Ouvrez le pré­ten­du corps et déployez toutes ses sur­faces : non seule­ment la peau avec cha­cun de ses plis, rides, cica­trices, avec ses grands pans velou­tés, et conti­gus à elle le cuir et sa toi­son de che­veux, la tendre four­rure pubienne, les mame­lons, les ongles, les cornes trans­pa­rentes sous le talon, la légère fri­pe­rie, entée de cils, des pau­pières, mais ouvrez et éta­lez, expli­ci­tez les grandes lèvres, les petites lèvres avec leur réseau bleu et bai­gnés de mucus, dila­tez le dia­phragme du sphinc­ter anal, cou­pez lon­gi­tu­di­na­le­ment et met­tez à plat le noir conduit du rec­tum, puis du côlon, puis du cæcum, désor­mais ban­deau à sur­face toute striée et pol­luée de merde, avec vos ciseaux de cou­tu­rière ouvrant la jambe d’un vieux pan­ta­lon, allez, don­nez jour au pré­ten­du inté­rieur de l’in­tes­tin grêle, au jéju­num, à l’i­léon, au duo­dé­num, ou bien à l’autre bout, débri­dez la bouche aux com­mis­sures, déplan­tez la langue jus­qu’à sa loin­taine racine et fen­dez-là, éta­lez les ailes de chauve-sou­ris du palais et de ses sous-sols humides, ouvrez la tra­chée et faites-en la mem­brure d’une coque en construc­tion ; armé des bis­tou­ris et des pinces les plus fins, déman­te­lez et dépo­sez les fais­ceaux et les corps de l’en­cé­phale ; et puis tout le réseau san­guin intact à plat sur une immense paillasse, et le réseau lym­pha­tique, et les fines pièces osseuses du poi­gnet, de la che­ville, démon­tez et met­tez-les bout à bout avec toutes les nappes de tis­su ner­veux qui enve­loppe l’hu­meur aqueuse et avec le corps caver­neux de la verge, et extra­yez les grands muscles, les grands filets dor­saux, éten­dez-les comme des dau­phins lisses qui dorment.

Faites le tra­vail qu’ac­com­plit le soleil quand votre corps prend un bain, ou l’herbe.

Économie libi­di­nale
Minuit 1974
p. 9–10

L’essai coor­donne les élé­ments au lieu de les subor­don­ner. […] Si l’es­sai, com­pa­ré aux formes dans les­quelles un conte­nu tout prêt est com­mu­ni­qué de manière indif­fé­rente, est plus dyna­mique que la pen­sée tra­di­tion­nelle, grâce à la ten­sion entre la pré­sen­ta­tion et la chose pré­sen­tée, il est en même temps plus sta­tique, en tant qu’en­semble construit de jux­ta­po­si­tions.

« L’essai comme forme »
Notes sur la lit­té­ra­ture [1954–1958]
trad. Sibylle Muller
Flammarion 1984
p. 27
agencement articulation assemblage composition coordination dispositif essai juxtaposition statique/dynamique subordination

L’essai est à la fois plus ouvert et plus fer­mé qu’il ne plaît à la pen­sée tra­di­tion­nelle. Il est plus ouvert dans la mesure où sa dis­po­si­tion propre nie le sys­tème et où il répond d’au­tant mieux à ses propres exi­gences qu’il s’y tient plus rigou­reu­se­ment ; les rési­dus sys­té­ma­tiques de cer­tains essais, comme par exemple l’in­fil­tra­tion d’é­tudes lit­té­raires par des phi­lo­so­phèmes lar­ge­ment répan­dus, accep­tés tels quels, ne valent guère mieux que des tri­via­li­tés psy­cho­lo­giques. Mais l’es­sai est plus fer­mé, parce qu’il tra­vaille de façon empha­tique à la forme de la pré­sen­ta­tion. La conscience de la non-iden­ti­té de la pré­sen­ta­tion et de la chose la contraint à un effort sans limites.

« L’essai comme forme »
Notes sur la lit­té­ra­ture [1954–1958]
trad. Sibylle Muller
Flammarion 1984
p. 22
essai nécrose ouvert/fermé philosophème psychologie système trivial

L’essai doit faire jaillir la lumière de la tota­li­té dans un trait par­tiel, choi­si déli­bé­ré­ment ou tou­ché au hasard, sans que la tota­li­té soit affir­mée comme pré­sente. Il cor­rige le carac­tère contin­gent ou sin­gu­lier de ses intui­tions en les fai­sant se mul­ti­plier, se ren­for­cer, se limi­ter, que ce soit dans leur propre avan­cée ou dans la mosaïque qu’elles forment en rela­tion avec d’autres essais ; et non en les rédui­sant abs­trai­te­ment à des uni­tés typiques extraites d’elles. « Voilà donc ce qui dis­tingue l’es­sai du trai­té. Pour écrire un essai, il faut pro­cé­der de manière expé­ri­men­tale, c’est-à-dire retour­ner son objet dans tous les sens, l’in­ter­ro­ger, le tâter, le mettre à l’é­preuve, le sou­mettre entiè­re­ment à la réflexion, il faut l’at­ta­quer de dif­fé­rents côtés, ras­sem­bler ce qu’on voit sous le regard de l’es­prit et tra­duire ver­ba­le­ment ce que l’ob­jet fait voir dans les condi­tions créées par l’é­cri­ture. » (Max Bense, Über den Essay und seine Prosa) Le malaise que cause cette pro­cé­dure, le sen­ti­ment qu’on pour­rait conti­nuer ain­si indé­fi­ni­ment selon son caprice, tout cela est à la fois vrai et non vrai. C’est vrai parce que en fait l’es­sai ne conclut pas et que son inca­pa­ci­té à conclure appa­raît comme une paro­die de son propre a prio­ri ; on l’ac­cuse alors de ce dont sont cou­pables en réa­li­té ces formes qui effacent toutes les traces de caprice. Mais ce malaise n’est pas vrai, parce que la constel­la­tion de l’es­sai n’est tout de même pas si arbi­traire que se le figure le sub­jec­ti­visme phi­lo­so­phique qui trans­porte la contrainte de la chose dans celle de l’ordre concep­tuel. […] L’essai se révolte contre l’oeuvre majeure, qui reflète celle de la créa­tion et de la tota­li­té.

« L’essai comme forme »
Notes sur la lit­té­ra­ture [1954–1958]
trad. Sibylle Muller
Flammarion 1984
p. 21
constellation essai majeur méréologie mineur multiple objet pan/olon tout et partie

Des élé­ments dis­tincts s’y ras­semblent [dans l’es­sai] dis­crè­te­ment pour for­mer quelque chose de lisible ; il [l’es­sai] ne dresse ni une char­pente ni une construc­tion. Mais, par leur mou­ve­ment, les élé­ments se cris­tal­lisent en tant que confi­gu­ra­tion. Celle-ci est un champ de forces, de même que sous le regard de l’es­sai toute oeuvre de l’es­prit doit se trans­for­mer en un champ de forces.

« L’essai comme forme »
Notes sur la lit­té­ra­ture [1954–1958]
trad. Sibylle Muller
Flammarion 1984
p. 17–18
assemblage champ de forces configuration continu/discontinu essai