Toute plainte est toujours plainte à propos du langage, de même que toute louange est avant tout une louange du nom. Tels sont les extrêmes qui définissent le domaine et la compétence de la langue humaine, sa manière de se référer aux choses. La plainte commence là où la nature se sent trahie par la signification ; là où le nom dit parfaitement la chose, le langage culmine dans le chant de la louange, dans la sanctification du nom.
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Aise est le nom propre de cet espace non représentable. Le terme aise désigne en effet, selon son étymologie, l’espace à côté (adjacens, adjacentia), le lieu vide où il est possible à chacun de se mouvoir librement, dans une constellation sémantique où la proximité spatiale voisine avec le temps opportun (à l’aise, avoir ses aises) et la commodité avec le relation appropriée. Les poètes provençaux (dans les vers desquels le terme apparaît pour la première fois en langue romane, sous la forme aizi, aizimen) dont de l’aise un terminus technicus de leur poétique, désignant le lieu même de l’amour. Ou plutôt, non pas tant le lien de l’amour que l’amour comme expérience de l’avoir-lieu d’une singularité quelconque. En ce sens, aise désigne parfaitement ce « libre usage du propre » qui, selon une expression de Hölderlin, est « la tâche la plus difficile ». « Mout mi semblatz de bel aizin » : tel est le salut que les amants, dans la chanson de Jaufré Rudel, échangent en se rencontrant.
Quelconque est la chose avec toutes ses propriétés ; aucune d’elles, toutefois, ne constitue une différence. L’indifférence aux propriétés est ce qui individualise et dissémine les singularités, les rend aimables (quodlibétales).
La langue déguise la pensée. Et de telle manière que l’on ne peut, d’après la forme extérieure du vêtement, découvrir la forme de la pensée qu’il habille ; car la forme extérieure du vêtement est modelé à de tout autres fins qu’à celle de faire connaître la forme du corps.
C’est avec de « vieux termes » que nous poserons la thèse la plus générale de cette naissance du sujet : notre propos est de montrer que le « sujet » aristotélicien est devenu le sujet-agent des modernes en devenant « suppôt » d’actes et d’opérations.
Ce qui rapproche les deux univers lockéen et médiéval est que l’attribution d’un nom propre, un « nom de baptême », suppose la personne – dans tous les sens du mot suppose : présuppose et assujettit (donne un sujet, un substratum, « a this something », à quoi attribuer la personnalité, d’un mot : un suppôt).
Chez Leibniz comme chez Locke, la personne est le prête-nom du sujet. Le phénomène est moins évident chez Leibniz, qui réorganise l’ensemble au nom du suppôt ; plus apparent chez Locke, qui du sujet ne garde qu’un unknown substratum, qui pourrait bien être aussi le sujet unique inconnu des propriétés de la matière et de l’esprit (« the unknown substratum of the properties of matter and of spirit ») – une possibilité que les défenseurs de Locke auront à expliquer face à ses nombreux critiques.
Le sujet d’inhésion est sujet d’inhérence pour des accidents. Pourchot le subdivise en deux, suivant la distinction lointainement héritée de l’ontologie porrétaine entre quod est (le ce qui est, la chose existante) et quo est (ce par quoi une chose est ce qu’elle est) : (1.1) le sujet d’inhésion éloigné ou subiectum quod est le suppositum, le suppôt, qui reçoit un accident ou un mode par l’entremise d’un autre ; comme l’homme philosophe reçoit la philosophie par l’intermédiaire de son esprit ; (1.2) le subiectum quo est le subiectum par l’intermédiaire duquel l’accident est reçu : dans l’exemple choisi, l’esprit par rapport à la philosophie. La philosophie, comme disposition en acte, a ainsi deux sujets : un sujet (ou sujet prochain), l’âme, et un suppôt (ou sujet éloigné), l’homme.
Littéralement, la thèse leibnizienne fournit un critère d’identification subjective (hypostatique) de la personne comme sujet-agent : unité d’hypostase dit unité d’action, unité du sujet agent ou agissant – suppositalité étant à suppôt ce que personnalité est à personne. À l’absurde inférence : « deux actions donc deux personnes », déjà réfutée en son temps par Maxime le Confesseur, l’auteur de la Monadologie oppose un principe que l’on pourrait appeler principe de supposialité : « unité du suppôt, donc unité de l’agent » (…). Par là, il est assurément un des pères du sujet moderne, comme nous l’écrivions dans Naissance du sujet, p. 119.
L’homme n’est pas le sujet : le suppôt auquel s’attribuent ses actions est soit la personne, soit son âme. La place du sujet dans ce dispositif est marquée à l’endroit du « suppôt », d’où procèdent les actions : c’est celle d’une fonction. La seule question que pose [Pierre-Sylvain] Régis est de savoir qui en est le véritable titulaire dans l’homme : la personne ou l’âme. Sa thèse propre suppose l’équation théologique : personne = suppôt (= hypostase). […] S’agissant de l’homme, le sujet est soit personne soit âme, il n’est pas encore Je, Ich, ego, Self. Subiectum et ego, subjectité et égoïté (Ichheit) n’ont pas encore « acquis une signification identique ». Le subiectum, le sujet, voire le suppôt, en tant qu’il relève de la configuration aristotélicienne, ne peut, à l’époque et dans le milieu de Régis, faire valoir les droits au titre que la personne s’est acquis, seule, de l’autre côté de la Manche quelques années plus tôt grâce à Locke, ni même ceux qu’elle possède depuis des décennies dans la tradition médiévale et celle de la Seconde Scolastique.