Des kangourous vivent en autonomie dans la forêt de Rambouillet depuis une quarantaine d’années, après que leurs ancêtres se sont échappés d’une réserve. Des amies sont allées à leur recherche. Les kangourous sont demeurés introuvables mais toute disposition accidentelle dans la forêt a pu être interprétée comme leur trace. Ce texte a été écrit pour accompagner les tirages cyanotypes de ces photos de kangourous absents.
La puissance végétale présente, comme chacune des autres puissances, treize harmonies. La première est céleste, ou soli-lunaire ; six sont physiques, et six sont morales. Dans les six physiques, trois sont élémentaires, l’aérienne, l’aquatique, la terrestre ; trois sont organisées, la végétale, l’animale et l’humaine. Dans les morales, il y en a pareillement trois élémentaires, la fraternelle, la conjugale, la maternelle ; et trois organisées ou sociales, la spécifiante, la générique et la sphérique.1
Il n’y a personne à organiser. Nous sommes ce matériau qui grandit de l’intérieur, s’organise et se développe.2
Tout animal est dans le monde comme de l’eau à l’intérieur de l’eau.3
Tout s’engendre aux intersections. Tout se génère à l’abri de son genre. Tout est à la fois saturé de généricité et profondément isolé. Tout finit par s’échapper de la baudruche mais pour cela y est entré. Tout arrive rond. Rien ne fait exception.
De tous temps et dans toutes les classes, l’Homme qui rôde autour de nous jusqu’à nous fixer en pronoms, de tous temps l’Homme fixeur qui nous tient en respect dans des personnels (de personne) ou des toniques (d’appui) et qu’il convient d’appeler notre Homme, notre Homme entretient le désir de s’échapper sans disparaître, désir ardent de nature à nourrir notre Homme mais à la fois le consumer.
Cette histoire s’appelle aventure. C’est une Histoire de la Nature. Rien n’y fait défection.
Ce texte a été refusé par la revue Espace(s) qui l’avait commandé. Cliquer là pour lire pourquoi.
Se dérober avec mauvaise conscience ; c’est à quoi on reconnaît une institution.1
I L’été dernier on m’a passé commande d’un texte pour la revue de l’Observatoire de l’Espace du CNES.
II La commande est venue avec deux PDF :
– des “consignes aux auteurs”, qui détaillent les attentes du comité éditorial concernant le traitement du thème du numéro (“Espace : lieu d’utopies”) ;
– une fiche personnalisée et spécifiquement adressée qui indique une contrainte lexicale.
II.i La contrainte lexicale est suscitée par le partenariat de la revue avec la Délégation Générale à la Langue Française et aux Langues de France, dont la mission est de “garantir un droit au français à nos concitoyens” en proposant des termes de souche (c’est-à-dire avant tout pas anglais) pour désigner “les réalités du monde contemporain et ainsi contribuer au maintien de fonctionnalité de notre langue” (page de la DGLFLF).
II.i.i Chaque année, à l’occasion du Salon de la Fête du Gala de l’Insurrection Francophone, la Délégation propose à des gens – dont, devant la difficulté posée par le nombre de gens désœuvrés jusqu’à la disponibilité, elle délègue le choix au responsable de la revue Espace(s), qui lui-même le délègue à des middle men de confiance2 – propose donc à des gens mal triés d’écrire à partir d’un de ces termes pas anglais dont on reconnaît qu’ils sont français à ce qu’ils émanent d’une institution qui, française, nous veut du bien.
II.i.ii Le vocable qu’on me propose est : ÉMOTICÔNE.
II.i.ii.i :’(
III On m’indique que mon texte sera payé UN BILLET MAUVE à réception.
III.i La somme d’UN BILLET MAUVE est rare, surtout au sortir de l’été.
IV Je file composer à Marseille, le cœur enflé d’une peine de cœur, de difficultés financières et du mauve souci de ma page.
V Dix jours passent, où je me drogue à mon insu.
VI Composé, j’envoie.
VII Je rentre à Berlin. J’attends.
LA REVUE ESPACE(S)
La revue de l’Observatoire de l’Espace du CNES s’appelle Espace(s). Elle “incarne une démarche engagée pour favoriser la création littéraire et plastique à partir de l’univers spatial.” (site de la revue)
Quelle est la nature de ce qui incarne une démarche ? La démarche c’est le corps est-il un énoncé miroir de le style c’est l’homme ? Qu’implique un monde où c’est le mouvement qui singularise avant le prendre chair ? Le caractère téléonomique de ce mouvement (engagée pour) réduit-il la prise de chair à une étape intermédiaire ; si oui, cette étape est-elle nécessaire ou contingente ? Si la substance est contingente, parle-t-on d’un monde régi par l’accident ? Si le monde d’où nous parle la revue Espace(s) est bien régi par l’accident, qu’est-ce qui en lui proscrit l’aperception du répétitif au constant ? Une légalité du miracle permanent sur un Urgrund compréhensif, ou de la solitude des faits sur un Ungrund abstrait ? Du coup d’état permanent ou du coup de la panne répété ?
Je ne le sais pas. Il arrive même qu’on me propose de me payer pour établir ou constater ne pas savoir répondre aux questions que je pose, de me payer avec les mêmes jetons qui servent à payer les retraites, les reconduites à la frontière, toutes sortes de redevances et la dette de la dette.
Il arrive que l’Institution me sollicite, m’aborde un peu au hasard mais avec la ferme intention de dépenser, pour me regarder faire semblant de me contenter ne rien savoir des questions qu’elle me pose.
Qu’en me sollicitant elle me démarche ou qu’elle m’engage, il est à noter que c’est toujours pour. (Ne rien tenter savoir.)
Pourtant la revue Espace(s) a soin de se montrer consciencieuse et curieuse : sa “volonté clairement affichée” est “d’élaborer des expériences culturelles et d’en consigner les résultats.” (site de la revue)
En un sens c’est aussi ma volonté, son programme, leur affiche.
C’est là en un sens ma démarche, son corps, leur engagement.
Mais, déjà, il titolo è cretino3. Déjà le titre, Espace(s), avec l’afféterie du (s), est insupportablement crétinaud. Déjà le petit pour-la-route de la pluralité des mondes est nigaud, fat et nigaud. Déjà le pauvre petit “s” emparenthésé annonce la bonne volonté (scoute), l’accolade (missionnaire), l’ouverture (institutionnelle).
TOUS LES (S) SONT DES PRISONNIERS POLITIQUES.
En ouvrant et fermant la parenthèse autour du pauvre petit s de la pluralité des mondes, la revue du CNES signifie sa volonté d’ouverture à d’autres espaces que celui qui capitalisé constitue son objet, notamment son ouverture à l’Espace Littéraire (fermé).
La suite montre ce qu’on aurait dû voir si on avait su lire : qu’une volonté clairement affichée s’appelle d’abord velléité, et que ce qu’en premier lieu veut la revue Espace(s) c’est au calme être vue voulant4, comme on peut parfois s’égarer à préférer à désirer être constaté désirant.
La revue Espace(s) veut, par exemple, être vue voulant résister aux clichés, travailler aux lisières, braver les assignations :
Dans chaque ouvrage, l’enjeu est de déjouer l’entrée symbolique qui prédomine souvent notre rapport à l’Espace. Si le pouvoir d’attraction et de fascination du milieu spatial ne peut être nié, l’objectif de l’Observatoire de l’Espace à travers la revue Espace(s) est, comme le dit son responsable de la rédaction Gérard Azoulay, de “bâtir une méthodologie destinée à faire percevoir que nous sommes autant habitants de l’espace qu’habités par lui, et donc in fine d’abolir cette partition fictive”. (site de la revue)
En dépit du gadget de la porosité diathétique5 et malgré un soupçon jamais levé sur toute idée d’habitation6, le programme du responsable de la revue m’arrête et me met au travail, surtout pour ce qu’il fait disparaître la capitale d’espace, troublant les métonymes.
« NOUS SOMMES UNE INSTITUTION ET D’AILLEURS J’ASSUME »
VII Je rentre à Berlin.
J’attends.
(Il y a un problème ?)
VII.i Il y a un problème.
VII.iiPoème votif de fin d’attente Ma démarche suspendue à son Corps
engage-
Moiuni vers ce qui (s’)espace.
VIII L’attente prend fin alors que je négocie un découvert au guichet de la Volksbank, par un coup de fil du commanditaire,
VIII.i coup de fil interrompu par un vigile migraineux dont je ne retiens que cette phrase : “Nous sommes une institution et d’ailleurs j’assume.”
VIII.i.i (La phrase est du coup de fil du commanditaire, pas du vigile dont le coup de fil dans le lobby de la banque augmentait la migraine.)
VIII.i.i.i (Le vigile justifie en des termes tout autres mon éviction du lobby : ce n’est pas le lieu et d’ailleurs il a une migraine.)
VIII.i.ii “Nous sommes une institution et d’ailleurs j’assume” est une phrase du responsable éditorial de la revue Espace(s) et d’ailleurs de la revue Espace(s) elle-même en tant qu’elle est, d’ailleurs, l’Observatoire du Centre National d’Études Spatiales.
VIII.i.ii.iPhrases de service, comme corps pris dans démarche anodine,
au coeur des contradictions de l’engagement
de ce qui, contingent, cherche son nécessaire d’allant.
Et la vérité est ici d’ailleurs – elle dodeline
IX Nous remettons ce qui reste à se dire à un coup de fil du lendemain, dont j’ai un souvenir plus précis.
IX.i (Par souci de brièveté, j’ai reproduit infra de ce coup de fil l’esprit, sa teneur, leurs mots.)
X En résumé, le commanditaire propose d’amputer le texte de tout ce qui :
A. critique la Délégation Générale à la Langue Française, un partenaire institutionnel qu’il ne s’agit pas d’offenser ;
B. critique les termes mêmes de la commande en donnant à la fiche ÉMOTICÔNE une importance grotesque.
X.i Le problème de ces aménagements, c’est qu’ils dépouillent mon dispositif d’au moins deux de ses agents.
X.i.i En effet, un des objets du texte est l’interrogation des missions, des fonctions et de la logique de ces fonctions : commanditaire voulant-être-vu-ouvrant, barbons du français-de-droit, poète licencieux requis par la science, scientifique strict-parleur. Or les deux premiers sont, dans la version amendée, évincés.
X.ii Mais curieux d’assister jusqu’au bout à la justification au je de l’homme de lettres d’une coupe franche au nous de la raison institutionnelle, je fais ma plus belle algue et obtiens que mon interlocuteur stabilote les passages “qui ne vont pas” (cf. X. A. & B.).
GAMBERGE SUR LES INTENTIONS
XI Ayant besoin du BILLET MAUVE et d’ailleurs pas envie de prêter le texte au caviardage, se pose à moi la bonne vieille question politique, pratique, éthique :
QUE FAIRE ?
XI.i (Question brûlante de ma démarche, son corps, notre mouvement.)
XI.ii Je me la pose sérieusement ; d’abord parce que ça me fait jouir, ensuite parce que l’inconfort qu’il y a à y consacrer du temps n’égale pas l’angoisse qu’il y aurait à constater avoir traité un dilemme pratique, éthique, politique, comme un chien fout sa merde.
XI.iii Mes amis berlinois et mon amie N., bien plus casseurs que moi, m’engagent à
1 accepter une publication caviardée,
2 empocher les thunes,
3 publier ensuite la version intégrale, ailleurs.
XI.iii.i Je les entends sur un point : refuser l’arrangement et la thune qui va avec teinte nécessairement le refus d’un “héroïsme du censuré” typiquement petit-bourgeois. Et qui ferait de ce refus l’estrade d’une performance de radicalité ne pourrait que faire voir sur cette estrade aussi une performance de classe.
XI.iii.ii Mais leur pragmatisme émeutier m’est étranger. Mon tambour éthique tourne à 1000rpm, déjà, c’est trop tard, la question est posée en conscience.
XI.iii.ii.i En conscience, pourquoi accepter de supprimer les références à la Délégation ? La critique douce d’une légalité interne des langues institutionnelles n’est rien à côté du programme de ces commissions – typique des organes républicains en leurs manifestations coloniales (« garantir » à des gens qui s’en tapent quelque chose dont ils n’ont pas besoin, au nom de principes qui leur sont étrangers).
XI.iii.ii.ii En conscience, pourquoi accepter de supprimer ce qui discute les termes du commanditaire ? Celui-ci peut bien considérer la fiche ÉMOTICÔNE anodine (“c’est un simple document de travail qui n’exprime pas une position de la revue”), elle reste le matériau à partir duquel il m’était demandé de travailler. Bien que mon texte en exagère l’importance (dans un dispositif explicitement pisse-froid qui fait converser les missions et les formes d’intercession), je n’enfreins en rien, ce faisant, les consignes du comité.
XII.iv Si j’accepte le caviardage, je laisse irrésolue la question éthique ; or pour qui se soucie d’éthique (et on n’est vraiment pas obligé), cette irrésolution est un boulet sur la voie de l’ataraxie (question pratique ; réponse stoïcienne).
XII.v Si j’accepte, je me maintiens encore dans une position inadéquate, sacrifiant à une éthique du rachat (le cachet qui compense), rendant plus visible (à mes propres yeux d’abord) cette inadéquation (question éthique ; réponse spinozienne).
XII.vi La réponse la plus radicalement politique à la question m’est donnée par mon ami L., le plus évidemment radical de tous mes amis. Elle se justifie via Diogène – le plus évidemment etc. – : si j’ai l’occasion de déposséder un puissant de son fétiche, je ne dois pas m’en priver. Mais c’est à la seule condition de piétiner ensuite devant lui ce fétiche.
XIV.vi.i Accepter, donc, le caviardage, mais ensuite : brûler la thune.
XII.vi.i.i Un brin dramatique, et pas toujours lisible.
XII.vi.i.i.i D’autant que je ne suis pas sûr que le fétiche soit tant dans ce cas le bifton que la prérogative éditoriale sur le littéraire ou le poétique. Et le dernier mot de la raison institutionnelle.
XII.vii J’opte finalement pour la méthode Keyser Söze, suggérée par mon amie A. : il a commandé, j’ai livré, il raque et ferme sa gueule – s’il voulait des fleurs sur le paquet, il fallait demander des fleurs sur le paquet.
XII.vii.i Or le commanditaire n’a pas demandé de fleurs sur le paquet. Il a même plutôt incité à ce qu’on pourrait appeler foutre la merde : « Humour✓, ironie✓, acidité✓, et même méchanceté✓ ou violence✓, prise de risque formelle✓, ouverture du sens✓, attention aux détails✓, au quotidien✓, au matériau verbal spécifique✓, sont des voies possibles pour s’éloigner des tentations de formules trop grandiloquentes quand l’Espace est en jeu. » (Consignes aux auteurs, « Lignes éditoriales », coches miennes).
XII.vii.i.i Mais voilà, avec le commanditaire institutionnel c’est comme avec les syndicats : quand, le plus ardemment consciencieusement minutieusement possible, on se met, croyant répondre à leur appel, à foutre la merde, c’est toujours une fin de non-recevoir, parce qu’on n’avait pas bien compris, c’était pas comme ça qu’il fallait entendre foutre, la, et merde.
XII.vii.i.i.i Et merde. Motto opposable : c’est en la foutant mal, la merde, qu’on tape là où ça le fait, mal.
XIII Je reçois les propositions de caviardage et renvoie poliment :
1 non, vraiment, le texte amputé perd toute sa pertinence ;
2 voici m’IBAC et BIN de bank, et faise abouler thune, centime endistingué.
XIV On m’informe en réponse que je toucherai 250 roros pour le travail d’écriture, mais que l’autre moitié du mauve aurait correspondu à l’achat exclusif des droits du texte,
XIV.i ce à quoi je me serais de toute façon opposé.
XIV.ii À une amie qui me fait remarquer ce qu’il y a de radical dans l’option choisie, je réponds que c’est, en dépit de son nom, probablement la moins radicale de toutes, parce que A. Elle est légale (je ne fais pas semblant de céder les droits pour ensuite reproduire le texte) ; B. Elle mène au meilleur compromis possible (droits de reproduction préservés donc possibilité préservée de la présente exposure ; thunes en moins mais pas rien non plus).
XV Finalement on n’apprend rien d’autre de cette parabole que ce qu’on savait déjà :
l’Institution existe ;
de l’institution existe plus densément dans l’Institution qu’ailleurs ;
que l’Institution engage ou démarche, elle ne s’adresse jamais à autre qu’à elle-même ;
la capitale d’Institution n’est pas une capitale d’essence mais ;
la capitale d’Institution chapeaute des logiques institutionnelles, une raison institutionnelle, une con-spiration institutionnelle, une visibilité, une tangibilité, une intelligibilité des objets émanés de ou suscités par l’Institution qui débordent l’Institution – débordent sur les Personnes (et dans l’engagement comme dans le service, la personne perd en général);
la visibilité, la tangibilité et l’intelligibilité institutionnelles ne diffèrent pas significativement de celles de la marchandise (visibilité de la reconnaissance, tangibilité de la validation, intelligibilité indexée);
que l’Institution fasse un usage du droit d’auteur confiscatoire des objets qu’elle consacre (achat exclusif) ne fait que rendre explicite le type de valorisation de ces objets et pour tout dire le genre de fétichisme sur lesquels repose toute économie institutionnelle.
Bonus :
I. GAMBERGE SUR LES INTENTIONS
Qu’est-ce que la vie des humains une image de la déité
Évoluant sous le ciel, tous les terriens
voient celui-ci. Mais lisant pour ainsi dire, comme
Dans une écriture, les humains ils imitent
l’infini et le profus.
1 Le texte qu’on me propose d’écrire pour la revue Espace(s) doit intégrer deux contraintes : celle, thématique, qui gouverne à ce numéro (« Espace : lieu d’utopies ») ; celle, lexicale, qui place chaque auteur sous la tutelle d’un vocable.
2 La contrainte thématique est suscitée par la perspective, à (très) moyen terme, de l’établissement de colonies extraterriennes, en tant que cette perspective retrempe le caractère utopique des rapports à l’Espace.
2.1 L’Espace, au sens méritant capitale, s’entend comme ensemble des espaces situés au-delà du ciel des humains.
3 La contrainte lexicale est suscitée par le partenariat de la revue avec la Délégation Générale à la Langue Française et aux Langues de France, dont le but est de “garantir à nos concitoyens un droit au français”.
La délégation générale coordonne un dispositif de dix-huit commissions spécialisées de terminologie, chargées de proposer des termes français pour désigner les réalités du monde contemporain et contribuer ainsi au maintien de la fonctionnalité de notre langue. (site de la DGLFLF, rubrique “Nos priorités”)
4 Tous j’imagine songeons fixant le ciel aux espaces qui le dépassant nous dépassent ; tous partageons chacun sa jargue l’aspiration de la langue française sous sa tutelle républicaine : un maintien de fonctionnalité dans le monde contemporain
4.1 Je nous crois tous concernés à tous termes par ce qui nous dépassant nous attire et par ce qui nous peuplant nous maintient.
4.2 J’ai moi-même pour le ciel au-dessus de moi et la langue en moi un souci qui va de la considération à la sidération.
« Déjà le titre est insupportablement crétin. Sa crétinerie est un chantage, parce qu’elle implique une sorte de complicité dans le mauvais goût, et parce qu’elle est imposée au nom d’un conformisme que la plus grande majorité accepte. » (P. P. Pasolini, « Déjà le titre est crétin », Contre la télévision) ↩
J’emprunte cette expression à LL de Mars, dans son Dialogue de morts à propos de musique↩
Pas que cette porosité ne puisse pas être féconde, mais elle est souvent gadgétique parce qu’incantatoire, ça jusque par chez les Amis : “Le monde ne nous environne pas, il nous traverse. Ce que nous habitons nous habite.” ↩
Le trope de l’habitation, en poésie, procède essentiellement d’une lecture heideggerienne de deux vers de Hölderlin : Voll Verdienst, doch dichterisch,
wohnet der Mensch auf dieser Erde (Plein de mérite, pourtant poétiquement,
l’humain habite sur cette Terre)
Les versions françaises, en général, traduisent wohnet par l’usage transitif direct du verbe habiter, et Erde (Terre) par monde. Le trope se dit ainsi en général : habiter poétiquement le monde ou habiter le monde en poète. La lecture de Heidegger, représentative à cet égard de tout un pan de sa pensée, flatte la porosité diathétique du verbe habiter dans son usage transitif direct en français : j’habite une maison (actif) / le doute m’habite ou je suis habité par un sentiment (passif). Pourtant en allemand ce double-sens est absent : être habité par le doute se traduit avec le verbe beherrschen : je suis dirigé, régi, contrôlé, par le doute (c’est d’ailleurs un des sens possibles de l’étymon latin habeo qui donne habiter). Mais Heidegger abuse autrement des ressources propres de la langue allemande, dans un texte qui la consacre comme seule langue – après le Grec Ancien – de la philosophie. Pour résumer : le degré de l’écoute, dans sa correspondance avec le verbe poétique, seul verbe authentique, est fonction de la qualité de l’habitation. Cette équation n’est vraiment lisible que dans la version originale, où la densité de jeux de mots de vieil oncle est exceptionnelle : sprechen / zusprechen / entsprechen (parler / attribuer / répondre-correspondre), hören (auf) / zuhören / gehören (entendre / écouter (obéir) / appartenir). Jusqu’au fameux : Eigentlich spricht die Sprache. Der Mensch spricht erst und nur, insofern er der Sprache entspricht, indem er auf ihren Zuspruch hört. (“En réalité c’est la langue qui parle. L’homme ne parle que dans la mesure où il répond à (entsprechen : répondre à une norme, être à la mesure, se mettre à l’échelle de la langue), en ce qu’il obéit à son assignation (Zuspruch, aussi : attribution))”. (Sur les jeux d’étymons chez Heidegger, cf. G.-A. Goldschmidt, Heidegger et la langue allemande). Le trope de l’habitation poétique est plus largement suspect, après l’hermétisme germain de Heidegger, d’une reconduction de ses partitions : poétique/non-poétique est largement superposable à la division de Sein und Zeit entre authentique et inauthentique. Habiter poétiquement revient en fin de compte pour Heidegger à être vraiment, de plain pied (retour à un bauen (“bâtir”) anhistorique, étymologiquement formé à partir du bin de ich bin (je suis) qui s’entend dans l’articulation “bâtir, habiter, penser”). Au jeu de l’étymologisme, on pourrait tout aussi bien, côté latin, fonder une ontologie modale, une éthique radicale à partir du verbe latin habitare, fréquentatif d’habeo (signifiant donc “avoir souvent”). ↩
On pense, on craint, quand on prépare un bœuf bourguignon, de ne pas vraiment cuisiner un bœuf bourguignon, quand on écrit de la poésie (vers, champs, blocs, ou lignes, ou phrases, ou propositions) de ne pas être en train d’en écrire, quand on fait un film, de ne pas être suffisamment dans le cinéma – ou trop, ce qui revient au même, la posture consistant à vouloir à tout prix se situer dans la Nouvelle Cuisine, l’Anti-Poésie, ou le Non-Cinéma, produit des effets identiques, puisqu’elle présente l’assignation à un lieu, et l’obligation conséquente qu’aurait ce qu’on fait d’y entrer, ou de ne pas désirer y être, comme un impératif. Ce n’est pas un problème de savoir ou de maîtrise technique, mais le désir, soutenu par l’exclusion qui cerne ce dont on s’exclut, de rejoindre le point d’ancrage, l’horizon rêvé où l’on fait du vrai bœuf bourguignon, de la poésie, du cinéma – ceux qui sortent, à reculons ou excités du cinéma / de la poésie, les refondent, mais ceux qui s’y sentent et le revendiquent ne font pas mieux, en les maintenant bien inaliénables, privés.
Nathalie Quintane, Mortinsteinck
eQda : 2. Une putain de rage mitonne dans mon cœur
Version courte : quand le binaire n’amadoue plus, la connaissance est comme rendue momentanément indigeste. Peut-être surtout pour les yeux. Peut-être pas.
« Objects I see in this water (EDIT : cum) stain : Do you still see things like you did in clouds when you were younger ?« 1
Bonjours. Cet épisode porte sur l’épisode précédent. Depuis lui, j’ai eu 30 ans et deux fois suis monté sur scène : une fois pour faire rire par absence de dramaturgie, une autre fois pour faire chier par absence de dramaturgie. Ça n’est ni une chose ni une chose dont je suis fier, mais le temps écoulé en substance depuis l’été dernier a – comme le post de forum reproduit ci-dessus et cousu depuis juin dans la doublure de ma veste – instamment posé la question si je voyais toujours, ayant eu 30 ans, des choses comme j’en voyais plus jeune dans les nuages du ciel ou dans le sperme des draps.
La langue allemande enseigne
qu’on peut poser la question si… (die Frage ob…) sans passer par de savoir si…2
qu’on doit faire attention à ne pas être dupe d’elles quand on parle des choses, celles qu’on voit comme celles qu’on croit voir, celles perçues comme celles conçues, parce qu’elles circulent sous deux formes, deux sens, moins binaires que bifrontes : le Ding (un informe dardé : pierre, gland, chat, chien – toute configuration de la matière animée comme inanimée) et la Sache (une belle et authentique question : une dramatique de gland, un débat sur chat, l’affaire pierre, le souci chien – à chaque fois tout un plat).
Il semble évident que la plupart d’entre nous voit la plupart du temps dans tout – ses cieux comme ses draps – toute une production plutôt que du produit produit. C’est que tous nous dramatisons. Tous faisons de gros, gros efforts de dramaturgie pour ne pas nous cantonner à la vue mais accéder à la vision.
On aurait tort de croire que nos efforts de dramaturgie se réduisent aux moments où, monde des mondes, self des selfs, cœur des cœurs et cervelle des cervelles, on s’offre tout son soul sur scène à la grabouille d’un parterre d’yeux verjutés de chiance ou de rire.
Pour se laisser faire indolent de la dramaturgie, il suffit d’un plan ; de même pour se mettre à faire impérieux de la dramaturgie, il suffit d’un espace travaillé par le regard comme fond : cieux, draps, page blanche, scène de théâtre effectivement. Il suffit d’avoir saisi, dans la grabouille d’un mur, d’un ciel, d’un tissu, d’une sauce de salade, ou dans le bordel de déterminations historiques qui saturent la page blanche et la scène, un ensemble et de s’y tenir, plutôt que de s’en tenir à la vue d’un hétéroclite profus.Continuer
« Objets que je vois dans cette tache d’eau (EDIT : de sperme) : Est-ce que vous voyez toujours des choses comme vous en voyiez dans les nuages quand vous étiez plus jeunes ? » ↩
À un moment tu apprends que chien n’est pas, n’est définitivement pas, tout ce temps n’était pas, ne fut jamais le brave contraire de chat, que dans aucune sphère sémantique, sur aucune corde de cette sphère, sur aucune branche de proxémie chien ne fait face à chat.
Friedrich Hölderlin, « Was ist der Menschen Leben ? »
Version courte : quand le binaire n’amadoue plus, la connaissance est comme rendue momentanément indigeste. Peut-être surtout pour les yeux. Peut-être pas.
Version longue, émolliente mais pénible, peut-être surtout pour les yeux, peut-être pas :
Le binaire amadouait, tout se laissait prendre et cueillir au sein de la matière. Configurations animées : prendre. Configurations inanimées : cueillir. Tout savait se constituer bonne chasse et le soir, chasse ayant été bonne, on pouvait se concentrer sur l’Être, les légendes, les récits de sauvetage.
Quand l’ère du binaire amadouant fut gagnée par les brumes, les eaux, les pâtes alimentaires, dardée par les cieux écumeux – minée par toutes choses plus et mieux singulières quand elles sont au pluriel –, alors put commencer le règne de la profusion. Les sels, les miels, les huiles, les aulx, plus rien n’accommodait. Saler, huiler, ailler, opérations si coutumières que des mots pour ça s’étaient imposés, des mots d’usage, en ‑age, des mots essentiels comme salage, huilage, aillage, ces opérations coutumières qui permettaient d’accommoder étaient devenues aussi dures qu’atteindre l’orgasme, voire aussi dures que chanter la première coloratura de l’Hölle Rache (une infernale rage vengeresse bout dans mon cœur) .
Les rimes chiraquiennes est un recueil de rimes, un chien subjectif aujourd’hui.
AVANT PROPOS
Les rimes chiraquiennes sont prometteuses, sont fantaisistes, sont canines et sont ordurières, souvent déçoivent les chiraquiennes, ce sont des ramas clinquants de brics mathétiques et truqués1 pris au cours sur la préparation du roman de Roland Barthes et de brocs pillés à la Vita Nuova de Dante lue en VOSTFR.
Les rimes chiraquiennes s’intéressent au patrimoine divers de chuintantes, sifflantes, vélaires, pépiantes, piaulantes qui font le bonheur commun du poète et des deux chansonniers cités.
Chaques rimes sont accompagnées d’une prose (essence de prose) et d’un commentaire en prose (étoffe de vers), qui, comme dans Dante, forment un étau autour des vers torchiés.
La prose ouvrante (essence) n’explique pas, elle contextualise, donne des indications scénaristiques, tangente la narrative. C’est la cause rationnelle (ragionata cagione) des vers qui minaudent à sa suite.
Le commentaire fermant (étoffe) n’explique pas non plus, il découpe pour élucider la fascination qui conduisit aux vers (dichiarare cotale dubitazione), donne des indications scolastiques et prosodiques béton.
Attenzione. Attenzione. Attentivi ensembili. Les rimes chiraquiennes sont contingemment italianisantes ; l’italien n’est pas italien connu, ce n’est qu’un italien perçu, et plutôt perçu comme une langue dans laquelle on ne se refuse rien.
Ne rien se refuser est pris comme comble de l’homologie perçue entre Roland Barthes et Jacques Chirac, deux beaux parleurs du 20e siècle auxquels on a tissé des boubous et demandé finalement peu de comptes.
Le mot boubou fait rire, comme une fois le bruit et l’odeur firent pouffer une foule de pantres punais ; le poème continue dans cette odeur de merde. Le poème porte ses puns empoissants au lecteur ; les puns du poème se disent dans des mots qui sont des éclats, des épiphanies de fait-rire que j’appellerai par commodité d’un nom latin : les risibilia. Le poème présente ses risibilia, et si éventuellement un risibile échoue à faire rire, le poème s’arrêtera. C’est la règle que je me fixe, c’est l’engagement que je prends devant vous.Continuer
« Mathésis truquée » est une expression que Barthes invente, dans son intervention au colloque Bataille (1972), pour désigner un détournement subjectif du savoir au service d’une « fiction interprétative ». ↩
Alles in allem bin ich aus einer durchaus interessanten Mischung, sozusagen ein Querschnitt durch alles bin ich.
Thomas Bernhard, Alte Meister
Chien n’est pas le contraire de chat.
Longtemps le binaire amadoua. L’enfance : un chien est le contraire d’un chat. L’enfance, longtemps, le binaire amadoua.
À un moment tu apprends que chien n’est pas, n’est définitivement pas, tout ce temps n’était pas, ne fut jamais le brave contraire de chat, que dans aucune sphère sémantique, sur aucune corde de cette sphère, sur aucune branche de proxémie chien ne fait face à chat.
Ce moment, dont aucun souvenir personnel n’est en mesure de faire pencher la détermination plutôt vers le douloureux que le libérateur, coïncide avec le moment où tu comprends que tu n’es pas tout (car tu n’es aucune sphère), et par là même pas quelque chose (car on ne te trouve perché sur aucun axe, et même pas à une intersection).
Un chien est le contraire d’un chat occupe une partie de vie première, brève mais au souffle long, ses livres et ses index, ses éléments de rangement et ses imagiers, son vocabulaire, ses fournitures scolaires et parfois même ses meubles (coiffeuse janiforme où chien et chat s’adossent ou se font face). L’enfance : des bandes de chiens et chats se faisant face ou dos dans une impasse, dos arqués, chacunes d’un autre monde mais pas loin de se basculer sur la gueule, alors s’il est acquis passé quelques années que chien comme chat n’est pas plus le contraire de l’autre que de quoi que ce soit d’autre, le constat demeure marquant que, longtemps, le binaire amadoua, poème :
Longtemps le binaire amadoua :
fille <> garçon
appart <> maison
ville & campagne & dictature
démocratie bien sûr (et bien d’autrencores :
prose <> vers, regret <> remords)
mais l’humain le contraire de rien
(un grand merci l’humain de n’être le contraire de rien).
Plaisanterie mise à part, l’enfance au souffle long porte loin le binaire amadouant qui finit par faire bloc, un mot de passe provisoire s’installe dans la durée et son chiffrage indique une sorte de savoir pratique et propice au partage, une sorte de nature, de savoir de nature à maintenir un ordre, mais déserté par le désir : chaque chose sauf toi a son contraire peut causer des complications comme une grande réactivité niveau mélancolie (majorée en période de drogues douces), diverses envies d’en découdre (majorées en période de manque), voire mégalomanie (majorée en période de nuit, drogues dures, sensation de succès de ton corps sur ton corps).
Et nous voilà, en direct de ce moment où dans l’histoire de tu – un petit anthropos qui n’a rien trouvé de plus majoritaire que lui – s’apprend que chien ne contrarie pas chat dans les livres, et à peu près au même moment tu comprends que tu n’es pas tout, et alors tu te dis que peut-être la meilleure façon d’en guérir n’est pas d’essayer d’être, quand même, envers et contre tout, tout, mais d’essayer d’être
eine interessante Mischung (un mélange tout à fait intéressant)
ein Querschnitt durch alles (une coupe à travers tout).
Parlons enfance : j’étais un petit entrepeau, dans ma tête la grande fucked-uperie du langage organisait des lessives séparées (canines/félines) ; aussi quand le ballottement s’arrêta me voilà petit anthropos avec un corps, le grand moyen corps de ses petits usages, poème :
enfile, chausse, met, serre, lace, noue, laque,
cire, fond, crème, pommade, émiette,
rogne les bouts, dépapillote et des fois sans grand soin
des endroits pleins d’envers et l’inverse est vrai
mais quand même à la fin pas de doute
je reconnais bien là mon corps
le dernier dinosaure
je reconnais bien là le style de mon
corps.
Tous ces usages, dont le poème donne une liste indicative incomplète (car il y a aussi fourre, tire, pousse, soulève), ont sorti chien, chat, chaussure et tous les autres des index où, longtemps, le binaire avait tout réduit au seul usage d’amadouer. Et après avoir essayé crème, noue, frotte, (caresse aussi bien sûr), classer les configurations de la matière animée (comme inanimée) n’était plus aussi drôle (fourrer ou laquer davantage) ni rassurant non plus parce que gratte et ronge communiquaient en continu sur le rien à attendre des diversions passagères à la peur du noir.
Alors que le savoir clivant qui classait les configurations de la matière animée comme inanimée se trouvait confirmé par l’école (celle qui colle, rive, cloue, mob), je continuais des fois fébrile (des fois tranquille) à serrer, nouer, enfiler des configurations de la matière inanimée comme animée, si bien que je n’ai pas retenu ce qui aurait pu m’aider à sauver quelques distinctions salvatrices (rationalisme des Lumières pas plus que Mon premier dico, Le livre des contraires aussi peu que la mathèsis universalis, et rien moins que Mon premier précis de vocabulaire). Et comme j’avais perdu de vue les origines de ces distinctions, j’étais dans un mezzocamin un peu particulier, sans amont sans aval, perdu nu en échec sans polaire et sans étoile non plus, en échec échoué (sans job, sur le fumier, et n’imaginant rien), sans secours (pas plus de mes connaissances que de Mon compte formation, aussi peu de ma culture que de ma violence, et ne voyant rien venir non plus de ne_pas_repondre_dialogue@caf.fr). Une situation propice à la radicalisation – en ligne, hors ligne, hors sphère, hors axe – et donc bientôt je (d’une décision aiguisée mais m’y reprenant plusieurs fois sur plusieurs années) renonçai au schéma sotériologique
des professeurs et conseillers d’orientation, qui m’engageaient à sauver ce qui peut l’être (car je ne voyais pas ce qu’y pouvait l’être) ;
des docteurs et généralistes en tout genre, qui m’engageaient à sauver du salvateur (or il n’y avait, et je crois bien qu’aujourd’hui encore il n’y a, rien qui sauve que des récits de sauvetage).
Et bientô t’apparu t’alors, clairement bien que par flashs mais non épiphaniques, le caractère doctrinaire de ces corps aux usages si tristes – conseillers, profs, docteurs. Et bientô t’apparu t’alors que c’était d’eux, de leurs gueules rétractées et de leur système de repli, qu’avaient de toujours émané les amadouités ultimes du genre nature&culture, un jour fâchées le suivant réconciliées.
Je regardai mon poignet et me dis : voici mon véritable compte formation.
J’écrivis une lettre de rupture à ne_pas_repondre_dialogue@caf.fr dont un ami, quelques années plus tard, trouva le texte par hasard alors qu’il parlait sur scène avec moi.
M’étant persuadé que je n’avais pas d’amont pas d’aval, je finis par considérer que cette rétractation ce repli était la fatigue de toute science, qui lui fait céder aux diversions-à-la-peur-du-noir et la transforme en histoire naturelle dans laquelle le chien, par exemple, est le contraire du chat, et j’aimerais commencer en ne vous cachant pas les problèmes que ça pose en matière d’italiques.
Parmi ces histoires naturelles, il y en avait une qui, depuis déjà un bail, a installé et entretient un partage (commode pour le développement d’un capitalisme naturaliste et pour ma vocation de poète à l’âge où on croit que les vocations et les poètes existent) entre le « monde prosaïque de l’activité » et le monde de la « poésie », selon la distinction qu’à la fois Bataille laque, noue, lace, entérine et critique dans son texte sur Baudelaire dans La Littéraire et le Mal.
Ma rupture consommée – si les voies de ne_pas_repondre_dialogue@caf.fr demeurent insondables, ses réponses sont catégoriques –, j’avais moi-même, comme un peu tout le monde je suppose, investi ce mot (poésie), et une série d’usages assez tristounes auxquels je l’associais (se distinguer, s’attester dans le monde, exprimer sa différence intégrale, ou remplir une page blanche de mots – dont le dernier d’ailleurs n’est pas « poésie »), j’avais investi, donc, poésie d’une sorte de différence absolue – et c’est ainsi que, choisissant ce « poésie »-là contre le monde prosaïque des contraires, je perpétuais toute chose sauf toi a son contraire.
« Poésie » rejoignait alors une foule d’autres termes sur une foule d’autres axes, mais au sein d’une sphère sémantique où tous les axes partaient d’un même terme : concept. Concept tenait lieu d’un rapport au savoir insistant sur le fait que comprendre c’est prendre, et cette réduction prosaïque des usages ne convenait pas à un tas de gens qui préféraient le lâcher-prise, le laisser-être, le lâcher-les-usages, en fait. Pour être il ne fallait rien faire ; comprendre n’était pas prendre mais être saisi, enfin c’est ce que je comprenais de la situation.
Or, n’ayant de connaissance que celle que le petit hyperactif que je suis déduit de nouer, laquer, lire, tordre et couper des tomes, je ne comprends pas a priori pourquoi on voudrait lâcher les usages et tout mélanger dans de l’être – être parmi les êtres, la dépression.
***
Soit, par exemple, un passage célèbre de Heidegger sur Hölderlin :
Wir haben das eine noch nicht bedacht, dass die Stimme des Sagens gestimmt sein muss, dass der Dichter aus einer Stimmung spricht, welche Stimmung den Grund und den Boden bestimmt und den Raum durchstimmt, auf dem und in dem das dichterische Sagen sein Sein stiftet.
Il y a une chose que nous n’avons pas encore considérée, c’est que la voix [Stimme] du dire doit être accordée [gestimmt sein muss], que le poète parle à partir d’une disposition d’esprit [Stimmung] qui détermine [bestimmt] le fond et le sol et fait résonner [durchstimmt] l’espace sur lequel et dans lequel le dire poétique institue son être [sein Sein, un son pénible de vuvuzela]1
Pour qui parle rien qu’un peu allemand (c’est une des quelques connaissances que fuir m’a concédée), ce passage est d’une étanchéité totale : la répétition, la déclinaison saturante d’un signifié-racine (ici Stimme, décliné en Stimmung, gestimmt, bestimmt, durchstimmt) fait de la phrase une sorte d’homéostat, un système autonome à la réflexivité suffocante2. Ce qui a lieu n’est pas de l’ordre d’une ventilation ou d’un balayage, mais plutôt d’un remous, avec son œil qui fait comme les serpents tournants de Kitaoka : l’impression que ça bouge tout autour de ce que tu regardes, mais ça s’arrête dès que tu regardes.
Les phrases heideggeriennes attirent, comme des guivres bordelogyres, tournent tournent verführerisch, sans trop savoir ce qu’elles chérissent. (Légende)En même temps chaque mot te regarde et te prévient de son retour, inchangé autrement qu’éventuellement plus pur, tout propre, eigen, concentré plus qu’intensifié, ratatiné dans l’étymon fait rollmops, chaque mot te fait bien comprendre qu’il est (n’est que) le déroulé naturel d’un monosyllabe essentiel, foncier.
Le récit de sauvetage heideggerien : des mots vidés, purgés, mis au service de la grande pantomime du rangement. Le déplacement n’est qu’une restauration : la langue y profite de sa propre confirmation. Les signifiés-racines sont figés dans l’essence (nombre de verbes substantivés ; c’est toutefois plus commun en allemand qu’en français), articulés les uns aux autres selon des tunnels génitifs qui hiérarchisent leurs relations avant qu’un verbe souvent au passif ne vienne caractériser ce que le sujet grammatical subit sans que le sujet réel soit spécifié. Parce que le sujet réel, en fait, c’est une transcendance dont la langue elle-même est porteuse : gestimmt reconduit à l’idée d’une poésie lyrique, qui doit jouer de sa langue comme d’un instrument ; durchstimmt, à l’idée d’un tonnerre, d’un bruit sourd qui traverse, parcourt, « fait résonner » l’espace [Raum].
Cette langue est juste ; elle est en accord avec la Stimmung (une synthèse curieuse entre le feeling, l’ambiance d’un lieu, le tempérament, l’humeur, la disposition personnelle). Un accord naturel, nécessaire : stimmen signifie entre autres « accorder » ; mais das stimmt c’est, le plus familièrement du monde, ouais c’est vrai, t’as raison etc. C’est-à-dire qu’en allemand, d’une certaine façon, la même racine détermine l’avoir raison et le réson. Le pun3 est sous la main et Heidegger résiste mal aux tentations de ce genre.
Cet accord trouve son plus bel interprète dans la figure essentialisée du poète, dont le « dire » [das Sagen], c’est-à-dire la « voix » en tant qu’elle résonne aux oreilles des autres hommes, n’est pas relatif à l’advention d’un sujet mais à l’instauration (ou établissement, ou institution, selon les traductions de Stiftung) de l’Être dans ses conditions de vie (sol [Boden], sous-sol / fondement / fondation profonde [Grund], espace [Raum]). Le poème accompli – le bloc de marbre poétique – est la validation de cet être essentiel, la vérification dans le monde d’une résonance parfaitement accordée entre la disposition d’esprit [Stimmung] et la voix [Stimme]. Merci mon corps.
-Ung est un suffixe dérivationnel, souvent à valeur d’abstraction : la Stimmung serait la « voix » abstraite, sourde, intérieure. La Stimme en serait l’expression, qui doit être accordée pour que le Sagen s’institue [stiften], c’est-à-dire conquière une assise communautaire, une forme partageable. Accordé à quoi ? Stimmen en allemand n’appelle pas de complément : « das stimmt », c’est vrai. Die Stimme stimmt mit der Stimmung. C’est comme si en français on écrivait la voix s’accorde aux voies de l’âme. Ah tiens.
KOMM MEIN KIND ICH ZEIG DIR WIE DIE STIMME MIT DER STIMMUNG STIMMT (M. H., mangeur d’enfants, professeur de mangeage d’enfants, légende)Les lignes de déhiscence de la phrase sont simplement celles de la langue, et cette validation en langue, par elle, est une consécration. Le poète joue juste, chante juste : l’accord, redondant, fait de la langue elle-même la clé harmonique d’une vérité. Tu reconnais bien là le style de ton corps.
Heidegger dit ailleurs : Eigentlich spricht die Sprache. Der Mensch spricht erst insofern er der Sprache entspricht. « En réalité c’est la langue qui parle. L’humain parle seulement dans la mesure où il correspond à la langue » – impossible là encore de rendre le pun spricht / entspricht en français, qui donne au tout en allemand l’aspect d’un proverbe bouffon ; d’ailleurs « correspond » ne va pas, on dirait mieux « répond », comme dans répondre à une norme ou à une exigence4. En réalité c’est la langue qui parle, l’humain parle seulement dans la mesure où il correspond à ses livres, ses index, ses éléments de rangement et ses imagiers, son vocabulaire, ses fournitures scolaires et parfois même ses meubles (coiffeuse janiforme où…).
Cette langue m’intéresse, parce qu’à l’instar d’autres qui me sont plus familières et aimables, elle travaille la tautologie au corps par la répétition ; pourtant, alors que les autres me ravissent (chez Stein, Bernhard, Tarkos, Quintane, la variation et la permutation intensifient, les substitutions ventilent, les puns refreshent), je trouve la langue d’Heidegger étouffante et grotesque. Warum denn ? Pourquoi tous les puns ne se valent-ils pas ?
Peut-être parce que la lecture de poésies d’inspiration heideggerienne m’a antérieurement irrité, et que je suis rompu à l’aspect « citant » de ce style-là – au sens où ces poésies « citent la langue », mais contrairement à une tradition dite « littéraliste » elles manifestent une foi comique dans leur résonance dans le monde. Cette foi, comme d’autres, se double d’un discours éminemment moral sur la connaissance, où le « concept » pose en vilain. L’objet de ces puns est, en un sens, d’atteindre à l’en-deçà du concept où les origines nous attendent ; ils ventilent moins qu’ils ne saturent, visent moins à renouveler qu’à régénérer, selon un programme de vérité aitiologique apposé au fantasme d’âge d’or ou de temps héroïques.
***
Heidegger est explicite, insistant, lourd au sujet de cette régénération. Le constat que la langue a subi la nécrose du concept sert de commode antagoniste ; une langue nouvelle s’y oppose, ou plutôt : une clef harmonique appelée « la langue » chaperonne le discours et dispense de penser les termes dans les altérations et les modulations que la déclinaison de leurs usages produit. On pourrait le dire autrement : de peur qu’on lui voie la fuite ou la goutte, cette langue met la répétition au service d’une compacification sémantique (elle institue, et son régime de signification fait en effet penser à l’inaptitude institutionnelle à se considérer des extérieurs, des trous). C’est dans le grotesque de cette protestation que se donne à voir la distance entre l’ambition à l’amplitude anhistorique et le programme de restauration étriqué.
Le mythème héroïque, dans tout le trivial de sa version chauvine, soutient l’édifice. Chez Heidegger c’est à la fois un anhistorique hiératique et un antéconceptuel flottant (une statue et sa toge) : amalgame présocratique hénologisant ; fantasme de la Sippe, un germanisme clanique qui fonde le glorieux Sonderweg (l’idée d’une exception historique de la « race allemande » pervertie par la civilisation gréco-latine et la culture européenne5).
Heidegger n’est évidemment pas le seul à assimiler tout l’historique au déclin ; mais tous ne doublent pas cette mélancolie d’un révisionnisme massif dont leur oeuvre s’excepterait ; chez Bataille par exemple, l’âge d’or est proprement intemporel (c’est davantage une constante anthropologique inassimilable par l’exercice du savoir – même et surtout avec beaucoup d’exercice et beaucoup de savoir). Ce que ces deux-là partagent pourtant, à part la bigoterie de certains de leurs émules, c’est l’aménagement, au sein de leurs pensées respectives, d’un « reste » décisif, un centre creux dont le régime du concept échoue à dire ce qu’il est, et qu’il s’agit de faire résonner.
Quand les poètes français d’inspiration postbataillienne insistent sur l’incompréhensible et l’inassimilable, révèrent leur maître pour avoir réintroduit la question du sacré dans un monde baigné de philosophies de l’histoire (la gnose postnietzschéenne, le savoir intuitif, salvateur et damnateur)6, les poètes français d’inspiration postheideggerienne, souvent via Mallarmé, entendent véhiculer un sens plus pur et « plus immédiat » auprès d’une « communauté » ou dans un « monde » qui ne correspondent d’ailleurs pas forcément aux contours exacts du monde heideggerien.
Heidegger et Bataille, bien que de façons complètement différentes, sont à la recherche d’une source : un en-deçà du conceptuel pour Heidegger, qui passe par le fantasme d’un primitif fondamental (qui au lieu de se « saisir » de son objet, pratique le « laisser-être ») ; un débordement du conceptuel qui laisse échapper ce reste – ce que Bataille appelle le non-savoir (et dont on fait l’expérience par le « dessaisissement »).
Ces conformations raisonnantes ont en commun d’accorder la question du savoir sur la clé du saisissable. Est de l’ordre du concept tout ce qui est utile dans l’élaboration d’un ensemble compact qui organise la profusion (c’est l’idée de « l’outil conceptuel », nécessairement hétéronome) ; toute attitude devant le monde qui ne laisse pas les combinaisons subsumer les essences appartient, d’une certaine manière, à l’autre domaine, autonome, du non-conceptuel (et qui chez Heidegger notamment n’assume pas sous ce nom l’origine de sa protestation ; à vrai dire n’importe quel vocable fera l’affaire et chaperonnera le pôle invariablement positif : l’ouvert, la patrie, l’être, pour raisons personnelles j’y ajouterais le mérou, car il est malaisé de dire de quoi le mérou est le chat).
Une simple intuition, mais obsédante, me fait penser que c’est justement le rapport à la profusion qui constitue l’élément décisif de mon esthétique de lecteur, de spectateur, de consommateur, d’écriveur, de coupeur de tomes, de mélangeur de rāmens. Et ces pensées du reste essentiel et de l’impureté du concept me sont à cet égard inutiles, en ce que, craignant que tout ne finisse par se valoir, elles se constituent héroïques face à un bloc d’ennemis solidaires – némésis intimes et pratiques, construites de toutes pièces par la contrariété – où conceptuel vaut par exemple pour discursif ou abstrait.
***
Parmi les philologues un peu emportés qui organisent la profusion, Giambattista Vico occupe une place singulière. Dans Origines de la poésie et du droit, il a proposé l’analogie poète:primitif et, dans sa Science Nouvelle, la distinction langue de la connaissance / langue de la poésie. C’est sur ce terrain que les chienchats du général et du particulier litièrent :
La nature de la poésie fait qu’il est impossible qu’on soit en même temps poète sublime et métaphysicien sublime, car la métaphysique abstrait l’esprit des sens, et la faculté poétique doit immerger entièrement l’esprit dans les sens ; la métaphysique s’élève jusqu’aux universaux, la faculté poétique doit descendre dans le particulier.7
L’idée que la poésie est l’empire du singulier et de l’intériorité alors que la science est le domaine de l’universel et de l’abstraction pose une frontière qui établit des statuts, définit des rôles et des prérogatives, prérogatives qui intègrent gentiment leurs limites : d’un côté, le_poète doit travailler à une résonance globale de son soi dans le monde, est ainsi dispensé d’interpréter, lui suffit de produire un dévoilement/dégagement de singularité irréductible (il est : le connotateur tapi dans le dire) ; de l’autre, le_philosophe doit s’abstraire, dégager des rapports de généralité dans l’ensemble, organiser le tout en totalité (il est : le dénotateur du commun). Cette division du prophétariat instaure deux langues : celle de le_philosophe, sophistiquée et par là même vouée à la nécrose de l’abstraction ; celle de le_poète, plus pure et plus maladroite à la fois, revenue à la « misère primitive des mots » – avec le fantasme érémitique-forestier qui fait coucou derrière (en compagnie d’autres figures)8. Merci l’humain, le dernier dinosaure.
Le romantisme maintient la division de Vico et Jochmann, dans ses Régressions de la poésie (Rückschritte der Poesie, 1882), prend le romantisme au mot et solde les comptes : la poésie est un archaïsme vidé de toute fonction, devenu inutile à l’établissement du savoir. Ce qui demeure : des témoignages de singularité, parfois touchants.
Viennent l’anthropologie moderne et les sciences humaines qui, forcément, s’intéressent à la poésie, mais ne peuvent lui assigner un rôle qu’en réactivant artificiellement sa dimension mythologique et sa fonction cultuelle. Là encore, le romantisme est pris au mot, mais le mot dupe : si inutile il y a, c’est forcément que s’y tapit du cultuel, au moins du somptuaire. Anthropologie moderne : intégration à coups de marteau de la poésie à l’économie du monde. Encore un récit de sauvetage.
Mauvais lecteur de poésie (peut-être parce qu’il l’aborde comme « fait anthropologique »), et suivant cette tradition qui déjà commence à dater, Bataille, dans son étude sur Baudelaire (dans La Littérature et le Mal), reconduit la division mais introduit un déplacement : la poésie est séparée du « monde prosaïque de l’activité », toutefois un bon poème est possible, celui qui inscrirait en son sein la rupture entre savoir discursif et non-savoir (dessaisissement « qui ne soit pas un moment » du saisissement).
Et quand en 2013, sur France Culture, on parle poésie, ces partitions immémoriales sont encore à l’oeuvre ; elles justifient l’élément de combat dans la célébration, mais donc un combat que personne n’a vu sinon sur le_poème, cette targe somptuaire où le_poète pose en intime des temps héroïques, déplorant le règne des illusions, des artefacts, des ersatz historiques et la solution de continuité entre la pensée et l’action. Et c’est une surprise, allumant la radio et tombant sur un entretien avec un poète, en 2013, d’entendre cette même vieille dramatisation de la quête de liant et de constater, en 2013, que ce décor accueille pour seule action l’avachissement à la fois dans le pouf de l’universel et celui du singulier, tous deux liés par leur irréductibilité supposée, capricieux, souverains : je ne me laisserai pas subsumer.
La fonction de la poésie me paraît tout simplement de rendre aux mots leur(s) capacité(s) désignative(s) qu’ils n’ont plus dans la langue du concept, dans la langue du discours. (Veinstein : La langue abstraite…) (…) La pensée conceptuelle nous prive de la possession de ce lieu (le monde comme lieu partagé, ndr) car elle remplace les choses de notre monde proche par des figures qui sont des abstractions. Et, dans ces conditions, nous sommes séparés les uns des autres par notre intellect ordinaire, et la poésie est là pour reformer cette unité du moi et de l’autre qui se perd. (…) C’est cela, tout simplement, que l’on doit faire ; il ne s’agit donc pas de dire quelque chose, il s’agit d’instaurer une parole plus immédiatement partageable et plus immédiatement désignatrice des choses dont nous avons besoin les uns et les autres. (…) La masse des mots qui sont autour de nous, à nous submerger, c’est celle des mots conceptualisés, des mots qui sont représentation(s) de figures et les mots vivants sont noyés, en fait, sous cette masse. Il s’agit de les faire reparaître et pour cela la parole poétique est fondatrice car, par le rythme, par les rythmes qui montent du corps, elle bouscule les enchaînements conceptuels.
L’enchaînement de ces extraits accentue à peine la tendance du discours de Bonnefoy au sentencieux. En tant que tel, celui-ci se ferme au commentaire ; au mieux peut-on souligner quelques raccourcis ou vont-de-soi qui en constituent l’impensé, et en dérouler la logique volontairement réduite à l’état de bloc lapidaire.
Des vont-de-soi, prêts à l’usage légendaire : des formes neutres mises au service de la grande pantomime du rangement.
Les appositions sont souvent le lieu de ces vont-de-soi.
– la langue du concept, la langue du discours (…) / – la langue abstraite…
Que dit l’amalgame entre concept et discours ? Que le discursif est une langue, que cette langue est autonome, et qu’elle ne couvre la vocation désignative du langage que dans la mesure où elle rend captable, s’appuyant sur des relais qui sont comme des antennes-relais : des constructions hautes, sophistiquées, élaborées, juchées sur d’autres, sophistiquées, élaborées, ayant des fondations enfouies. C’est une langue qui ne partage pas mais qui distribue, alors qu’en poésie (domaine), la langue offre au partage immédiat son doigt tendu : « REGARDE ! » ou en allemand : « GUCK MAL ! », c’est pourquoi j’utilise parfois pour moi-même l’expression poème malcouquant : il s’agit de nous faire voir (vision)9. Chez Bonnefoy, je ne peux m’empêcher de voir dans cet index un brin pressant (je regarde le doigt) le doigt du prêche, du sermon (les célébrations sont diverses), tendance prophétisante (panoplie de futurs, tutoiement constant). Heidegger disait de sa propre langue qu’elle était une formale Anzeige (une « annonce formelle », une proclamation). Il y a ça chez Bonnefoy : du prône ; et je trouve ça grossier, vraiment.
Yves Bonnefoy me fait penser au Noé de la fresque d’Uccello (Le Déluge ou le retrait des eaux), figure occupée à un récit de sauvetage qu’aucun rescapé ne vient corroborer (légende).
Au-delà des équivalences par apposition, les affirmatives pures se lisent comme l’expression d’une vérité apophantique :
La pensée conceptuelle nous prive de la possession de ce lieu [le monde comme lieu partagé, ndm] car elle remplace les choses de notre monde proche par des figures qui sont des abstractions.
L’abstraction, dans la langue heideggerienne, c’est la discontinuité introduite dans l’expérience par le concept (Heidegger aime la trame, le continu, c’est pourquoi il aime cruiser sur Collins Avenue, même si ça l’oblige à monter dans un dispositif). L’idée sous-jacente est encore qu’il existe une zone autonome du langage entièrement occupée par « la pensée conceptuelle ». Le verbe « priver » est le premier moyeu moral de ce passage : nous prive de quoi ? De la possession de ce lieu qu’est le monde. Nous en prive comment ? En opérant des substitutions qui détachent de l’origine, en introduisant des incongruences10. La plaie conceptuelle « sépare les uns des autres » ; c’est le fantasme communautaire heideggerien par excellence : la communauté n’est pas un réseau redistributif, c’est un espace d’échange des libéralités.
« La poésie est là pour… »
La poésie est une manifestation essentielle (« elle est là »), mais quand même au service de, avec la vocation de… J’ai tendance à penser que la poésie n’est pas « là », et qu’aucun des sens qu’on peut lui donner ne permet de dire de tous temps, les hommes ont fait de la poésie (à part peut-être celui, où homme s’entend restreint, d’une pratique historiquement presque exclusive d’un genre). « Poésie » est le vocable (ou le patron, comme dans être placésous le vocable de) d’une hétérogénéité de pratiques et d’objets : c’est « poésie » qui maintient la poésie dans sa peau11. Ce qu’il y a, « là », c’est un désir de poésie, historiquement constant. Ce désir est, dans certaines traditions et à certaines époques, un désir de « se dessaisir » ou de « se laisser-être », un désir d’authenticité, de transparence à soi et au monde, de communion universelle. C’est un désir mystique quand il se vautre dans l’interprétation (le langage ordinaire offusque autre chose), chamanique quand il refuse l’interprétation (le langage ordinaire ne désigne pas les choses, il est les choses). Et si vous voulez mon avis (mais a‑t-on vraiment le temps pour ce genre de conneries), le problème n’est pas tant dans langage ou dans choses que dans ordinaire.
Je passe sur « reformer cette unité », expression à laquelle on pourrait adjoindre un des mots favoris de Bonnefoy : « indéfait » (♫ indélace, indénoue, indélaque, etc.). Doublement négatif, il insiste sur le regret, l’âge d’or, la restauration d’un ordre héroïque de valeurs compactes. « L’indéfait du monde » appartient typiquement au pôle antéconceptuel : le répons de l’homme et du monde est brouillé par « la langue du concept » ; ça n’entspricht plus (ça ne colle plus et ça ne répond plus) ; de cette langue hétéronome on ne peut plus rien faire ; il s’agit d” « instaurer une parole… » (élément heideggerien hypertraçable : retour de stiften, chien fidèle – probablement par opposition à rechnen&wandern, chats volages et sournois).
La masse des mots qui sont autour de nous, à nous submerger, c’est celle des mots conceptualisés, des mots qui sont représentation(s) de figures et les mots vivants sont noyés, en fait, sous cette masse.
Le danger vient de la profusion, en tant que cette profusion est une masse déferlante, un déluge : la profusion (l’Überfülle, le trop-plein) est funeste ; seule l’abondance (la Fülle, le rassasiement, le comblement) est bonne. Et l’abondance, c’est un mot pour chaque chose, pas un de plus (comptez voir les adjectifs dans les poèmes de Bonnefoy… mais le classicisme a toujours méprisé l’adjectif). Or ce rapport à la profusion m’intéresse parce qu’il est aussi partiellement le mien : d’un côté la profusion claque, angoisse, affole, harcèle ; de l’autre elle fait la bise, rassure, enjoue. C’est tendu, tendax, c’est difficile oui c’est dur pour tout le monde vous savez de ne pas être tout.
Et le « reste » alors, qu’est-ce qu’il reste ? Was liegt am Rest ?
Le corps, pardi.
La parole poétique est fondatrice car, par le rythme, par les rythmes qui montent du corps, elle bouscule les enchaînements conceptuels. »
Iconoclaste adorant le pinceau, posant en peintre, Bonnefoy déplore, dans des élégies platoniciennes infinies, l’occupation du monde par les représentations, mais maintient les représentations canoniques du corps, les séraphins poupons du corporel, angelots d’une métaphysique de la pureté et de la transparence à soi ; le soir on les entend souffler leur babil aux pieux barbons nobellisables : à l’écoute je demeure, un grand merci mon corps de me donner le ton.
Voilà quelques affirmations (légende)
eQda : 2. Une putain de rage mitonne dans mon cœurLa profusion réjouit et afflige
Version courte : quand le binaire n’amadoue plus, la connaissance est comme rendue momentanément indigeste. Peut-être surtout pour les yeux. Peut-être pas.
Traduction adaptée de celle de G‑A Goldschmidt ; ses conférences sur Heidegger et la langue allemande ont alimenté les remarques qui suivent. ↩
La traduction de Julien Hervier tente de conserver ces résonances, mais c’est inexorablement que le français devant Heidegger poétise : « Nous n’avons pas encore considéré le fait que la tonalité (Stimme) du dire ne doit pas détoner (gestimmt sein muss), que le poète parle en vertu d’un ton (Stimmung) qui détermine (be-stimmt) la basse et les bases, et qui donne le ton à l’espace sur et dans lequel le dire poétique instaure un être. » ↩
Pun (anglais littéraire, critique, populaire et global) : « the use of words or phrases to exploit ambiguities and innuendoes in their meaning » (usage de mots ou de phrases pour exploiter les ambiguïtés et sous-entendus de leur signification). ↩
Il y a l’idée d’un écho rebondissant, avec le ent‑, préfixe qui dit la réactivité presque automatique, le déclenchement et le rejet, et presque toujours le rejet par la négation, le « contraire » excluant ; voir ce qu’en dit Klemperer dans dans son introduction à la LTI : « Heroismus – statt eines Vorwortes ». ↩
Selon les propos de Rudolf Borchardt, un juif allemand nationaliste et révolutionnaire, dans une lettre de 1933 : Das deutsche Volk en masse hat eben die europäische Kultur, die ihm importiert worden ist, nie wirklich rezipiert und sich vielmehr immer zu großen Teilen in stummer Auflehnung gegen sie befunden… Nur im deutschen Volke lebt immer heimlich und hält sich zäh in den Winkeln der Einzelnen und der Gesamtheit der wütende Argwohn, durch das Christentum eigentlich gefoppt zu sein und durch Rom nur ausgebeutet und dupiert, durch die Höfe genarrt, durch Mittelalter und Kirche verhöhnt, durch die Wissenschaft dummgemacht, durch Frauenkultur und Höflichkeit entnervt, durch den Geist verraten,… das Reich, buchstäblich zugrunde gerichtet. (« La masse du peuple allemand n’a jamais vraiment intégré la culture européenne, qui lui fut importée, et s’est toujours en grande partie sourdement révoltée contre elle… Il n’est que dans le peuple allemand que survit, secret mais tenace, dans les recoins de son esprit particulier comme général, le furieux soupçon d’avoir été mystifié par le christianisme, exploité et dupé par Rome, berné par l’esprit de cour, raillé par le Moyen-Âge et l’Église, abêti par la science, rendu indolent par la culture des femmes et par la politesse, trahi par l’esprit… /et ainsi/ fondamentalement détourné du destin du Reich. ») ↩
Un exemple ici, celui de Jean-Paul Michel, qui répond aux questions d’Alain Veinstein : extraits. ↩
Che la Ragion Poetica determina, esser” impossibil cosa, ch’alcuno sia e Poeta, e Metafisico egualmente sublime : perchè la Metafisica astrae la mente da” sensi ; la Facultà Poetica dev” immergere tutta la mente ne” sensi : la Metafisica s’innalza sopra agli universali ; la Facultà Poetica deve profondarsi dentro i particolari. (Scienza Nuova, OP IV-II, §821) ↩
Pour Vico l’impossibilité ne concerne que le fait d’être sublimement l’un et sublimement l’autre, ce qui signifie qu’il est possible d’être médiocrement l’un et l’autre – médiocrement : durchschnittlich (de Durchschnitt, littéralement coupe à travers). D’ailleurs la médiocrité, Durchschnittlichkeit, leste le pôle du négatif chez Heidegger dans sa critique du man (« on »). ↩
en l’allemand guck mal ! est uneexpression courante qui signifie regarde ! Le poète malcouquant est pour moi celui qui tient toujours en joue dans la désignation, index tendu ; l’amoureux-de-sa-campagne qui veut nous faire voir, le chasseur-écologue dont la langue mi-connivente mi-experte est aussi lame à saisir la vie dans son objet que le chasseur face à une perdrix. Et aussi, bien sûr, le Hölderlin de Heidegger, qui fait le geste-qui-sauve : ein Fingerzeig (…) wo wir suchen müssen (il montre du doigt où nous devons chercher) (« Hölderlin und das Wesen der Dichtung »). ↩
Sur la condamnation des incongruences, voir le reproche de Pline concernant les teste non pertinente↩
« La peau de la tomate maintient la tomate dans sa peau » écrit Nathalie Quintane, formule qui me semble poser parfaitement la question des petits abus métonymiques qui bâtissent les empires d’essences : perception d’ensembles clos où il y a parties grouillantes, de « touts » où il y a couches, pelures, segments, multiplicité débordante etc. ↩
La « palabre » [palaver] pourrait être considérée comme la langue du terrain de jeu dans la mesure où le terrain de jeu est aussi un laboratoire. Ce qui revient à considérer la « palabre » et le « sabir » [gobbledygook] non pas comme des formes dégradées du standard mais comme des modes d’expérimentation linguistique, des modes de théorie linguistique rendus par une pratique linguistique expérimentale dont l’effet est au moins double : d’une part, la convocation d’une sorte de standard carcéral qui aura été fabriqué à partir des modes et désirs administratifs, normatifs et régulatoires ; d’autre part la mise en exergue, non moins problématique, de certaines manifestations d’imitation sourde et bornée, la condescendance, la brutalité, la production d’un son pour accompagner une image/livrée de subordination dans l’intérêt de la pantomime de l’auto-détermination.
Fred Moten, Blackness and Nothingness. Mysticism in the Flesh1
Appart aux sanguinaires (qui existe aussi en version random phpisée) est une fable républicaine épistolaire sous forme de lettres fabuleuses produites en république. Ces lettres font part de choses importantes – avis de mort, demande de handicap, proposition d’affaires, caprice de réformes, vœux de bonheur, proposition d’amour. Propositions génitives d’aspect horizontal.
Je les ai paumoyées comme des falafels maladroits, maladressés, à partir de scams419 et de discours politiques, genres gros-poudreux qui passent entre les doigts et à la fois collent aux paluches.
Les scams419 sont des arnaques par mail le plus souvent adressées depuis l’« Afrique Noire », et dont le texte, portant à la fois les traces d’une traduction automatique aux algorithmes instruits par l’anglais, et d’un état périphérique du standard colonial, donne à lire un idiome carcéral aux procédés rhétoriques d’une tartuferie parfaite, qui mime le partage des valeurs pour faire passer la transaction.
Les discours politiques sont des arnaques par tv le plus souvent émises depuis la pierre blanche – maison pour les anglophones, palais pour les francophones –, et dont le texte, portant à la fois les traces d’une traduction automatique aux algorithmes instruits par la communication et d’un état central du standard colonial, donne à entendre un idiome carcéreux, aux procédés rhétoriques d’une tartuferie parfaite, qui mime le partage des valeurs pour faire passer la transaction.
Partant, ces lettres sont écrites (1) dans un créole d’usage qui ne cède que par jeu ou par distraction au français incident de la république qu’il combat ; (2) dans une économie linguistique qui cherche à vider le cache colonial en soi et à échapper au standard carcérant de sa langue ; (3) en exil sur les chiottes du palais.Continuer
Then palaver would best be understood as the language of the playground if the playground is more accurately understood as a laboratory. This means considering “palaver” or “gobbledygook” not as degraded forms of the standard but rather as modes of linguistic experimentation, modes of linguistic theory given in experimental linguistic practice that have at least two possible effects : the calling into existence of a kind of carceral standard that will have been fabricated in the instance of a whole range of administrative, normative, and regulatory modes and desires and the equally problematic calling forth of certain acts of tone-deaf imitation, equal parts condescension and brutality, the production of a sound meant to accompany an image/livery of subordination in the interest of self-determination’s dumbshow. ↩
On raconte qu”
A Bagdad
Au Xe siècle
Un médecin du nom de
Sakaryia Razi
Suspendit des quartiers de viande dans divers endroits de la ville, pour déterminer l’emplacement d’un hôpital qu’il devait faire construire.
*
Il choisit l’endroit où la viande pourrissait le moins vite.Continuer