleurs une sur­pro­duc­tion d’autorité entraîne sa déva­lua­tion puisqu’on s’en pro­cure tou­jours plus avec une somme égale ou infé­rieure de com­pé­tence. Mais lorsqu’il conti­nue à croire ou à faire croire qu’il agit en scien­ti­fique, il confond la place sociale et le dis­cours tech­nique. Il prend l’un pour l’autre : c’est un qui­pro­quo. Il mécon­naît l’ordre qu’il repré­sente. Il ne sait plus ce qu’il dit. Certains seule­ment, après avoir long­temps cru par­ler comme experts un lan­gage scien­ti­fique, se réveillent de leur som­meil et s’aperçoivent sou­dain que, depuis un moment, tel Félix le Chat dans le film d’antan, ils marchent en l’air, loin du sol scien­ti­fique. Accrédité par une science, leur dis­cours n’était que le lan­gage ordi­naire des jeux tac­tiques entre pou­voirs éco­no­miques et auto­ri­tés sym­bo­liques.

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t. 1 : « « arts de faire » »
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p. 22–23

Depuis que la scien­ti­fi­ci­té s’est don­né des lieux propres et appro­priables par des pro­jets ration­nels capables de poser déri­soi­re­ment leurs pro­cé­dures, leurs objets for­mels et les condi­tions de leur fal­si­fi­ca­tion, depuis qu’elle s’est fon­dée comme une plu­ra­li­té de champs limi­tés et dis­tincts, en somme depuis qu’elle n’est plus de type théo­lo­gique, elle a consti­tué le tout comme son reste, et ce reste est deve­nu ce que nous appe­lons la culture.
Ce cli­vage orga­nise la moder­ni­té. Il la découpe en insu­la­ri­tés scien­ti­fiques domi­nantes sur un fond de « résis­tances » pra­tiques et de sym­bo­li­sa­tions irré­duc­tibles à de la pen­sée. Même si l’ambition de « la science » vise à conqué­rir ce « reste » à par­tir des espaces où s’exercent les pou­voirs de nos savoirs, même si, pour pré­pa­rer la réa­li­sa­tion entière de cet empire, des recon­nais­sances inven­to­rient déjà les régions fron­ta­lières et lient ain­si le clair à l’obscur (ce sont les dis­cours gris de sciences mixtes dites « humaines », récits d’expéditions qui tendent à rendre assi­mi­lables – sinon pen­sables – et à repé­rer les nuits de la vio­lence, de la super­sti­tion et de l’altérité : his­toire, anthro­po­lo­gie, patho­lo­gie, etc.), la cou­pure que les ins­ti­tu­tions scien­ti­fiques ont pro­duite entre langues arti­fi­cielles d’une opé­ra­ti­vi­té régu­lée et par­lers du corps social n’a jamais ces­sé d’être un foyer de guerres ou de com­pro­mis. Cette ligne de par­tage, d’ailleurs chan­geante, demeure stra­té­gique dans les com­bats pour accroître ou contes­ter les pou­voirs des tech­niques sur les pra­tiques sociales. Elle sépare les langues arti­fi­cielles qui arti­culent les pro­cé­dures d’un savoir spé­ci­fié et les langues natu­relles qui orga­nisent l’activité signi­fiante com­mune.
Quelques-uns de ces débats (qui concernent pré­ci­sé­ment la rela­tion de chaque science à la culture) peuvent être pré­ci­sés, et leurs issues pos­sibles, indi­quées, par deux per­son­nages qui s’y trouvent affron­tés, curieu­se­ment proches et anti­no­miques : l’expert et le phi­lo­sophe. Tous deux ont tâche de média­teurs entre un savoir et la socié­té, le pre­mier en tant qu’il intro­duit sa spé­cia­li­té dans l’aire plus vaste et com­plexe de déci­sions socio­po­li­tiques, le second en tant qu’il réins­taure, rela­ti­ve­ment à une tech­nique par­ti­cu­lière (mathé­ma­tique, logique, psy­chia­trie, his­toire, etc.) la per­ti­nence d’interrogations géné­rales. Chez l’expert, une com­pé­tence se mue en auto­ri­té sociale ; chez le phi­lo­sophes, les ques­tions banales deviennent un prin­cipe de soup­çon dans un champ tech­nique. Le rap­port ambi­gu (tan­tôt de fas­ci­na­tion, tan­tôt de rejet) que le phi­lo­sophe entre­tien avec l’expert semble d’ailleurs sous-tendre sou­vent ses démarches : tan­tôt les entre­prises phi­lo­so­phiques visent avec envie la réa­li­sa­tion de leur ancienne uto­pie par l’expert (sou­te­nir au nom d’une scien­ti­fi­ci­té spé­ci­fique le pas­sage à des pro­blèmes d’ensemble), tan­tôt, défaites par l’histoire mais rebelles, elles se détournent de ce qui leur est enle­vé pour accom­pa­gner dans son exil (ô mémoires, ô trans­gres­sions sym­bo­liques, ô royaumes incons­cients) le Sujet, roi d’hier, aujourd’hui chas­sé d’une socié­té tech­no­cra­tique.

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t. 1 : « « arts de faire » »
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p. 20–21

Dans le conte phi­lo­so­phique qu’est Malaise dans la civi­li­sa­tion, l’homme ordi­naire, c’est le locu­teur. Il est dans le dis­cours le point de jonc­tion entre le savant et le com­mun – le retour de l’autre (tous et per­sonne) dans la place qui s’en était soi­gneu­se­ment dis­tin­guée. Une fois de plus, il y trace le débor­de­ment de la spé­cia­li­té par la bana­li­té, et la recon­duc­tion du savoir à son pré­sup­po­sé géné­ral : de sérieux, je ne sais rien. Je suis comme tout le monde.

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t. 1 : « « arts de faire » »
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p. 17

Laissant de côté le « petit nombre » des « pen­seurs » et des « artistes » capables de méta­mor­pho­ser le tra­vail en plai­sir par la subli­ma­tion, quit­tant donc ces « rares élus » qui dési­gnent pour­tant la place où son texte s’élabore, il passe contrat avec « l’homme ordi­naire » et marie son dis­cours à la foule dont le des­tin com­mun est d’être leur­rée, frus­trée, contrainte au labeur, sou­mise donc à la loi de la trom­pe­rie et au tra­vail de la mort. Ce contrat, ana­logue à celui que l’histoire de Michelet passe avec « le Peuple » qui jamais pour­tant n’y par­le­ra, semble devoir per­mettre à la théo­rie de s’étendre à l’universel et s’appuyer sur le réel de l’histoire. Il lui pro­cure un lieu sûr.

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t. 1 : « « arts de faire » »
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p. 15–16

[L’homme du XVIe] est coin­cé dans le sort com­mun. Appelé Chacun (un nom qui tra­hit l’absence de nom), cet anti-héros est donc aus­si Personne, Nemo, tout comme l’Everyman anglais devient Nobody, ou le Jedermann alle­mand Niemand. Il est tou­jours l’autre, pri­vé de res­pon­sa­bi­li­tés propres et de pro­prié­tés par­ti­cu­lières qui limitent un chez-soi (la mort efface toutes les dif­fé­rences).

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t. 1 : « « arts de faire » »
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p. 14

To pre­sume that mar­kets and mar­ket signals can best deter­mine all allo­ca­tive deci­sions is to pre­sume that eve­ry­thing can in prin­ciple be trea­ted as a com­mo­di­ty. Commodification pre­sumes the exis­tence of pro­per­ty rights over pro­cesses, things, and social rela­tions, that a price can be put on them, and that they can be tra­ded sub­ject to legal contract. The mar­ket is pre­su­med to work as an appro­priate guide – an ethic – for all human action. In prac­tice, of course, eve­ry socie­ty sets some bounds on where com­mo­di­fi­ca­tion begins and ends. Where the boun­da­ries lie is a mat­ter of conten­tion. Certain drugs are dee­med ille­gal. The buying and sel­ling of sexual favours is out­la­wed in most US states, though elsew­here it may be lega­li­zed, decri­mi­na­li­zed, and even state-regu­la­ted as an indus­try. Pornography is broad­ly pro­tec­ted as a form of free speech under US law although here, too, there are cer­tain forms (main­ly concer­ning chil­dren) that are consi­de­red beyond the pale. In the US, conscience and honour are sup­po­sed­ly not for sale, and there exists a curious pen­chant to pur­sue ‘cor­rup­tion’ as if it is easi­ly dis­tin­gui­shable from the nor­mal prac­tices of influence-pedd­ling and making money in the mar­ket­place. The com­mo­di­fi­ca­tion of sexua­li­ty, culture, his­to­ry, heri­tage ; of nature as spec­tacle or as rest cure ; the extrac­tion of mono­po­ly rents from ori­gi­na­li­ty, authen­ti­ci­ty, and uni­que­ness (of works or art, for example)––these all amount to put­ting a price on things that were never actual­ly pro­du­ced as com­mo­di­ties. There is often disa­gree­ment as to the appro­pria­te­ness of com­mo­di­fi­ca­tion (of reli­gious events and sym­bols, for example) or of who should exer­cise the pro­per­ty rights and derive the rents (over access to Aztec ruins or mar­ke­ting of Aboriginal art, for example).

The main sub­stan­tive achie­ve­ment of neo­li­be­ra­li­za­tion, howe­ver, has been to redis­tri­bute, rather than to gene­rate, wealth and income. I have elsew­here pro­vi­ded an account of the main mecha­nisms whe­re­by this was achie­ved under the rubric of « accu­mu­la­tion by dis­pos­ses­sion ». By this I mean the conti­nua­tion and pro­li­fe­ra­tion of accu­mu­la­tion prac­tices which Marx had trea­ted of as « pri­mi­tive » or « ori­gi­nal » during the rise of capi­ta­lism. These include the com­mo­di­fi­ca­tion and pri­va­ti­za­tion of land and the for­ce­ful expul­sion of pea­sant popu­la­tions (com­pare the cases, des­cri­bed above, of Mexico and of China, where 70 mil­lion pea­sants are thought to have been dis­pla­ced in recent times); conver­sion of various forms of pro­per­ty rights (com­mon, col­lec­tive, state, etc.) into exclu­sive pri­vate pro­per­ty rights (most spec­ta­cu­lar­ly repre­sen­ted by China); sup­pres­sion of rights to the com­mons ; com­mo­di­fi­ca­tion of labour power and the sup­pres­sion of alter­na­tive (indi­ge­nous) forms of pro­duc­tion and consump­tion ; colo­nial, neo­co­lo­nial, and impe­rial pro­cesses of appro­pria­tion of assets (inclu­ding natu­ral resources); mone­ti­za­tion of exchange and taxa­tion, par­ti­cu­lar­ly of land ; the slave trade (which conti­nues par­ti­cu­lar­ly in the sex indus­try); and usu­ry, the natio­nal debt and, most devas­ta­ting of all, the use of the cre­dit sys­tem as a radi­cal means of accu­mu­la­tion by dis­pos­ses­sion. The state, with its mono­po­ly of vio­lence and defi­ni­tions of lega­li­ty, plays a cru­cial role in both backing and pro­mo­ting these pro­cesses. To this list of mecha­nisms we may now add a raft of tech­niques such as the extrac­tion of rents from patents and intel­lec­tual pro­per­ty rights and the dimi­nu­tion or era­sure of various forms of com­mon pro­per­ty rights (such as state pen­sions, paid vaca­tions, and access to edu­ca­tion and health care) won through a gene­ra­tion or more of class struggle. The pro­po­sal to pri­va­tize all state pen­sion rights (pio­nee­red in Chile under the dic­ta­tor­ship) is, for example, one of the che­ri­shed objec­tives of the Republicans in the US.

Rather notice, mon cher,
that the moon is
til­ted above
the point of the steeple
than that its color
is shell-pink.

Rather observe
that it is ear­ly mor­ning
than that the sky
is smooth
as a tur­quoise.

Rather grasp
how the dark
conver­ging lines
of the steeple
meet at the pin­nacle—
per­ceive how
its lit­tle orna­ment
tries to stop them—

See how it fails !
See how the conver­ging lines
of the hexa­go­nal spire
escape upward—
rece­ding, divi­ding !
—sepals
that guard and contain
the flo­wer !

Observe
how motion­less
the eaten moon
lies in the pro­tec­ting lines.

It is true :
in the light colors
of mor­ning
brown-stone and slate
shine orange and dark blue.

But observe
the oppres­sive weight
of the squat edi­fice !
Observe
the jas­mine light­ness
of the moon.

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« To a Solitary Disciple » Al Que Quiere !
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éd. Four Seas Company
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p. 67

Oh strong-rid­ged and dee­ply hol­lo­wed
nose of mine ! what will you not be smel­ling ?
What tact­less asses we are, you and I, boney nose,
always indis­cri­mi­nate, always una­sha­med,
and now it is the sou­ring flo­wers of the bedrag­gled
poplars : a fes­te­ring pulp on the wet earth
beneath them. With what deep thirst
we qui­cken our desires
to that rank odor of a pas­sing spring­time !
Can you not be decent ? Can you not reserve your ardors
for some­thing less unlo­ve­ly ? What girl will care
for us, do you think, if we conti­nue in these ways ?
Must you taste eve­ry­thing ? Must you know eve­ry­thing ?
Must you have a part in eve­ry­thing ?

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« Smell ! » Al Que Quiere !
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éd. Four Seas Company
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p. 52

Il va de soi que l’on peut non seule­ment cor­ri­ger une oeuvre ou inté­ger divers frag­ments d’oeuvres péri­mées dans une nou­velle, mais encore chan­ger le sens de ces frag­ments et tru­quer de toutes les manières que l’on juge­ra bonnes ce que les imbé­ciles s’obs­tinent à nom­mer des cita­tions.
De tels pro­cé­dés paro­diques ont été sou­vent employés pour obte­nir des effets comiques. Mais le comique met en scène une contra­dic­tion à un état don­né, posé comme exis­tant. En la cir­cons­tance, l’é­tat de choses lit­té­raire nous par­rais­sant presque aus­si étran­ger que l’âge du renne, la contra­dic­tion ne nous fait pas rire. Il faut donc conce­voir un stade paro­dique-sérieux où l’ac­cu­mu­la­tion d’élé­ments détour­nés, loin de vou­loir sus­ci­ter l’in­di­gna­tion ou le rire en se réfé­rant à la notion d’une oeuvre ori­gi­nale, mais mar­quant au contraire notre indif­fé­rence pour un ori­gi­nal vidé de sens et oublié, s’emploierait à rendre un cer­tain sublime.
On sait que Lautréamont s’est avan­cé si loin dans cette voie qu’il se trouve encore par­tiel­le­ment incom­pris par ses admi­ra­teurs les plus affi­chés. Malgré l’é­vi­dence du pro­cé­dé appli­qué dans « Poésies », par­ti­cu­liè­re­ment sur la base de la morale de Pascal et Vauvenargues, au lan­gage théo­rique – dans lequel Lautréamont veut faire abou­tir les rai­son­ne­ments, par concen­tra­tions suc­ces­sives, à la seule maxime – on s’est éton­né des révé­la­tions d’un nom­mé Viroux, voi­ci trois ou quatre ans, qui empê­chaient désor­mais les plus bor­nés de ne pas recon­naître dans « les Chants de Maldoror » un vaste détour­ne­ment, de Buffon et d’ou­vrages d’his­toire natu­relle entre autres. Que les pro­sa­teurs du « Figaro », comme ce Viroux lui-même, aient pu y voir une occa­sion de dimi­nuer Lautréamont, et que d’autres aient cru devoir le défendre en fai­sant l’é­loge de son inso­lence, voi­là qui ne témoigne que de la débi­li­té intel­lec­tuelle de vieillards des deux camps, en lutte cour­toise. Un mot d’ordre comme « le Plagiat est n’e­ces­saire, le pro­grès l’im­plique » est encore aus­si mal com­pris, et pour les mêmes rai­sons, que la phrase fameuse sur la poé­sie qui « doit être faite par tous ».
L’oeuvre de Lautréamont – que son appa­ri­tion extrê­me­ment pré­ma­tu­rée fait encore échap­per en grande par­tie à une cri­tique exacte – mis à part, les ten­dances au détour­ne­ment que peut recon­naître une étude de l’ex­pres­sion contem­po­raine sont pour la plu­part incons­cientes ou occa­sion­nelles ; et, plus que dans la pro­duc­tion esthé­tique finis­sante, c’est dans l’in­dus­trie publi­ci­taire qu’il fau­dra en cher­cher les plus beaux exemples.

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« Mode d’emploi du détour­ne­ment »
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