1143. Il faut défendre la pos­ture sui­vante : néces­si­té de la poé­sie ; néces­si­té, si on est poète, de se reven­di­quer comme poète.

1144. Il faut affir­mer que la ques­tion de la poé­sie ne concerne pas que les poètes. La chute de la poé­sie menace la langue. La chute de la poé­sie menace cha­cun en sa mémoire, menace sa facul­té d’être libre.

1145. Il n’y a cepen­dant aucune rai­son d’être œcu­mé­nique en poé­sie. Bien que la ques­tion interne à la poé­sie : qu’est-ce qui vaut ?, qu’est-ce qui ne vaut pas ?, ne soit pas la pre­mière ques­tion qui se pose, en des temps de menace abso­lue sur la poé­sie, on ne peut pas gom­mer les diver­gences dans l’appréciation des lignes poé­tiques anta­go­nistes qui s’affrontent dans son champ. Autrement dit, je suis en par­tie d’accord avec David Antin quand il dit : « suis-je poète ? si X est poète, alors je ne suis pas poète. » Mais je dirai quand même : « Oui je suis poète, même si X se dit poète. »

1146. La concep­tion de la poé­sie qui résulte des hypo­thèses avan­cées ne peut don­ner à la poé­sie aucune des jus­ti­fi­ca­tions qui sont géné­ra­le­ment pro­po­sées comme rai­sons de son exis­tence, de sa sur­vie. Elle n’amène pas non plus à admettre ce qui lui est sou­vent annon­cé comme fai­sant par­tie de ses devoirs.

1147. L’acte d’accusation – l’argument de la dif­fi­cul­té. Les poètes ne sont plus lus, sont peu lus parce qu’ils sont dif­fi­ciles.

1148. Première réponse à l’accusation de dif­fi­cul­té, la réponse polé­mique : « Qui veut noyer son chien l’accuse de la rage. » Vous trou­vez la poé­sie dif­fi­cile parce que vous ne voyez pas pour­quoi il y aurait de la poé­sie. Cela, soit parce que vous la jugez dépas­sée, ennuyeuse, soit parce que vous consi­dé­rez qu’autre chose aujourd’hui peut jouer le rôle qui était le sien (il s’agit du rôle « poé­tique » au sens mou), la chan­son, la pub…

1149. Deuxième réponse : si la poé­sie est liée à la mémoire, elle l’est à la mémoire de cha­cun ; si elle n’est pas, ou plus, dans votre mémoire, alors vous ne connais­sez plus ce qu’est la poé­sie ; la poé­sie que vous ren­con­trez est néces­sai­re­ment étrange, inha­bi­tuelle, dif­fi­cile donc, par non-fami­lia­ri­té, par perte de fami­lia­ri­té avec la poé­sie, avec toute poé­sie.

1150. Une variante de la même accu­sa­tion : la poé­sie actuelle est dif­fi­cile ; ah si vous écri­viez comme x, comme y, comme tel poète du pas­sé.

1151. La réponse à cette variante est une variante de la réponse à la forme pure : parce que la poé­sie du pas­sé est déjà entrée dans la mémoire, dans la mémoire de la langue, donc indi­rec­te­ment dans la vôtre ; elle est déjà là, ce qu’elle est est déjà acquis dans la langue, s’absorbe alors sans l’effort néces­saire de péné­tra­tion, de per­cep­tion de la poé­sie en tant que poé­sie, de recon­nais­sance de la poé­sie dans les poèmes (qui est le pre­mier moment de la mise en mémoire).

1152. Dans ce cas la dif­fi­cul­té de la poé­sie se pré­sente aus­si comme dif­fi­cul­té à admettre le chan­ge­ment dans la poé­sie. Ceci est de plus un cas par­ti­cu­lier d’un phé­no­mène qui affecte toute mémoire, et qui joue spé­cia­le­ment dans le cas de la poé­sie, étant don­né sa nature.

1153. Il s’agit de la mémoire immo­bi­li­sée, arrê­tée. La mémoire inté­rieure, dans ses deux formes, ne peut vivre qu’en se modi­fiant sans cesse, qu’en se véri­fiant sans cesse inté­rieu­re­ment. L’hypertrophie du rôle don­né aux mémoires externes favo­rise, en deve­nant le para­digme domi­nant, l’immobilisation de la mémoire (see la trans­mis­sion orale de la poé­sie, la trans­mis­sion orale des lois, des généa­lo­gies ; l’exemple para­dig­ma­tique cité par Jack Goody). (C’est un point essen­tiel sou­le­vé par Platon, autre­fois.)

1154. La poé­sie extrême-contem­po­raine pré­sente un autre carac­tère encore, qui est source d’une réelle dif­fi­cul­té, très dif­fé­rente de ce qu’on désigne d’ordinaire par dif­fi­cul­té (voca­bu­laire, construc­tions, formes, pré­sen­ta­tion, idées…) : l’hypothèse de la mémoire implique, si on tient compte de ce que la mémoire signi­fie, que la poé­sie anti­cipe sur les chan­ge­ments dans la langue (le temps de la poé­sie est aus­si un futur anté­rieur), les annonce, éven­tuel­le­ment par­ti­cipe à leur émer­gence.

1155. La poé­sie contient le futur de la langue.

1156. La langue paraît étrange, inso­lite, dif­fi­cile, dans la poé­sie du pré­sent.

1157. La langue paraît étrange dans la poé­sie extrême-contem­po­raine parce qu’elle y pré­sente cer­tains traits de son futur.

1158. La langue paraît étrange dans la poé­sie extrême-contem­po­raine parce qu’elle y pré­sente cer­tains traits oubliés de son pas­sé.

1159. La poé­sie pré­serve le pas­sé de la langue dans son pré­sent. Elle donne une image augus­ti­nienne de la langue.

1160. La poé­sie redonne un sens oublié aux mots de la tri­bu.

1161. Tel est le sens de la remarque de Gertrude dans une inter­view (quelque chose comme : « Look, when I say “a rose is a rose is a rose is a rose”, the rose is again red in english poe­try »).

1162. La troi­sième réponse à l’accusation de dif­fi­cul­té est qu’elle repose sur un contre­sens abso­lu concer­nant la nature de la poé­sie. Il y a des poèmes (par­mi ceux que je suis prêt à défendre) qui posent des pro­blèmes de com­pré­hen­sion immé­diate, lin­guis­tique ou de pen­sée, consi­dé­rables. Mais il y en a au moins autant d’autres qui ne pré­sentent nul­le­ment cette carac­té­ris­tique. Mais la pré­sence des uns et des autres dans les librai­ries (et géné­ra­le­ment leur absence) ne dépend abso­lu­ment pas de cette dis­tinc­tion.

1163. La dif­fi­cul­té de la poé­sie aujourd’hui est qu’elle est poé­sie. Ce qui est dif­fi­cile à admettre, à entendre, et à com­prendre (l’a tou­jours été plus ou moins, mais l’est à l’extrême dans les condi­tions actuelles), c’est qu’il y ait, encore, cette manière par­ti­cu­lière de trai­ter la langue qui consti­tue la poé­sie. La dif­fi­cul­té pre­mière est là. Toute autre dif­fi­cul­té est secon­daire.

1164. Cela tient bien sûr à la nature toute par­ti­cu­lière de la notion de sens en poé­sie. S’il y a sens, c’est sens for­mel et effet inté­rieur de sens. Dans toute forme-poé­sie du pré­sent, d’un type nou­veau, il y a dif­fi­cul­té à sai­sir ce sens, à l’admettre, à le recon­naître parce qu’on est habi­tué (sco­lai­re­ment et idéo­lo­gi­que­ment habi­tué) à cher­cher autre chose, une des formes habi­tuelles du sens.

1165. Pour beau­coup (y com­pris cer­tains poètes ; il y a des pos­tures déma­go­giques chez les poètes) le crime essen­tiel de la poé­sie est l’incompréhensibilité. La poé­sie doit satis­faire les exi­gences de sens d’un public hypo­thé­tique.

1166. L’accusation d’incompréhensibilité est asso­ciée de manière impli­cite à l’exigence de com­pré­hen­sion immé­diate.

1167. Si la poé­sie est mémoire, agit sur la mémoire, il n’y a aucune rai­son que sa péné­tra­tion (donc sa com­pré­hen­sion) soit immé­diate. Bien au contraire.

1168. La com­pré­hen­sion immé­diate d’un poème est ou bien un contre­sens, la com­pré­hen­sion d’autre chose que le poème qua poème ; ou bien une com­pré­hen­sion molle, pâle.

1169. Ceci est spé­cia­le­ment visible si le poème ne pose aucune dif­fi­cul­té de com­pré­hen­sion ins­tan­ta­née au sens ordi­naire. Exemple para­dig­ma­tique : le poème chip­pe­wa des nuages.

1170. « Tu ne com­prends pas ? je répète… »

1171. Dans la mémoire naît une com­pré­hen­sion irré­flé­chie, non tra­duc­tible, non trans­mis­sible, de la poé­sie.

1172. Une autre manière de céder à la pres­sion du monde sur la poé­sie est de main­te­nir la pos­ture du poète, mais en admet­tant toutes ou par­tie des accu­sa­tions por­tées contre la poé­sie et les poètes qui se situent, plus ou moins net­te­ment, dans la pers­pec­tive que je des­sine dans la POFORM (poé­tique for­melle).

1173. C’est la pos­ture du renon­ce­ment. Dans ces condi­tions la poé­sie peut sur­vivre, atteindre même une cer­taine audience en se pré­sen­tant comme ce qui est pour moi soit un autre rôle que le sien, soit, si on veut être plus sévère, un tra­ves­tis­se­ment, une tra­hi­son de son rôle. L’exemple le plus net de cette situa­tion est aujourd’hui l’Angleterre.

1174. La poé­sie ne peut pas sans s’affaiblir renon­cer à tout pro­jet for­mel.

1175. La pos­ture du renon­ce­ment conduit la poé­sie à se satis­faire d’un rôle de parente pauvre du roman.

1176. La pos­ture du renon­ce­ment conduit la poé­sie à imi­ter le roman de gare, réduit aux élans du cœur (Wendy Cope).

1177. La poé­sie du renon­ce­ment peut trou­ver une force appa­rente dans une situa­tion où appa­raît un indis­cu­table épui­se­ment de la forme roma­nesque.

1178. La poé­sie démis­sion­naire joue un rôle de sub­sti­tut émou­vant du dis­cours bio-éthique, éco­lo­gique, huma­ni­taire, jar­di­nier, tou­ris­tique, fran­cis­cain, boud­dhiste, new age, etc. (des noms !).

1179. La pos­ture du renon­ce­ment est le pro­lon­ge­ment de la poli­tique du slo­gan « mort de la poé­sie », mais par d’autres moyens.

1180. Le dis­cours savant, le dis­cours cri­tique (ce qu’il en reste), le dis­cours jour­na­lis­tique, sou­tiennent la pos­ture du renon­ce­ment.

1181. La poé­sie du renon­ce­ment s’interdit la poé­ti­sa­tion du dis­cours poli­tique à cause des slo­gans « mort de la poli­tique », « dis­cré­dit de la poli­tique »… Il s’ensuit qu’une poé­sie à sur­face ouver­te­ment poli­tique serait sans doute momen­ta­né­ment à défendre.

1182. Hypothèse qua­torze de la poé­sie : la poé­sie est pour un œil-oreille.

1183. « Historiquement » (dans l’histoire du conte théo­rique), l’invention simo­ni­dienne est asso­ciée à une révo­lu­tion tech­no­lo­gique : celle de l’écriture alpha­bé­tique.

1184. Les pro­grès de l’écrit ont conduit à une situa­tion d’équilibre plus ou moins stable entre mémoire externe et mémoire interne.

1185. L’hypothèse qua­torze exprime d’abord ce fait élé­men­taire que la poé­sie devient écrite-orale.

1186. À l’époque médié­vale, dans les langues ver­na­cu­laires, la poé­sie rede­vient aus­si écrite-orale.

1187. C’est alors que se rompt le lien de la poé­sie à la musique.

1188. La poé­sie est néces­sai­re­ment un double (sens de la vue, sens de l’ouïe) ; cela tient aus­si à la nature de la mémoire, qui est un double (pas­sé-pré­sent).

1189. Avant l’écriture alpha­bé­tique, la seule à pou­voir « don­ner à voir » les sons de la poé­sie, c’est dans le même « sens », dans l’oralité-auralité que se trans­met la poé­sie. Ce sont les géné­ra­tions suc­ces­sives qui jouent le rôle du double.

1190. Imaginons un axe de la langue dans la poé­sie, qui a deux pôles, un pôle de la trace écrite, un pôle de la trace orale.

1191. La poé­sie (au sens qui est don­né ici, à ce mot, dans ces remarques) mani­feste (exté­rieu­re­ment) deux formes ; elle est sur la page et elle est dans la voix.

1192. Il est clair que le TONUTRIN va com­pli­quer, enri­chir (et si on n’y prend garde brouiller, affai­blir) cette dis­tinc­tion néces­saire.

1193. La poé­sie peut pri­vi­lé­gier l’une ou l’autre forme (écrite/orale).

1194. La poé­sie peut cir­cu­ler de la forme écrite à la forme orale et réci­pro­que­ment.

1195. La poé­sie peut être « der­rière » les deux formes, sans pen­cher vers une.

1196. Il existe une moda­li­té de la poé­sie où la forme écrite est subor­don­née (elle n’est pas (tou­jours) absente chez les poètes de la per­for­mance, Blaine, Heidsieck, Métail)).

1197. La moda­li­té écrite fait inter­ve­nir les moda­li­tés du geste d’inscription (main, typo, écran…).

1198. La moda­li­té écrite fait inter­ve­nir le geste d’appréhension par l’œil (see exemple écra­nique de l’apparition non simul­ta­née de la page).

1199. La moda­li­té orale-aurale fait inter­ve­nir le geste de pro­non­ce­ment.

1200. Il y a des moda­li­tés de poé­sie où la voix est impos­sible.

1201. Il y a des moda­li­tés de poé­sie où l’écrit est impos­sible.

1202. Dans une poé­sie où soit l’écrit soit la voix est impos­sible, cela ne veut pas dire que la voix ou l’écrit n’en fait pas par­tie. La poé­sie est tou­jours un double, mais une des faces du double peut être vide, ou obs­cure, ou opaque.

1203. Je n’ai pas for­mu­lé une Hypothèse qua­torze prime de la poé­sie : la poé­sie est orale-écrite.

1204. Je ne pour­rais en fait pos­tu­ler que quelque chose comme une Hypothèse qua­torze seconde de la poé­sie : la poé­sie appa­raît sous la forme orale-écrite.

1205. Ne par­ler que de poé­sie écrite ou de poé­sie orale, c’est oublier qu’on ne vise par là qu’une forme externe, un état de langue.

1206. Hypothèse quinze de la poé­sie : la poé­sie est mémoire externe et mémoire interne. C’est une hypo­thèse de pré­ci­sion.

1207. Scholie de l’hypothèse quinze : La poé­sie n’est pas stric­te­ment publique. La poé­sie ne peut pas se réduire à son aspect public, au texte dans le livre, à la per­for­mance de voix, de gestes… la poé­sie est aus­si pri­vée, et d’une manière qui est autre que celle de la mémoire-sou­ve­nir, comme de la mémoire-pen­sée…

1208. Il s’ensuit qu’il peut exis­ter, et même qu’il existe néces­sai­re­ment une dis­tance énorme entre les effets-mémoire de la poé­sie, d’une mémoire inté­rieure à une autre. Pour toute autre acti­vi­té de langue, pour l’examen de toute autre acti­vi­té de langue, ces effets (qui existent tou­jours) doivent être réduits au maxi­mum, doivent être consi­dé­rés soit comme négli­geables et para­sites, soit comme seconds ; dans le cas de la poé­sie, cette réduc­tion est impos­sible.

1209. La poé­sie est sous­traite à la règle dite de la « publi­ci­ty of mea­ning » (see Tennant). La dis­cus­sion sur la signi­fi­ca­tion de la poé­sie (dans les poèmes) est au départ faus­sée si on ne tient pas compte de cela. Dans le « sens » de ce que dit un poème, il y a néces­sai­re­ment une part pré­pon­dé­rante de pri­vé intrans­mis­sible, non inter­per­son­nel.

1210. Hypothèse seize de la poé­sie : La poé­sie appa­raît sous la forme aurale-éQrite (je désigne par « éQrit » l’effet interne de la trace).

1211. On peut aus­si pos­tu­ler une Hypothèse dix-sept de la poé­sie : la poé­sie est nasale, est dans la peau, sur la peau, sur la langue (organe).

1212. L’opposition pre­mière n’est pas entre oral et écrit mais entre inté­rieur et exté­rieur.

1213. L’opposition inté­rieur-exté­rieur est, dans le cas de la poé­sie, beau­coup plus radi­cale que dans le cas de toutes les autres acti­vi­tés lan­ga­gières.

1214. Il s’ensuit que la poé­sie, si je l’accueille et la recon­nais, fait de la langue ma langue plus que tout autre usage, me fait pos­ses­seur de ma langue. Ma langue est à moi par la poé­sie.

1099. Hypothèse treize de la poé­sie : Dans toute langue il y a de la poé­sie.

1100. L’invention simo­ni­dienne est de rendre expli­cite ce qui est poé­sie dans la poé­sie (i‑e les com­po­si­tions poé­tiques).

1101. L’invention de la poé­sie doit s’entendre comme pos­si­bi­li­té de recon­naître qu’il y a de la poé­sie (au sens des hypo­thèses de la poé­sie).

1102. On peut la recon­naître alors ailleurs. (Autres temps, autres lieux.)

1103. La poé­sie, dans Homère, est pla­giat par anti­ci­pa­tion de la poé­sie (au sens de Simonide, au sens contem­po­rain).

1104. L’invention de la poé­sie per­met de recon­naître que ce que disent (au sens ordi­naire de dire) les poé­sies d’ailleurs, d’avant et de tou­jours, est autre que la poé­sie.

1105. La poé­sie véhi­cule tou­jours du sens (toutes sortes de sens) mais ce(s) sens ne lui est (sont) pas essentiel(s) par nature.

1106. Les hypo­thèses de la poé­sie impliquent des hypo­thèses du poète.

1107. Les hypo­thèses de la poé­sie impliquent des hypo­thèses du lec­teur.

1108. Les poètes ne sont pas des maîtres de véri­té.

1109. Continuer à reven­di­quer le pres­tige des temps pré-simo­ni­diens, à s’affirmer diseur de la véri­té des choses, des êtres, des langues, des cités ou des empires, la véri­té des dieux, c’est la pos­ture homé­rique.

1110. La pos­ture orphique est celle du retour à la pos­ture sha­ma­nique. C’est la pos­ture du poète ins­pi­ré, du « furieux ».

1111. La pos­ture du poète spon­ta­né est la ver­sion mièvre de la pos­ture du poète ins­pi­ré.

1112. La pos­ture mal­her­bienne est celle du poète déco­ra­tif.

1113. La pos­ture mal­her­bienne est celle qui est pré­fé­rée par les repré­sen­tants des dif­fé­rentes branches du savoir.

1114. Les prin­ci­pales pos­tures de poète se carac­té­risent par une igno­rance de ou un refus d’admettre la nature propre, par­ti­cu­lière, irré­duc­tible, de la poé­sie, par une déné­ga­tion ou mini­mi­sa­tion de son rap­port pri­vi­lé­gié, néces­saire et ori­gi­nal à la langue.

1115. Les pro­grès de l’ECOPROF impliquent l’affaiblissement de la posi­tion de la poé­sie dans le champ de la lit­té­ra­ture, dans celui de la socié­té, dans la vie indi­vi­duelle ; et dans un deuxième temps non seule­ment son affai­blis­se­ment, mais la pos­si­bi­li­té même de sa dis­pa­ri­tion.

1116. Les hypo­thèses de la poé­sie impliquent que le rôle social du poète (dans les temps de l’ECOPROF et de l’IVIMON) ne peut être que très modeste.

1117. Je défen­drai l’idée de la rela­tive neu­tra­li­té de la tech­nique (donc du TONUTRIN).

1118. À l’époque moderne et contem­po­raine, les poètes qui ont eu un rôle social ou poli­tique recon­nu émi­nent l’ont dû en grande par­tie à un contre­sens, contre­sens dont l’idée de poé­sie a souf­fert et souffre encore.

1119. La pos­ture du poète mau­dit est une pos­ture par­ti­cu­liè­re­ment carac­té­ris­tique du moment moderne.

1120. Le geste avant-gar­diste est un geste de des­truc­tion-libé­ra­tion.

1121. Le geste libé­ra­toire masque la pau­vre­té du geste de la table rase.

1122. Le geste avant-gar­diste est sou­mis à la ten­ta­tion de la fuite en avant révo­lu­tion­naire.

1123. La fuite en avant avant-gar­diste peut être aus­si bien contre-révo­lu­tion­naire (Pound, Céline, Benn).

1124. Les « vieille­ries poé­tiques », les formes tra­di­tion­nelles dépas­sées, épui­sées et sur­an­nées sur­vivent en des­sous, quand le geste avant-gar­diste est confron­té à la durée.

1125. Le « retour à » est une des consé­quences pos­sibles de l’épuisement du geste avant-gar­diste.

1126. Le geste avant-gar­diste est néces­sai­re­ment psi­tac­ciste.

1127. L’aboutissement natu­rel du geste avant-gar­diste est le silence.

1128. La ver­sion glo­rieuse du geste moder­niste, chez Rimbaud, se change en ver­sion tra­fic.

1129. Les libé­ra­teurs du vers, en vieillis­sant, deviennent des négriers du vers.

1130. Denis Roche : aban­don de la poé­sie – éloge de la lit­té­ra­ture – dif­fi­cul­té avec la lit­té­ra­ture – pho­to­gra­phie –.

1131. La fata­li­té mas­sive de la faillite des avant-gardes l’emporte sur la varié­té inven­tive des expé­riences indi­vi­duelles, inter­dit d’établir les expé­riences, les démarches, dans une quel­conque conti­nui­té, une com­mu­nau­té de formes stables, tend à créer un semi-solip­sisme. L’air de famille flou du vers libre inter­na­tio­nal (le vil) tire les stra­té­gies per­son­nelles vers le mou­ton au panur­gisme incon­trô­lé.

1132. Tout geste avant-gar­diste est voué à l’échec s’il ne s’accompagne pas d’une com­pré­hen­sion for­melle.

1133. La fata­li­té de l’avant-garde est la pos­ture de secte.

1134. L’avant-gardisme est lié au moment moder­niste. L’avant-gardisme du moment post-moderne est d’annoncer la fin des avant-gardes.

1135. Le slo­gan de la mort de l’auteur est une variante du slo­gan de la mort de la poé­sie.

1136. L’invention du « texte » fut la variante farce des deux slo­gans croi­sés « mort de l’auteur » et « mort de la poé­sie ».

1028. Une hypo­thèse du moderne : période de l’affaiblissement, sinon de la des­truc­tion non de la mémoire interne mais de ses modes anté­rieurs de fonc­tion­ne­ment, en par­ti­cu­lier des stra­té­gies, des formes de vie de sa maî­trise (en par­ti­cu­lier l’oubli et la déca­dence en mné­mo­tech­nie des arts de mémoire).

1029. Une (des) hypothèse(s) de fic­tion anthro­po­lo­gique : les stra­té­gies d’apprentissage de la mémoire sont aus­si anciennes que le lan­gage, la poé­sie, le nombre.

1030. L’affaiblissement de la maî­trise de la mémoire interne s’accompagne d’une dépen­dance crois­sante et fina­le­ment peut-être abso­lue des modes de la mémoire externe.

1031. Corollaire a) de l’hypothèse de la chute des arts de mémoire : un dés­équi­libre entre les deux pôles de la forme-mémoire (mémoire-sou­ve­nir et mémoire-pen­sée) ; au pro­fit de la seconde.

1032. Corollaire b) de la même hypo­thèse : une cer­taine rup­ture de la soli­da­ri­té entre les deux pôles de la forme-mémoire, un affai­blis­se­ment de leur soli­da­ri­té.

1033. Corollaire c) consé­quence des corol­laires a) et b) : le pôle consi­dé­ré comme le seul impor­tant, le pôle-pen­sée, s’affaiblit lui aus­si.

1033 bis. L’accumulation du savoir col­lec­tif masque les effets mas­sifs de « c) ».

1034. Le moder­nisme peut être asso­cié à l’hypothèse de l’affaiblissement de la mémoire interne ; du moins dans le domaine des arts, et par­ti­cu­liè­re­ment dans celui des arts du lan­gage.

1035. Hypothèse du moder­nisme : le mou­ve­ment artis­tique dit moderne est la forme-art de l’affaiblissement his­to­rique de la mémoire interne.

1036. La période artis­tique moder­niste est le moment de l’oubli de la mémoire.

1037. Le moment de l’oubli de la mémoire est le moment his­to­rique des têtes vides.

1038. Le moment moder­niste ne se carac­té­rise pas par la conscience directe d’un rap­port avec la chute de la mémoire inté­rieure.

1039. L’axiome moder­niste est le slo­gan de la table rase.

1040. Le moment contem­po­rain est celui de la péné­tra­tion des têtes vides par les images externes. Il est carac­té­ri­sé par le rem­plis­sage des têtes.

1041. Le moment contem­po­rain est le moment his­to­rique des têtes refaites.

1042. Le dés­équi­libre entre les modes de la forme-mémoire est aggra­vé par le rem­plis­sage des têtes. Les images qui refont les têtes sont des images qui ne sont pas for­mées à l’intérieur.

1043. Ces images tentent d’échapper à la langue.

1044. Les images du mode contem­po­rain obéissent à une géo­mé­trie et une topo­lo­gie inadé­quates à la mémoire-sou­ve­nir comme à la mémoire-pen­sée.

1045. La topo­lo­gie des images péné­trantes est dif­fé­rente de celle de la mémoire interne.

1046. La topo­lo­gie des images péné­trantes est pauvre.

1047. Dans l’état actuel de ses réa­li­sa­tions, la réa­li­té vir­tuelle est fausse, et pauvre.

1048. Le moment artis­tique cor­res­pon­dant au temps des têtes refaites est le moment post-moderne.

1049. Hypothèse zéro de la poé­sie : il y a la poé­sie.

1050. Il y a : il y a la poé­sie dans les langues. Il y a de la poé­sie dans les langues. La poé­sie est dans les langues comme forme. Il y a une forme-poé­sie. Il y a des jeux de poé­sie qui mani­festent la forme-poé­sie. Les jeux de poé­sie sont des jeux de lan­gage.

1051. La poé­sie n’a pas affaire, direc­te­ment, au lan­gage.

1052. La poform (poé­tique for­melle) ne consi­dère pas un uni­vers du lan­gage, mais des uni­vers de langues et une n‑catégorie (n non bor­né) bâtie de ces uni­vers.

1053. Une langue sans poé­sie meurt.

1054. Hypothèse un de la poé­sie : la poé­sie est mémoire.

1055. Hypothèse deux de la poé­sie : la poé­sie est mémoire de la langue.

1056. Hypothèse trois de la poé­sie : la forme-poé­sie dans une langue est une forme-mémoire de cette langue.

1057. Hypothèse quatre de la poé­sie : la poé­sie est en par­ti­cu­lier une troi­sième forme-mémoire inté­rieure. Elle n’est ni la forme-sou­ve­nir, ni la forme-pen­sée, mais une forme-mémoire spé­ci­fique.

1058. Les formes-sou­ve­nirs du monde sont les traces des chan­ge­ments.

1059. Hypothèse cinq de la poé­sie : la poé­sie est mémoire par la langue.

1060. Hypothèse cinq bis de la poé­sie : La forme-poé­sie agit en tant que forme-mémoire, par la langue.

1061. Il n’y a pas, dans le monde (dans le monde hors-inté­rieur), de forme-pen­sée.

1062. Hypothèse six de la poé­sie : La forme-poé­sie agit en tout point de l’axe qui joint les deux pôles des autres formes-mémoire. Elle ne s’identifie à aucun d’eux.

1063. Hypothèse sept de la poé­sie : La poé­sie ne se sou­vient pas.

1064. Le poème dont le titre est « ce que disait le poème » illustre un aspect de l’hypothèse sept de la poé­sie.

1065. Hypothèse huit de la poé­sie : la poé­sie ne pense pas.

1066. La poé­sie a affaire à notre mémoire inté­rieure, à celle de cha­cun de nous. Elle agit sur les formes-mémoire d’une manière spé­ci­fique, qui n’est ni celle de la mémoire-sou­ve­nir, ni celle de la mémoire-pen­sée. Elle sus­cite souvenir(s) et pensée(s) (et bien d’autres choses encore, comme les affec­tions) mais selon son effet propre, qui est l’effet-poé­sie.

1067. Hypothèse neuf de la poé­sie : la poé­sie ne dit rien.

1068. Hypothèse dix de la poé­sie : la poé­sie est un effec­teur de mémoire.

1069. Hypothèse onze de la poé­sie : La poé­sie est effec­teur de mémoire.

1070. Parmi les effec­teurs de mémoire, la poé­sie est seule à avoir pour moteur unique et essen­tiel la langue.

1071. La poé­sie effec­tue la mémoire pour quelqu’un, pour sa mémoire, en ver­tu du rap­port pri­vi­lé­gié qu’elle a avec cette langue. Elle est ce que dit pour lui sa langue.

1072. Je ne suis pas stu­pide au point de pen­ser que dire la langue ne peut se dire autre­ment que par la poé­sie (la langue peut être objet de savoir…). Mais je pense que les manières autres de dire la langue sont ou externes à la langue ou plus ou moins des ersatz de la poé­sie, que la manière natu­relle de dire la langue, aus­si ancienne que les langues, les socié­tés humaines et les indi­vi­dus auto­nomes qui se sou­viennent et qui pensent, est celle de la forme-poé­sie.

1073. Les formes poé­tiques dites tra­di­tion­nelles sont liées à l’état pré-moderne des rap­ports entre mémoires interne et externe ; et à l’époque où la poé­sie, troi­sième forme-mémoire, est orga­ni­sée d’une manière adé­quate à un équi­libre entre inté­rieur et exté­rieur.

1074. Supposons que la forme simo­ni­dienne de la poé­sie est celle qui « convient » à l’existence de la mémoire externe écrite.

1075. Dans la poé­sie orale en l’absence de mémoire externe écrite, c’est la musique (par­fois aus­si la danse, le des­sin ; see chip­pe­was) qui assure l’équilibre entre les trois formes-mémoire.

1076. Les poètes du moment moder­niste tiennent compte du fait que la forme tra­di­tion­nelle de la poé­sie est deve­nue inadé­quate à l’état des rap­ports entre mémoires. Ils entre­prennent de détruire les formes tra­di­tion­nelles.

1077. Pendant le moment moder­niste on ne prend en compte que l’inadéquation des moda­li­tés exis­tantes de la forme poé­tique à la situa­tion nou­velle. Ce moment se carac­té­rise par le geste avant-gar­diste de la des­truc­tion.

1078. Le moment post-moder­niste est celui de la réfec­tion des têtes vidées de mémoire, le moment des têtes refaites.

1079. Le moment post-moder­niste se carac­té­rise par le slo­gan « mort de la poé­sie ».

1080. variante a du slo­gan mort de la poé­sie : il n’y a plus de poé­sie ; il n’y a que le roman.

1081. variante b du slo­gan mort de la poé­sie : il faut rem­pla­cer la poé­sie par le texte, le ceci ou le cela ; il faut abo­lir les fron­tières entre la poé­sie et le reste, etc.

1082. variante c du slo­gan mort de la poé­sie : la poé­sie est ailleurs que dans la poé­sie : dans la prose, dans les jour­naux, dans la chan­son, dans le cou­cher de soleil, dans le ciné­ma…

1083. variante d du slo­gan mort de la poé­sie : la poé­sie est par­tout.

1084. Il faut défendre la néces­si­té de la poé­sie (ne pas se conten­ter de décrire), et cela en pen­sant les pro­blèmes du rap­port entre mémoire interne et mémoire externe. Il faut affir­mer la non-fata­li­té de la dis­pa­ri­tion de la poé­sie.

444. Définitions en S + 7. Exemples : – aca­dé­mi­cien : ver para­site du porc. – écri­vain : herse des­ti­née à émiet­ter la croûte super­fi­cielle d’une terre. – lec­teur : fonc­tion­naire romain adjoint à un pro­con­sul. – prin­temps : forme d’un cris­tal qui a plu­sieurs faces paral­lèles à une même droite. « Les prin­temps iri­sés de la neige » (Nerval). – été : Durée qui n’a ni com­men­ce­ment ni fin « Il son­geait à l’été futur, étrange mys­tère ; à l’été pas­sé, mys­tère plus étrange encore » (Hugo). – Poésie : pop. argent « avoir de la poé­sie plein les poches » (Céline). – prose : carac­tères quan­ti­ta­tifs et mélo­diques des sons en tant qu’ils inter­viennent dans la poé­sie « en appre­nant la poé­sie d’une langue, on entre plus inti­me­ment dans l’esprit de la nation qui la porte » (Staël). – ciel : techn. : levier à dis­po­si­tif recour­bé.

402. Ce qui peut arri­ver de pire au roman c’est le « poé­tique ». See « la recherche » : its cloying sen­ti­men­ta­li­ty. On lui par­donne plus ou moins parce que ce n’est pas de la poé­sie.

403. Des com­men­ce­ments per­pé­tuels parce que des fins pro­vi­soires.

1470. Les phi­lo­sophes, si jamais ils s’intéressent à la poé­sie, ne connaissent en règle géné­rale qu’un poète. Ils ont « leur » poète. Deleuze-Guattari connaissent, appa­rem­ment, Henri Michaux. Heidegger avait pha­go­cy­té Hölderlin. Milner, dans « L’amour de la langue », s’intéresse à Bonnefoy (comme Renaud Camus). Certains Philosophes assignent à cer­tains poètes des rôles : X est ceci, Y cela. Ils font même d’eux (ain­si Badiou de Mallarmé) des phi­lo­sophes à part entière. Ils se com­portent en cela comme le lec­teur un peu pares­seux. Cela ne tire pas à consé­quence. Mais ce qui est tout à fait défen­dable chez un lec­teur est plu­tôt abu­sif chez le phi­lo­sophe. Il s’agit en fait d’une déné­ga­tion radi­cale de la poé­sie. La poé­sie n’a pas qu’un seul repré­sen­tant. Il n’y a pas qu’un seul poète.

3747. Chaque objet, of course, doit avoir sa propre sin­gu­la­ri­té, son ins­cape et son ins­tress. Mais Constable ne recherche guère les sin­gu­liers ; il vise un ins­cape géné­ral, un ins­tress du temps sai­si dans les chan­ge­ments constants du ciel.