L’esprit de sérieux fait que, depuis Marx, nous nous repré­sen­tons le deve­nir his­to­rique ou scien­ti­fique comme une suc­ces­sion de pro­blèmes que l’hu­ma­ni­té se pose et résout [cf. Balibar sur Marx], alors qu’à l’é­vi­dence l’hu­ma­ni­té agis­sante ou savante ne cesse d’ou­blier chaque pro­blème pour pen­ser à autre chose ; si bien que le réa­lisme serait moins de se dire : « Comment tout cela fini­ra-t-il ? » que de se deman­der : « Que vont-ils bien encore inven­ter, cette fois ? » Qu’il, y ait inven­ti­vi­té veut dire que l’his­toire ne se conforme pas à des sché­mas : l’hit­lé­risme fut une inven­tion, en ce sens qu’il ne s’ex­plique pas par la poli­tique éter­nelle ni par les forces de pro­duc­tion ; il fut une ren­contre de petites séries cau­sales. L’idée fameuse que « les faits n’existent pas » (ces mots sont de Nietzsche et non de Max Weber) ne se rap­porte pas à la métho­do­lo­gie de la connais­sance his­to­rique et à la plu­ra­li­té des inter­pré­ta­tions du pas­sé par les dif­fé­rents his­to­riens : elle décrit la struc­ture de la réa­li­té phy­sique et humaine ; chaque fait (le rap­port de pro­duc­tion, le « Pouvoir », le « besoin reli­gieux » ou les exi­gences du social) ne joue pas le même rôle, ou plu­tôt n’est pas la même chose, d’une conjonc­ture à l’autre ; il n’a de rôle et d’i­den­ti­té que de cir­cons­tance.

Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?
Seuil 1983
causalité empirisme factualité Grèce Antique herméneutique marx Max Weber nietzsche science historique Veyne

Comment ne pas voir que si l’é­vé­ne­ment s’ex­plique tou­jours, après coup, par tels ou tels des évé­ne­ments anté­cé­dents, un évé­ne­ment tout dif­fé­rent se serait aus­si bien expli­qué, dans les mêmes cir­cons­tances, par des anté­cé­dents autre­ment choi­sis – que dis-je ? par les mêmes anté­cé­dents autre­ment décou­pés, autre­ment dis­tri­bués, autre­ment aper­çus, enfin, par l’at­ten­tion rétros­pec­tive ?

La pen­sée et le mou­vant [1938]
PUF 2009
p. 114
bergson causalité herméneutique science historique

Une autre tâche appa­raît qui n’est pas moins inté­res­sante : expli­ci­ter les contours impré­vi­sibles de ce poly­gone, qui n’a plus les formes conve­nues, l’ample dra­pé, qui font de l’his­toire une noble tra­gé­die. Rendre aux évé­ne­ments leur sil­houette ori­gi­nale qui se dis­si­mule sous des vête­ments d’emprunts. Car les vraies formes, si bis­cor­nues, on ne les voit lit­té­ra­le­ment pas : les pré­sup­po­sés « vont de soi », passent inaper­çus, et, à leur place, on voit des géné­ra­li­tés conven­tion­nelles. On n’a­per­çoit pas l’en­quête ni la contro­verse : on voit la connais­sance his­to­rique à tra­vers les siècles et ses pro­grès ; la cri­tique grecque du mythe devient un épi­sode du pro­grès de la Raison et la démo­cra­tie grecque serait la Démocratie éter­nelle, n’é­tait la tare de l’es­cla­va­gisme.
Si donc l’his­toire se pro­pose d’ar­ra­cher ces dra­pés et d’ex­pli­ci­ter ce qui va de soi, elle cesse d’être expli­ca­tive ; elle devient une her­mé­neu­tique. [une vraie expla­na­tion, au niveau de la com­po­si­tion, est une her­mé­neu­tique, cf Stein] […] S’il faut tout dire, nous nous rési­gne­rons d’au­tant plus aisé­ment à ne pas expli­quer que nous sommes por­té à pen­ser que l’im­pré­vi­si­bi­li­té de l’his­toire tient moins à sa contin­gence (qui n’empêcherait pas l’ex­pli­ca­tion post even­tum) qu’à sa capa­ci­té d’in­ven­tion. L’idée fera sou­rire, car cha­cun sait qu’il est mys­tique et anti­scien­ti­fique de croire à des com­men­ce­ments abso­lus. Il est alors fâcheux de consta­ter que la pen­sée scien­ti­fique et expli­ca­tive repose, à son insu, sur des pré­sup­po­sés non moins arbi­traires. Disons-en quelques mots. […] Rien de plus empi­rique et de plus simple, en appa­rence, que la cau­sa­li­té ; le feu fait bouillir l’eau, la mon­tée d’une classe nou­velle amène une nou­velle idéo­lo­gie. Cette appa­rente sim­pli­ci­té camoufle une com­plexi­té qui s’i­gnore : une pola­ri­té entre l’ac­tion et la pas­si­vi­té ; le feu est un agent qui fait obéir, l’eau est pas­sive et elle fait ce que le feu lui fait faire. Pour savoir ce qui se pas­se­ra, il suf­fit donc de voir quelle direc­tion la cause fait prendre à l’ef­fet, qui ne peut pas plus inno­ver qu’une boule de billard pous­sée par une autre dans une direc­tion déter­mi­née. Même cause, même effet : cau­sa­li­té signi­fie­ra suc­ces­sion régu­lière. L’interprétation empi­riste de la cau­sa­li­té n’est pas dif­fé­rente ; elle renonce à l’an­thro­po­mor­phisme d’un effet esclave qui obéi­rait régu­liè­re­ment à l’ordre de sa cause, mais elle en conserve l’es­sen­tiel : l’i­dée de régu­la­ri­té ; la fausse sobrié­té de l’empirisme dis­si­mule une méta­phore.
Or, une méta­phore en valant une autre, on pour­rait tout aus­si bien par­ler du feu et de l’é­bul­li­tion ou d’une classe mon­tant et de sa révo­lu­tion en des termes dif­fé­rents, où il n’y aurait plus que des sujets actifs : on dirait alors que, lorsque est réuni un dis­po­si­tif com­pre­nant du feu, une cas­se­role, de l’eau et une infi­ni­té d’autres détails, l’eau « invente » de bouillir ; et qu’elle le réin­ven­te­ra, chaque fois qu’on la met­tra sur le feu : comme un acteur, elle répond à une situa­tion, elle actua­lise un poly­gone de pos­si­bi­li­tés, elle déploie une acti­vi­té que cana­lise un poly­gone de petites causes ; celles-ci sont plus des obs­tacles qui limitent cette éner­gie que des moteurs. La méta­phore n’est plus celle d’une boule lan­cée dans une direc­tion déter­mi­née, mais d’un gaz élas­tique qui occupe l’es­pace qui lui est lais­sé. Ce n’est plus en consi­dé­rant « la » cause que l’on sau­ra ce que ce gaz va faire ou plu­tôt il n’y a plus de cause : le poly­gone per­met moins de pré­voir la future confi­gu­ra­tion de cette éner­gie en expan­sion qu’il n’est révé­lé par l’ex­pan­sion elle-même. Cette élas­ti­ci­té natu­relle est appe­lée aus­si volon­té de puis­sance.
[…] Notre éner­gé­tisme est un monisme de hasards, c’est-à-dire un plu­ra­lisme : nous n’op­po­sons pas, de façon mani­chéenne, l’i­ner­tie à l’in­no­va­tion, la matière à l’Élan vital et autres ava­tars du Mal et du Bien. Le bras­sage au hasard d’ac­teurs inégaux rend compte aus­si bien de la néces­si­té phy­sique que de l’in­no­va­tion radi­cale ; tout est inven­tion ou réin­ven­tion, coup par coup.

Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?
Seuil 1983
actif/passif agency causalité empirisme explication Grèce Antique herméneutique science historique va-de-soi Veyne

Ceux qui vous ren­seignent sont donc ren­sei­gnés et, en ce domaine, la véri­té s’op­pose moins à l’er­reur que le ren­sei­gne­ment ne s’op­pose à l’i­gno­rance. Seulement un enquê­teur pro­fes­sion­nel n’a pas la doci­li­té des autres hommes devant le ren­sei­gne­ment : il recoupe et véri­fie l’in­for­ma­tion. La dis­tri­bu­tion sociale du savoir en est trans­for­mée : désor­mais, les autres hommes devront se réfé­rer de pré­fé­rence à ce pro­fes­sion­nel, sous peine de n’être que des esprits incultes. Et, comme l’en­quê­teur recoupe l’in­for­ma­tion, il impose à la réa­li­té l’o­bli­ga­tion de cohé­rence : le temps mythique ne peut plus res­ter secrè­te­ment hété­ro­gène à notre tem­po­ra­li­té : il n’est plus que du pas­sé.

Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?
Seuil 1983
cohérence croyance docilité dupeté Grèce Antique hétérogénéité hétéronomie homogène/hétérogène inculture information muthe mythologie obéissance professionnalisation renseignement temporalités vérité Veyne

À côté des spé­cu­la­tions plus ou moins éso­té­riques, la véri­té sur créance avait un autre type de héros : le per­ceur d’é­nigmes. […] [Il ne four­nit pas] une expli­ca­tion, mais une clé, et une clé doit être simple. Monisme ? Même pas : ce n’est pas par monisme que nous par­lons au sin­gu­lier du « mot » d’une énigme. Or une clé n’est pas une expli­ca­tion. Tandis qu’une expli­ca­tion rend compte d’un phé­no­mène, une clé, elle, fait oublier l’é­nigme, l’ef­face, prend sa place, de même qu’une phrase claire éclipse une pre­mière for­mu­la­tion qui était confuse et peu com­pré­hen­sible.

Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?
Seuil 1983
clarté clé confusion énigme Grèce Antique monisme vérité Veyne