Certes, il pour­ra sem­bler étrange que nous refu­sions d’ac­cor­der à l’en­fant la « per­son­na­li­té » puisque c’est là la garan­tie essen­tielle que l’on peut reven­di­quer et qu’il peut reven­di­quer pour lui. Mais il ne s’a­git pas de cela. Nous enten­dons avec « per­sonne » cette déter­mi­na­tion abs­traite et arti­fi­cielle de l’in­di­vi­du qui est beau­coup plus la marque de sa ser­vi­tude que de sa libé­ra­tion, au sens où toutes les formes de res­pon­sa­bi­li­té per­son­nelle pro­gres­sive débouchent sur la requête de prise en charge des formes, soit d’as­ser­vis­se­ment, soit de déri­va­tion. Un lycée aux lycéens, ce n’est tout de même pas, tout le monde s’en rend compte, un idéal appro­prié à une libé­ra­tion de l’en­fant !
[…] Or, il y a une façon de récla­mer ou de pro­mou­voir l’au­to­no­mie de l’en­fant qui ne fait que recon­duire l’en­semble des illu­sions que les adultes, en ce qui les concerne, com­mencent à recon­naître comme telles, et dont ils ont tant de mal à se débar­ras­ser : illu­sions huma­nistes de l’au­to­no­mie de la per­sonne, alors que de plus en plus le pou­voir de déci­sion leur échappe ; de la pro­prié­té per­son­nelle du corps, alors que nous souf­frons de l’é­tau, comme disait Reich, des cui­rasses cor­po­relles ; de la défense contre l’é­tran­ger, alors que c’est le défaut de com­mu­ni­ca­tion qui nous carac­té­rise.
La per­son­na­li­sa­tion est le corol­laire de la pri­va­ti­sa­tion, toutes deux étant une dépos­ses­sion de l’en­fance. Dans des direc­tions concou­rantes, bien qu’en appa­rence oppo­sées, on per­son­na­lise à tour de bras, soit qu’on veuille accé­lé­rer l’ac­cès de l’en­fance à la res­pon­sa­bi­li­té, soit qu’on veuille la conser­ver dans une irres­pon­sa­bi­li­té quiète, qu’on parle le lan­gage poli­tique d’une révo­lu­tion de jeunes déjà mûrs, ou celui d’une péda­go­gie atten­tive aux moindres « envies ». En affir­mant, sans cri­tique de l’illu­sion per­son­na­liste, le droit des enfants à l’au­to­no­mie, on ne fait que céder à l’illu­sion d’ob­te­nir enfin, avec eux et grâce à eux, cette socié­té libé­rale et réci­proque qui est la grande uto­pie des états modernes et sert de cou­ver­ture à leur des­po­tisme réel. Utopie libé­rale, parce qu’elle feint de s’ap­puyer sur des per­sonnes libres qui n’au­raient qu’à s’ex­pri­mer pour s’en­tendre ; des­po­tique, parce que la « véri­té » de ce monde de per­sonnes n’est que la réper­cus­sion de la dis­ci­pline qui les a for­mées. Famille pro­gres­sistes, per­mis­sive, socié­tés d’en­fants qui seraient viables dans leur auto­no­mie interne, relèvent d’un même pos­tu­lat : celui de l’en­fant-per­sonne capable de dési­rer spon­ta­né­ment ou d’in­ven­ter les modèles d’or­ga­ni­sa­tion que les adultes n’ont jamais pu faire fonc­tion­ner pour eux-mêmes.

L’enfant est l’être qui, soit par la famille, soit par la socié­té, doit être inté­gra­le­ment pris en charge. Là est notre idée fixe, là notre délire. Folie de péda­go­gie ensei­gnante ou médi­cale, qui entre dans chaque foyer, qui fait de chaque fonc­tion­naire social, voué à la récu­pé­ra­tion des âmes per­dues, un nou­veau mis­sion­naire, jamais décou­ra­gé par l’é­chec que le sys­tème même secrète, de même que le sys­tème sco­laire est fait pour pro­vo­quer l’é­chec.

Car il est bien enten­du que le Morgan de James, « l’ex­tra­or­di­naire petit gar­çon » n’est qu’un enfant ordi­naire, dès que celui-ci, sor­tant du tri­angle fami­lial, com­mence, avec qui que soit d’autre dont il a la confiance et l’a­mour à exis­ter, « pri­me­seau­tier, spon­ta­né, amu­sant », avec une « fraî­cheur fer­tile en bouf­fées d’hu­mour ». Enfant qui, « ayant obser­vé, tou­chant le com­por­te­ment des hommes, plus de choses qu’on peut le sup­po­ser », n’en conserve pas moins sa propre « chambre à super­sti­tions ». L’enfant non dupe, hors de tout mar­chan­dage ; et cela, il n’y a que le rapt, sous quelque forme qu’il emprunte, qui puisse le rendre visible.

Dans l’art concep­tuel (art réflexif), il n’y a, en prin­cipe, aucune place pour la délec­ta­tion ; ces artistes savent bien, à défaut d’autre chose, que pour blan­chir défi­ni­ti­ve­ment la gan­grène idéo­lo­gique, c’est le désir tout entier qui doit être cou­pé, car le désir est tou­jours féo­dal.

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« Réquichot et son corps » Œuvres com­plètes [pré­face à Bernard Réquichot, de Roland Barthes, Marcel Billot et Alfred Pacquement, Bruxelles, éd. de la Connaissance, 1973]
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t. 4 : « 1972–1976 »
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L’oeuvre est inter­mi­nable, comme la cure : dans les deux cas, ils “agit moins d’ob­te­nir un résul­tat que de modi­fier un pro­blème, c’est-à-dire un sujet : le désem­pois­ser de la fina­li­té dans laquelle il enferme son départ.

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« Réquichot et son corps » Œuvres com­plètes [pré­face à Bernard Réquichot, de Roland Barthes, Marcel Billot et Alfred Pacquement, Bruxelles, Éd. de la Connaissance, 1973]
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t. 4 : « 1972–1976 »
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p. 396sv.

L’huile est cette sub­stance qui aug­mente l’a­li­ment sans le mor­ce­ler : qui l’é­pais­sit sans le dur­cir : magi­que­ment, aidé d’un filet d’huile, le jaune d’œuf prend un volume crois­sant, et cela infi­ni­ment ; c’est de la même façon que l’or­ga­nisme croît, par intus­sus­cep­tion.

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« Réquichot et son corps » Œuvres com­plètes [pré­face à Bernard Réquichot, de Roland Barthes, Marcel Billot et Alfred Pacquement, Bruxelles, Éd. de la Connaissance, 1973]
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t. 4 : « 1972–1976 »
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Ainsi, sur la côte du Pacifique, trouve-t-on d’an­ciennes tombes péru­viennes où l’on voit le mort entou­ré de sta­tuettes en terre cuite : elles ne repré­sentent ni ses parents, ni ses dieux, mais seule­ment ses façons pré­fé­rées de faire l’a­mour : ce que le mot emporte, ce ne sont pas ses biens, comme dans tant d’autres reli­gions, mais les traces de sa jouis­sance.

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« Réquichot et son corps » Œuvres com­plètes [pré­face à Bernard Réquichot, de Roland Barthes, Marcel Billot et Alfred Pacquement, Bruxelles, Éd. de la Connaissance, 1973]
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t. 4 : « 1972–1976 »
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La rela­tion natu­relle, saine, des hommes et des biens est en effet celle où la pro­duc­tion est consciem­ment régie par la consom­ma­tion à venir, par les qua­li­tés concrètes des objets, par leur valeur d’u­sage. Or ce qui carac­té­rise la pro­duc­tion pour le mar­ché, c’est au contraire l’é­li­mi­na­tion de cette rela­tion de la conscience des hommes, sa réduc­tion à l’im­pli­cite grâce à la média­tion de la nou­velle réa­li­té éco­no­mique créée par cette forme de pro­duc­tion : la valeur d’é­change.
[…] Sur le plan conscient et mani­feste, la vie éco­no­mique se com­pose de gens orien­tés exclu­si­ve­ment vers les valeurs d’é­change, valeurs dégra­dées, aux­quels s’a­joutent dans la pro­duc­tion quelques indi­vi­dus – les créa­teurs dans tous les domaines – qui res­tent orien­tés essen­tiel­le­ment vers les valeurs d’u­sage et qui par cela même se situent en marge de la socié­té et deviennent des indi­vi­dus pro­blé­ma­tiques ; et natu­rel­le­ment, même ceux-ci, à moins d’ac­cep­ter l’illu­sion (Girard dirait le men­songe) roman­tique de la rup­ture totale entre l’es­sence et l’ap­pa­rence, entre la vie inté­rieure et la vie sociale, en sau­raient se leur­rer sur les dégra­da­tions que subit leur acti­vi­té créa­trice dans la socié­té pro­duc­trice pour le mar­ché, dès qu’elle se mani­feste à l’ex­té­rieur, dès qu’elle devient livre, tableau, ensei­gne­ment, com­po­si­tion musi­cale, etc. jouis­sant d’un cer­tain pres­tige, et ayant par cela même un cer­tain prix. Ce à quoi il faut ajou­ter qu’en tant que consom­ma­teur der­nier, oppo­sé, dans l’acte même de l’é­change, aux pro­duc­teurs, tout indi­vi­du, dans la socié­té pro­duc­trice pour le mar­ché, se trouve à cer­tains moments de la jour­née en situa­tion de viser des valeurs d’u­sage qua­li­ta­tives qu’il ne peut atteindre que par la média­tion des valeurs d’é­change.

La rela­tion d’ex­po­si­tion entre l’exis­tence et l’es­sence – la réfé­rence et le sens – n’est pas une rela­tion d’i­den­ti­té (la même chose, idem) mais d’ip­séi­té (la même chose, ipsum). Nombre de mal­en­ten­dus sur­gissent, en phi­lo­so­phie, de la confu­sion entre l’une et l’autre.