Cette géni­ta­li­té dont parle Freud, où on passe des pul­sions par­tielles dans un par­cours répu­té nor­mal, de l’é­tat per­vers poly­morphe de l’en­fant jus­qu’à la géni­ta­li­té … En fait, c’est Freud lui-même qui nous a don­né le maté­riel pour pen­ser cela non pas comme un par­cours nor­mal, mais comme une espèce de conflit, de lutte, pour obte­nir un corps géni­tal éro­tique. En fait, ce corps éro­tique géni­tal, c’est celui qui est exi­gé par la repro­duc­tion, c’est à dire par l’ins­tance capi­ta­liste pour notre socié­té. Freud nous donne encore les moyens de pen­ser ce qu’est la jouis­sance, en tant qu’elle échappe à cela, et il nous donne à le pen­ser sous le nom de pul­sion de mort. Ce qui veut dire que, dans la jouis­sance, il y a tou­jours une com­po­sante de régime par laquelle il y a jus­te­ment une sorte d’« excès de jouis­sance », comme dit Nietzsche. Il y a, en somme, dépense d’éner­gie d’une forme qui était celle du ger­men, dans une forme per­due, disons cha­leur, si vous vou­lez, sperme dans l’a­nus, sperme sur la terre ; forme dégra­dée, irre­ver­sible. Déchets, pol­lu­tion. Avec la per­ver­sion, on a l’é­vi­dence de l’autre chose de la jouis­sance, qui, jus­te­ment, n’est pas éro­tique au sens de la cir­cu­la­tion de l’éner­gie dans des formes qui sont, en défi­ni­tive, répu­tées tou­jours com­mu­tables, mais au contraire, par rap­port à ce cir­cuit là, les moments où ça sort, où c’est la consu­ma­tion, et où, donc, ça ne revient pas. Ce n’est plus du revenu.

La per­ver­sion, comme dit Klossowski, est « hors de prix » ; en fait de valeur. À la limite, comme il le dit, un phan­tasme sadien, ça coûte une popu­la­tion entière, ça s’a­chète au prix que coû­te­rait la sur­vie d’une population.

Mais après avoir ain­si expo­sé la moti­va­tion mani­feste de cette figure du « double », nous sommes for­cés de nous avouer que rien de tout ce que nous avons dit ne nous explique le degré extra­or­di­naire d’in­quié­tante étran­ge­té qui lui est propre. Notre connais­sance des pro­ces­sus psy­chiques patho­lo­giques nous per­met même d’a­jou­ter que rien de ce que nous avons trou­vé ne sau­rait expli­quer l’ef­fort de défense qui pro­jette le double hors du mot comme quelque chose d’é­tran­ger. Ainsi le carac­tère d’in­quié­tante étran­ge­té inhé­rent au double ne peut pro­ve­nir que de ce fait : le double est une for­ma­tion appar­te­nant aux temps psy­chiques pri­mi­tifs, temps dépas­sés où il devait sans doute alors avoir un sens plus bien­veillant. Le double s’est trans­for­mé en image d’é­pou­vante à la façon dont les dieux, après la chute de la reli­gion à laquelle ils appar­te­naient, sont deve­nus des démons. (Heine, Die Götter in Exil, Les dieux en exil.)

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« L’inquiétante étran­ge­té » [« Das Unheimliche », 1919]

Le fac­teur de la répé­ti­tion du sem­blable ne sera peut-être pas admis par tout le monde comme pro­dui­sant le sen­ti­ment en ques­tion. D’après mes obser­va­tions, il engendre indu­bi­ta­ble­ment un sen­ti­ment de ce genre, dans cer­taines condi­tions et en com­bi­nai­son avec des cir­cons­tances déter­mi­nées ; il rap­pelle, en outre, la détresse accom­pa­gnant maints états oni­riques. Un jour où, par un brû­lant après-midi d’é­té, je par­cou­rais les rues vides et incon­nues d’une petite ville ita­lienne, je tom­bai dans un quar­tier sur le carac­tère duquel je ne pus pas res­ter long­temps en doute. Aux fenêtres des petites mai­sons on ne voyait que des femmes far­dées et je m’empressai de quit­ter l’é­troite rue au plus proche tour­nant. Mais, après avoir erré quelque temps sans guide, je me retrou­vai sou­dain dans la même rue où je com­men­çai à faire sen­sa­tion et la hâte de mon éloi­gne­ment n’eut d’autre résul­tat que de m’y faire reve­nir une troi­sième fois par un nou­veau détour. Je res­sen­tis alors un sen­ti­ment que je ne puis qua­li­fier que d’é­tran­ge­ment inquié­tant, et je fus bien content lorsque, renon­çant à d’autres explo­ra­tions, je me retrou­vai sur la place que je venais de quit­ter. D’autres situa­tions, qui ont de com­mun avec la pré­cé­dente le retour invo­lon­taire au même point, en dif­fé­rant radi­ca­le­ment par ailleurs, pro­duisent cepen­dant le même sen­ti­ment de détresse et d’é­tran­ge­té inquié­tante. Par exemple, quand on se trouve sur­pris dans la haute futaie par le brouillard, qu’on s’est per­du, et que, mal­gré tous ses efforts pour retrou­ver un che­min mar­qué ou connu, on revient à plu­sieurs reprises à un endroit signa­lé par un aspect déter­mi­né. Ou bien lors­qu’on erre ans une chambre incon­nue et obs­cure, cher­chant la porte ou le com­mu­ta­teur et que l’on se heurte pour la dixième fois au même meuble, – situa­tion que Marc Twain a, par une gro­tesque exa­gé­ra­tion, il est vrai, trans­for­mée en situa­tion d’un comique irrésistible.

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« L’inquiétante étran­ge­té » [« Das Unheimliche », 1919]

Je ne puis ici qu’in­di­quer com­ment l’im­pres­sion d’in­quié­tante étran­ge­té pro­duite par la répé­ti­tion de l’i­den­tique dérive de la vie psy­chique infan­tile et je suis obli­gé de ren­voyer à un expo­sé plus détaillé de la ques­tion dans un contexte différent1. En effet, dans l’in­cons­cient psy­chique règne, ain­si qu’on peut le consta­ter, un « auto­ma­tisme de répé­ti­tion » qui émane des pul­sions ins­tinc­tives, auto­ma­tisme dépen­dant sans doute de la nature la plus intime des ins­tincts, et assez fort pour s’af­fir­mer par-delà le prin­cipe du plai­sir. Il prête à cer­tains côtés de la vie psy­chique un carac­tère démo­niaque, se mani­feste encore très net­te­ment dans les aspi­ra­tions du petit enfant et domine une par­tie du cours de la psy­cha­na­lyse du névro­sé. Nous sommes pré­pa­rés par tout ce qui pré­cède à ce que soit res­sen­ti comme étran­ge­ment inquié­tant tout ce qui peut nous rap­pe­ler cet auto­ma­tisme de répé­ti­tion rési­dant en nous-mêmes.

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« L’inquiétante étran­ge­té » [« Das Unheimliche », 1919]

Peut-être est-il vrai que l« Unheimlische » est le « Heimliche-Heimische », c’est-à-dire l”  »intime de la mai­son », après que celui-ci a subi le refoulement.

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« L’inquiétante étran­ge­té » [« Das Unheimliche », 1919]

Le cut-up comme tech­nique n’est qu’un moment (situable dans la moder­ni­té récente), un ava­tar for­mel ponc­tuel de cette prise de par­ti éthique fon­da­men­tale. Il est la solu­tion qu’a trou­vée cette prise de par­ti pour faire, dans les années 60, une lit­té­ra­ture roma­nesque vivante (l’es­sor des médias, les mani­pu­la­tions de l’in­for­ma­tion, les début de l’in­for­ma­tique, etc, ont quelque à dire, socio­lo­gi­que­ment, de ce qui a moti­vé cette trouvaille).

Car « dire » et « tout » sont anta­go­nistes. « Tout dire » est un oxy­more. Il faut alors faire ce pari : le bruis­se­ment du tout (du « réel ») ne s’en­tend que dans l’é­cho spec­tral qu’en enre­gistrent quelques fic­tions lit­té­raires. Et si le fait d’é­crire engage une dis­so­lu­tion de la trame ver­bale où s’en­ra­cine le des­tin tota­li­taire de toute socié­té, la fic­tion dis­pose d’une puis­sance d’a­na­lyse de tout discours.

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« Sade au naturel »
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La lit­té­ra­ture a aus­si ins­pi­ré la musique dans sa forme. Par exemple, les titres des Märchenbilder (« Images de contes ») pour alto et pia­no opus 113 (1851) et des Märchenerzählungen (Récits de contes) pour cla­ri­nette, alto et pia­no opus 132 de Schumann (1853) sont des réfé­rences expli­cites au Märchen, au conte. La notion de la Märchenerzählung montre que le texte musi­cal raconte à nou­veau ce que le conte dit à sa manière. La musique ne met donc pas en rythme et mélo­die un récit ; elle raconte dans son médium. Elle est récit au car­ré, ou sens au car­ré, et de façon très sin­gu­lière, car elle a besoin de se mul­ti­plier par la lit­té­ra­ture (ici la prose des Grimm). Schumann consi­dère d’ailleurs que la meilleure façon de lire les contes est la lec­ture à haute voix, qu’il pra­tique beau­coup auprès de ses enfants. Schumann a trans­po­sé en musique la « courbe into­na­tive du récit ». La poé­sie (qui hante les proses) devient le modèle de la musique.

Récitatif sobre et didac­tique, au mieux ou dans l’i­dée sen­tie. Il navigue entre deux vagues puis­santes et qua­si-régnantes. D’abord, la vague empha­tique ordi­naire et « per­sienne », aux nom­breuses varié­tés, aux plu­sieurs degrés de talents, qui fran­chissent le pas, et tendent à confondre chan­son et chant, ou plu­tôt chant poé­tique et chant musi­cal strict. Ensuite, la vague de prose, qui confond la sobrié­té et le carac­tère indif­fé­ren­cié et pédestre des varia de la prose du monde (nour­ri­ture de la prière laïque, matin, midi et soir).