Un jour, j’avais dix ans, j’ai été enfermé dans la morgue de Sophiahemmet. Le gardien de l’hôpital s’appelait Algit. C’était un grand pataud avec des cheveux blonds presque blancs coupés ras et des petits yeux bleus perçants sous des sourcils blancs, des mains grasses et violacées. Algot transportait les cadavres et il parlait volontiers de la mort, des morts, des agonies, des morts qui n’étaient morts qu’en apparence.
La morgue se composait de deux pièces, il y avait, devant, une chapelle où les parents prenaient une dernière fois congé des leurs et, derrière, une pièce où l’on arrangeait les cadavres après une autospie.
Un jour de grand soleil, à la fin de l’hiver, Algot m’a attiré dans la pièce de derrière et il a soulevé le drap qui recouvrait un cadavre qu’on venait de livrer. Une jeune femme aux longs cheveux noirs, des lèvres pleines, un menton rond. Je l’ai longuement regardée tandis qu’Algot s’occupait d’autre chose. Tout à coup, j’ai entendu un grand bruit. La porte d’entrée venait de se refermer et je restai seul avec la morte, cette belle jeune femme, et cinq ou six autres cadavres entassés sur des draps tachés de jaune. Je frappai à la porte et j’appelai Algot, en vain. J’étais seuls avec les morts ou ces semblants de morts, à tout instant l’un ou l’autre pouvait se lever et venir s’agripper à moi. Le soleil brillait à travers les vitres d’un blanc laiteuxs, le silence s’accumulait au-dessus de ma tête, une chape de silence qui montait jusqu’au ciel. Mon coeur battait dans mes oreilles, je respirais avec difficulté, j’avais froid au creux de l’estomac et je frissonnais.
Je suis allé m’asseoir sur un tabouret dans la chapelle et j’ai fermé les yeux. C’était affreux, il fallait que je contrôle tout ce qui pouvait se passer exactement derrière moi ou bien là où je ne regardais pas. Le silence fut rompu par un sourd grognement. Je savais ce que c’était. Algot m’avait raconté que les morts pétaient diablement fort, le bruit ne me faisait pas directement peur. Quelques silhouettes passèrent devant la chapelle, j’entendais leurs voix, je les entrevoyais à travers les vitres dépolis. A mon propre étonnement, je n’ai pas crié, je suis resté immobile, je me suis tu. Les silhouettes disparurent, les voix s’éloignèrent.
Je venais d’être saisi par un désir violent qui me brûlait, me démangeait. Je me suis levé et je me suis senti pousser vers l’autre pièce avec les morts. La jeune femme qu’on venait de traiter était couchée sur une table en bois au milieu de la pièce. J’ai retiré le drap, et j’ai dénudé la femme. Elle était entièrement nue si l’on excepte un pansement qui allait de sa gorge au pubis. J’ai levé la main et je lui ai touché l’épaule. J’avais entendu parler du froid de la mort, mais la peau de la fille n’était pas froide, elle me brûlait. J’ai fait monter ma main jusqu’à son sein, un petit sein flasque avec une mamelon noir dressé. Un duvet noir poussait sur son ventre, elle respirait, non, elle ne respirait pas, mais sa bouche ne s’était-elle pas ouverte ? Je voyais ses dents blanches sous l’arrondi de ses lèvres. Je me déplaçai de façon à voir son sexe que j’aurais voulu toucher, seulement je n’osais pas.
Maintenant je voyais bien que sous ses paupières à moitié fermées, elle me regardait. Tout n’était plus que confusion, le temps s’arrêta et la forte lumière devint encore plus forte. Algot m’avait raconté l’histoire d’un de ses collègues qui avait voulu faire une plaisanterie à une jeune infirmière. Après une amputation, il avait placé une main sous la couverture de son lit. Comme l’infirmière n’arrivait pas à la prière du matin, on était allé la chercher dans sa chambre. Elle était assise, nue, en train de mâchonner la main, elle avait arraché le pouce et elle l’avait introduit dans son vagin. Et moi, j’allais maintenant devenir fou comme elle. Je me suis jeté sur la porte qui s’est ouverte toute seule. La jeune femme me laissait filer.
Lu
En cas que vous…
J’espère vivement que ma venue à Paris va approcher le jour où nous allons faire connaissance
J’espère, Monsieur, d’avoir bientôt de vos nouvelles.
Peut-être vous savez dès à présent vers quel temps vous serez à Paris ?
Pas plus tard qu’à Cannes j’ai demandé dans une pharmacie « l’aérophagyl » qui, d’un coup, a mis fin à mon état détestable. Mille fois merci !
Il me paraissait quelquefois que l’esprit capricieux et tourmenté du conteur allait trop en avant des événements dont le charme bizarre et lugubre aurait, par-ci, par-là, un relief plus puissant encore en se détachant d’un fond plus prosaïque.s
Quant à mon honneur, j’entends bien que personne ne s’en soucie plus que moi, maintenant qu’il est trop tard pour le faire. Si seulement mes parents s’en étaient souciés quand ils m’ont donnée à vous ! S’ils ne l’ont pas fait alors, je n’entends pas me préoccuper du leur à présent. Si je vis en état de péché mortier, j’y resterai, aujourd’hui et demain, bien bêchée par ce pilon : n’en soyez pas plus soucieux que moi ! Et puis, je vous le déclare : ici, j’ai l’impression d’être l’épouse de Paganino, tandis qu’à Pise, j’avais l’impression d’être votre putain, quand je songe que la conjonction de nos planètes était fonction des positions de la lune et des quadratures, alors qu’ici, Paganino me tient dans ses bras toute la nuit, et il me presse, et il me mord ! Quant à la façon dont il m’arrange, Dieu seul peut vous le dire à ma place. Vous ferez des efforts, dites-vous : mais pour quoi ? Pour faire partie nulle et pour lever la canne ? Je sais que vous êtes devenu bon chevaucheur depuis que je ne vous ai vu ! Allez-vous-en, et efforcez-vous de vivre, car j’ai plutôt l’impression que vous êtes en location en ce monde, tant vous m’avez l’air poitrinaire et gringalet.
L’amour de la nature est d’ailleurs si susceptible d’accord avec le primat de l’utile, c’est-à-dire du lendemain, qu’il a été le mode de compensation le plus répandu – le plus anodin – des sociétés utilisatrices : rien évidemment de moins dangereux, de moins subversif, à la fin de moins sauvage, que la sauvagerie des rochers.
Je ne suis et tu n’es, dans les vastes flux des choses, qu’un point d’arrêt favorable au rejaillissement. Ne tarde pas à prendre une exacte conscience de cette position angoissante : s’il t’arrivait de t’attacher à des buts enfermés dans ces limites où personne n’est en jeu que toi, ta vie serait celle du grand nombre, elle serait privée de merveilleux. Un court moment d’arrêt : le complexe, le doux, le violent mouvement des mondes se fera de ta mort une écume éclaboussante. Les gloires, la merveille de ta vie tiennent à ce rejaillissement du flot qui ne nouait en toi dans l’immense bruit de cataracte du ciel.
Les fragiles parois de ton isolement où se composaient les multiples arrêts, les obstacles de la conscience, n’auront servi qu’à réfléchir un instant l’éclat de ces univers au sein desquels tu ne cesseras jamais d’être perdu.
S’il n’y avait que ces univers mouvants, qui ne rencontreraient jamais de remous captant les courants trop rapides d’une conscience indistincte, quand elle lie nous ne savons quel brillant intérieur, infiniment vague, aux plus aveugles mouvements de la nature, faute d’obstacles, ces mouvements seraient moins vertigineux. L’ordre stabilisé des apparences isolées est nécessaire à la conscience angoissée des crues torrentielles qui l’emportent. Mais s’il est pris pour ce qu’il paraît, s’il enferme dans un attachement peureux, il n’est plus que l’occasion d’une erreur risible, une existence étiolée de plus marque un point mort, un absurde petit tassement, oublié, pour peu de temps, au milieu de la bacchanale céleste.
D’un bout à l’autre de cette vie humaine, qui est notre lot, la conscience du peu de stabilité, même du profond manque de toute véritable stabilité, libère les enchantements du rire. Comme si brusquement cette vie passait d’une solidité vide et triste à l’heureuse contagion de la chaleur et de la lumière, aux libres tumultes que se communiquent les eaux et les airs : les éclats et les rebondissements du rire succèdent à la première ouverture, à la perméabilité d’aurore du sourire. Si un ensemble de personnes rit d’une phrase décelant une absurdité ou d’un geste distrait, il passe en elles un courant d’intense communication. Chaque existence isolée sort d’elle-même à la faveur de l’image trahissant l’erreur de l’isolement figé. Elle sort d’elle-même en une sorte d’éclat facile, elle s’ouvre en même temps à la contagion d’un flot qui se répercute, car les rieurs deviennent ensemble comme les vagues de la mer, il n’existe plus entre eux de cloison tant que dure le rire, ils ne sont pas plus séparés que deux vagues, mais leur unité est aussi indéfinie, aussi précaire que celle de l’agitation des eaux.
Le rire commun suppose l’absence d’une véritable angoisse, et pourtant il n’a pas d’autre source que l’angoisse. Ce qui l’engendre justifie ta peur. On ne peut concevoir que chu, tu ne sais d’où, dans cette immensité inconnue, abandonné à l’énigmatique solitude, condamné pour finir à sombrer dans la souffrance, tu ne sois pas saisi d’angoisse. Mais de l’isolement où tu vieillis au sein d’univers voués à ta perte, il t’est loisible de tirer cette conscience vertigineuse de ce qui a lieu, conscience, vertige, auxquels tu ne parviens que noué par cette angoisse. Tu ne pourrais devenir le miroir d’une réalité déchirante si tu ne devais te briser…
Dans la mesure où tu opposes un obstacles à des forces débordantes, tu es voué à la douleur, réduit à l’inquiétude. Mais il t’est loisible encore d’apercevoir le sens de cette angoisse en toi : de quelle façon l’obstacle que tu es doit se nier lui-même et se vouloir détruit, du fait qu’il est partie des forces qui le brisent. Ce n’est possible qu’à cette condition : que ta déchirure n’empêche pas ta réflexion d’avoir lieu, ce qui demande qu’un glissement se produise (que la déchirure soit seulement reflétée, et laisse pour un temps le miroir intact). Le rire commun, supposant l’angoisse écartée, quand il en tire au même instant des rebondissements, est sans doute, de cette tricherie, la forme cavalière : ce n’est pas le rieur que le rire frappe, mais l’un de ses semblables – encore est-ce sans excès de cruauté.
Les forces qui travaillent à nous détruire trouvent en nous des complicités si heureuses – et parfois si violentes – que nous ne pouvons nous détourner d’elles simplement comme l’intérêt qui nous y porte. Nous sommes conduits à faire la part du feu ». Rarement des hommes sont en état de se donner la mort – et non comme le désespéré mais l’Hindou, se jetant royalement sous un char de fête. Mais sans aller jusqu’à nous livrer, nous pouvons livrer, de nous-mêmes, une part : nous sacrifions des bien qui nous appartiennent ou – ce qui nous lie par tant de liens, dont nous distinguons mal : notre semblable. Assurément, ce mot, sacrifice, signifie ceci : que des hommes, du fait de leur volonté, font entrer quelques biens dans une région dangereuse, où sévissent des forces détruisantes. Ainsi sacrifions-nous celui dont nous rions, l’abandonnant sans nulle angoisse, à quelque déchéance qui nous semble légère (le rire sans doute n’a pas la gravité du sacrifice).
Nous ne pouvons découvrir qu’en autrui comment dispose de nous l’exubérance légère des choses. A peine saisissons-nous la vanité de notre opposition que nous sommes emportés par le mouvement ; il suffit que nous cessions de nous opposer, nous communiquons avec le monde illimité des rieurs. Mais nous communiquons sans angoisse, pleins de joie, imaginant ne pas donner prise nous-mêmes au mouvement qui disposera pourtant de nous, quelque jour, avec une rigueur définitive.
Sans nul doute, le rieur est lui-même risible et, dans le sens profond, plus que sa victime, mais il importe peu qu’une faible erreur – un glissement – déverse la joie au royaume du rire. Ce qui rejette les hommes de leur isolement vide et les mêle aux mouvements illimités – par quoi ils communiquent entre eux, précipités avec bruit l’un vers l’autre comme les flots – ne pourrait être que la mort si l’horreur de ce moi qui s’est replié sur lui-même était poussée à des conséquences logiques. La conscience d’une réalité extérieure – tumultueuse et déchirante – qui naît dans les replis de la conscience de soi – demande à l’homme d’apercevoir la vanité de ces replis – de les savoir » dans un pressentiment, déjà détruits – mais elle demande aussi qu’ils durent. L’écume qu’elle est au sommet de la vague demande ce glissement incessant : la conscience de la mort (et des libérations qu’à l’immensité des êtres elle apporte) ne se formerait pas si l’on n’approchait la mort, mais elle cesse d’être aussitôt que la mort a fait son œuvre. Et c’est pourquoi cette agonie, comme figée, de tout ce qui est, qu’est l’existence humaine au sein des cieux – suppose la multitude spectatrice de ceux qui survivent un peu (la multitude survivante amplifie l’agonie, la réfléchit sans les facettes infinies de consciences multiples, où la lenteur figée coexiste avec une rapidité de bacchanale, où la foudre et la chute des morts sont contemplées): il faut au sacrifice non seulement des victimes, mais des sacrifiants ; le rire ne demande pas seulement les personnages risibles que nous sommes, il veut la foule inconséquente des rieurs…
…D’une particule simple à l’autre, il n’y a pas de différence de nature, il n’y a pas non plus de différence entre celle-ci et celle-là. Il y a de ceci qui se produit ici ou là, chaque fois sous forme d’unité, mais cette unité ne persévère pas en elle-même. Des ondes, des vagues, des particules simples ne sont peut-être que les multiples mouvements d’un élément homogène ; elles ne possèdent que l’unité fuyante et ne brisent pas l’homogénéité de l’ensemble.
Les groupes composés de nombreuses particules simples possèdent seuls ce caractère hétérogène qui me différencie de toi et isole nos différences dans le reste de l’univers. Ce qu’on appelle un être » n’est jamais simple, et s’il a seul l’unité durable, il ne la possède qu’imparfaite : elle est travaillée par sa profonde division intérieure, elle demeure mal fermée et, en certains points, attaquable du dehors.
Il est vrai que cet être » isolé, étranger à ce qui n’est pas lui, est la forme sous laquelle te sont apparues d’abord l’existence et la vérité. C’est à cette différence irréductible – que tu es – que tu dois rapporter le sens de chaque objet. Pourtant l’unité qui est toi te fuit et s’échappe : cette unité ne serait qu’un sommeil sans rêves si le hasard en disposait selon ta volonté la plus anxieuse.
Ce que tu es tient à l’activité qui lie les éléments sans nombre qui te composent, à l’intense communication de ces éléments entre eux. Ce sont des contagions d’énergie, de mouvement, de chaleur ou des transferts d’éléments, qui constituent intérieurement la vie de ton être organique. La vie n’est jamais située en un point particulier : elle passe rapidement d’un point à l’autre (ou de multiples points à d’autres points), comme un courant ou comme une sorte de ruissellement électrique. Ainsi, où tu voudrais saisir ta substance intemporelle, tu ne rencontres qu’un glissement, que les jeux mal coordonnés de tes éléments périssables.
Plus loin, ta vie ne se borne pas à cet insaisissable ruissellement intérieur ; elle ruisselle aussi au dehors et s’ouvre incessamment à ce qui s’écoule ou jaillit vers elle. Le tourbillon durable qui te compose se heurte à des tourbillons semblables avec lesquels il forme une vaste figure animée d’une agitation mesurée. Or vivre signifie pour toi non seulement les flux et les jeux fuyants de lumière qui s’unifient en toi, mais les passages de chaleur ou de lumière d’un être à l’autre, de toi à ton semblable ou de ton semblable à toi (même à l’instant où tu me lis la contagion de ma fièvre qui t’atteint): les paroles, les livres, les monuments, les symboles, les rires ne sont qu’autant de chemins de cette contagion, de ces passages. Les êtres particuliers comptent peu et renferment d’inavouables points de vue, si l’on considère ce qui s’anime, passant de l’un à l’autre sans amour, dans de tragiques spectacles, dans des mouvements de ferveur. Ainsi nous ne sommes rien, ni toi ni moi, auprès des paroles brûlantes qui pourraient aller de moi vers toi, imprimées sur un feuillet : car je n’aurai vécu que pour les écrire, et, s’il est vrai qu’elles s’adressent à toi, tu vivras d’avoir eu la force de les entendre.
Inutile de dire à quel degré il est vain (bien que la philosophie se ferme dans cette impasse) d’imaginer un jeu pur de l’intelligence sans angoisse.
L’angoisse, évidemment, ne s’apprend pas. On la provoquerait ? C’est possible : je n’y crois guère. On peut en agiter la lie… Si quelqu’un avoue de l’angoisse, il faut montrer le néant de ses raisons. Il imagine l’issue de ses tourments : s’il avait plus d’argent, une femme, une autre vie… La niaiserie de l’angoisse est infinie. Au lieu d’aller à la profondeur de son angoisse, l’anxieux babille, se dégrade et fuit. Pourtant l’angoisse était sa chance : il fut choisi dans la mesure de ses pressentiments. Mais quel gâchis s’il élude : il souffre autant et s’humilie, il devient bête, faux, superficiel. L’angoisse éludée fait d’un homme un jésuite agité, mais à vide.
Faut-il donc être comme tout le monde parce que la majorité détient réellement le bonheur, ou simplement parce qu’elle règne avec une telle férocité que, hors d’elle, on souffre encore plus que dedans ? Les pédagogues ne répondent pas. Mais ils emploient les mots égalité, santé, justice, liberté, sagesse ; ils disent de quel côté toutes ces vertus existent ; ils disent que ce côté-là a la particularité inattendue d’être implacable avec les autres côtés ; ils ne disent pas que la clef du bonheur humain, dans quelque société qu’on se trouve, est d’appartenir aux plus imbéciles, d’aboyer avec les plus méchants et de seconder les plus forts : mais, s’ils n’osent pas encore l’écrire en toutes lettres, leurs élèves comprennent très bien à demi-mot.
D’ailleurs, la férocité de cette majorité heureuse n’est sans doute qu’une protection légitime de son bonheur contre le petit nombre d’enragés qui essaient de lui nuire. Nos souffrances viennent d’un défaut d’unanimité dans les goûts, les comportements, les aspects, les âges, les états : et donc tout ce qui peut aplanir les différences est bon. Conditionnement général, bien sûr, identité dans les actes que tous accomplissent au même moment, dans les pensées, les indignations, les admirations, les rires que tous auront devant les mêmes choses, adoption des mêmes valeurs, élimination des discordances, guérison des révoltés, suppression des inadaptables, rééducation des non-producteurs, prisons, asiles, hospices, maisons de la culture, mouroirs pour les vieux, barbelés pour les infirmes, pourrissoirs pour les immigrés, pénitenciers pour les orphelins, oubliettes où jeter tout homme dont la race, la couleur, l’âge, le passé, l’activité, l’état de santé, les mœurs, les opinions, les habitudes, les refus souilleraient l’harmonie des normaux. Cela, nous le faisons et on ne trouve que des nations sous-développées pour ne pas détenir encore tous ces instruments de bonheur. Seul notre conditionnement est imparfait : certains passent à côté de la forge. Qu’on remédie à cela, et enfin règneront la concorde, la tranquillité, la sûreté des choses ; les générations à venir hériteront d’une société parfaite, et les cinq milliards d’années qui nous séparent de la fin du monde se dérouleront sans un heurt.
Si, la nuit, un importun m’empêche de dormir avec son tapage, et que je proteste, et qu’il me dit que ce tapage est la plus belle musique de la terre, je répondrai à juste titre que c’est l’heure du sommeil et non de la beauté. Or le bonheur, quant à lui, est un sommeil éternel. Rien de plus légitime que de le protéger contre les malades atteints d’insomnie.
Je vois donc bien ce qui sépare la majorité heureuse et les minoritaires : la première ne souffre que de l’existence des seconds ; tandis que ceux-ci souffrent d’eux-mêmes et, pour une poignée qu’ils sont, empêchent que règne un bonheur unanime. Voilà pourquoi il faut ressembler aux autres pour être heureux, et pourchasser les différences pour le demeurer.
Ce que j’écris là montre aussi que je me sous-estime, et que, lorsque je le veux, je suis capable de raisonner aussi bien que quiconque. Serait-ce qu’en prétendant que mes vices sont inguérissables je cherche seulement une excuse, et qu’en réalité je pourrais, et même sans aucune aide, me redresser et reprendre la bonne voie ? Je n’ose pas répondre. J’ai plutôt l’impression désolante qu’au nombre de mes perversités je cultive celle de m’imaginer normal, et que, si je ne me corrige pas, c’est que je suis sincèrement convaincu de ressembler déjà à n’importe qui. Mais pourquoi suis-je si souvent le seul de cette opinion ? Il faudra bien des années avant que je le comprenne.
Mes mauvaises mœurs, pour ne parler que d’elles, me semblent infiniment banales, et je conçois sans peine une société où on les imposerait au nom de valeurs moyennes et des idées majoritaires qui les condamnent dans la nôtre. Pas une retouche à faire.
Dans cette société homosexuelle moyenne, petite-bourgeoise, le sens commun affirmerait, par exemple, que si l’homme est supérieur à l’animal il doit se libérer de l’instinct qui le pousse à forniquer entre sexes comme les bêtes (le moindre batracien d’église ou de cellule syndicale peut comprendre cet argument-là). On ajouterait qu’asservir l’amour à la procréation n’est qu’une absurdité, puisque nul n’a jamais passé, à se reproduire, les soixante ou quatre-vingts ans de sensualité dont il dispose à sa naissance.(cela se dit communément dans notre société à nous, je continue). Ceux qui assimilent le plaisir à l’unique situation où l’on engendre sont donc des idiots ou des fous. Et c’est à une qualité plus élevée, plus étendue de relations que doit servir cet immense réservoir de désir amoureux dont seule l’humanité a été pourvue, nul ne sait pourquoi. On dit encore que l’accouplement ravale la femme au rang d’objet et de victime ; qu’on abuse d’elle en utilisant les particularités morphologiques qu’elle a héritées de notre passé bestial ; que c’est une monstruosité d’infliger une pénétration à un être humain qui ne pourra pas vous le rendre, ni aujourd’hui ni jamais. Voilà la théorie morale : elle ne contient ni extravagances ni sophismes inédits. Le reste est, bien entendu, affaire de choix de société. On décide que, pour émanciper l’homme et la femmes des horreurs inégalitaires du coït, et pour détourner au profit de l’unité sociale nos désirs trop abondants, il faut imposer l’homosexualité de masse. Une législation fondée sur ces principes réprimera donc le crime de bestialité, c’est-à-dire les actes hétérosexuels. (Après quelques siècles de mises à mort, de psychiatrie et de propagande sans relâche, on libéralise un peu, comme il se doit.)
Par ailleurs, en reprenant l’aphorisme d’un illustre biologiste, on dira que l’adulte est seulement la forme que l’enfant est contraint d’adopter pour se reproduire. Et, si l’hygiène fait que, au lieu de mourir peu d’années après être tombés dans l’état adulte, nous y vivons beaucoup plus longtemps que dans l’autre, nous ne devons pas oublier où se trouve le comble des perfections humaines : intelligence, liberté, invention, sociabilité, esprit communautaire, gaieté, bonté, courage, spontanéité, générosité, douceur, malice, richesse affective, solidarité, loyauté, beauté, etc., à savoir dans l’enfance. Tout individu de moins de treize ou quatorze ans est donc le modèle de ce qu’il faut aimer après cet âge. Les adultes des deux sexes ont permission d’infantiliser leur personne : notamment décolorer, boucler leurs cheveux, les rendre fins, soyeux et doux, se farder pour avoir de grands yeux expressifs, de longs cils tendres, se rougir les pommettes et les lèvres pour afficher les couleurs du premier âge, s’épiler le visage et le corps, se poncer la peau, la racler, la masser, la hâler, amincie et assouplir leur chair, se laver à longueur de jour pour atténuer l’odeur adulte, percher haut leur voix, la moduler dans tous les timbres, trépigner et hurler d’un ton saugrenu, copier la justesse, l’innocence et la vivacité des gestes enfants, des poses enfantines, des façons enfantines de se coucher, s’asseoir, manger, regarder, répondre, rire, pleurer, étreindre ; adopter des mimiques excessives ou menues, candides ou perverses, bêtasses ou rêveuses, sensuelles ou mutines : bref, caricaturer l’enfance, comme les femmes seulement y sont contraintes dans notre société à nous.
(Et on sait quel objet de désir elles sont quand elles y parviennent bien ; quelles redoutées ou délaissées, au contraire, si elles ont l’air adulte.)
On se reproduit par insémination planifiée, l’homosexualité étant (aucun savant ne nierait cela) un moyen de contrôler les naissances infiniment plus commode et sûr que les pilules de l’ouest ou des marteaux de l’est. Les enfants ne sont à personne les adultes qui ayant accepté de donner leur sperme ou de prêter leur utérus, gardent pour eux les enfants qu’ils ont faits, sont accusés d’infanticide et mis à mort. La stupidité animale illustre qu’aucun esprit ne peut progresser dans un cercle aussi étroit que celui des géniteurs. Donc, si on veut épanouir un enfant, il faut qu’il soit libre d’aller où il veut, parler à qu’il veut, et qu’à travers des centaines de rencontres, de bavardages, d’associations, d’initiatives, de risques, d’expériences, d’hébergements, d’amitiés avec des gens de tout âge, toute culture, tout lieu, toute race, tout métier, il puisse mettre son esprit à la mesure de la société. Lui refuser cela, c’est l’assassiner, en faire un crétin qui craint les autres, qui ne sait pas se gouverner, qui n’aperçoit pas les liens entre les choses, qui n’a aucune lumière sur la vie sociale et ne pourra fournir aucune solution juste aux problèmes qu’elle pose, qui est figé dans la misérable occupation à laquelle il s’accroche, et que toute différence, toute nouveauté rend méchant, tout objet rend possessif, tout désir rend replié et sournois. C’est pourquoi on assimile à des meurtriers (et un tel enfant vaut même moins qu’un cadavre) les adultes qui se livrent au crime de reconstitution de famille.
Une fois cette civilisation bien en place, elle admet qu’une minorité, incapable de s’élever jusqu’à la pédérastie, pourra rechercher librement des plaisirs hétéros entre adultes, sans qu’il s’agisse d’un délit. Bien sûr, il faudra s’en cacher. Mais on reconnaît facilement les hétéros : ça se sent. Lorsqu’ils vous regardent, il y a dans leurs yeux un mélange de honte, de dissimulation et de convoitise, quelque chose de faux et de gêné. Sont-ils avec des hommes, ils n’observent que les femmes qui passent – et, s’il s’agit de femmes, elles dévisagent les mâles juste comme un mâle le ferait, mais avec un air moite et piteux. On rejette ces citoyens débauchés ; s’ils vous accostent, on les dénonce, les injurie ou les corrige ; si deux d’entre eux se tiennent ensemble, on les moque, on les réprimande, on les menace et les dissocie,on les met en quarantaine, on les exclut du groupe. En dépit de cela, ils semblent mal à l’aise : aucune franchise en eux, aucune clarté, aucun naturel, aucune relation détendue, ouverte et confiante avec autrui ; ils ne s’intègrent à rien.
Quand ils se rassemblent dans leurs réduits spéciaux, ils parodient grotesquement, les femmes, en se féminisant, la coquetterie des poules, les hommes, en se virilisant, la lourdeur des gorilles. Ils ont besoin de ces travestis pour se désirer, car ils ne sont même pas convaincus d’être désirables les uns pour les autres. C’est aussi leur haine maladive des normes homosexuelles, la peur panique qu’ils ressentent devant les gens de leur sexe, qui leur inspirent ces déguisements, ces grimaces, sans lesquels hommes et femmes se ressemblent trop : or hétéro veut dire « autre », d’après le grec heteros (ils se servent du grec), et les voilà à se fabriquer des différences pour être sûrs qu’ils pratiquent bien leur vice et non l’amour normal.
On imagine quelle indigence sexuelles, affective et intellectuelle produit cette obligation de se falsifier pour être chacun le prétendu contraire de l’autre : comme des fous qui décideraient, pour s’associer, de n’utiliser l’un que sa jambe et son bras gauches, l’autre que sa jambe et son bras droits, bien qu’ils aient tous leurs membres.
Ces infirmités les rendent inaptes à comprendre autrui (ils se ‚prétendent hétérophiles, mais l’autre leur paraît toujours effrayant et lointain) et à effectuer la plupart des tâches collectives : car ils divisent tout ce qu’ils touchent. Parmi les objets, les idées, les sentiments, les actes, les plus malades discriminent même une part qui serait réservée à un sexe et une part qui serait destinée à l’autre. Il suffit de quelques hétéros non dépistés dans un groupe pour que l’organisation homosexuelle du travail tombe en ruine, au désespoir de chacun, jusqu’à ce qu’on retrouve la cause et qu’on expulse les diviseurs.
Ils manifestent en général un grand mépris des enfants, et ont le réflexe bestial de vouloir les dominer et se les approprier. Ils n’hésitent pas à leur donner des ordres, et même à les frapper. Ces crimes, ces influences rendent les jeunes incapables d’agir de façon responsable dans la société : on montre ici et là quelques tarés serviles, ignares et agressifs, qui furent autrefois victimes des hétéros.
En contrepartie, leurs infirmités aident à les détecter précocement. Voit-on, parmi les enfants, un loubard qui n’aime rien, ne sent rien, tyrannise les autres ou chercher maniaquement à leur obéir, une fillette qui fait les évaporées et des fautes d’orthographe, un rechigneur ou une mijaurée qui ne s’accouplent jamais à personne, aussitôt un examen psychologique permet d’en connaître la raison, qui heureusement n’est pas toujours aussi affreuse que l’hétéromanie. Car elle est inguérissable les chocs électriques ou la lobotomie frontale la suppriment, mais ils provoquent une déchéance mentale définitive : les malades en deviennent plutôt débiles qu’homosexuels véritables.
Pour éviter que les hétéros invétérés contaminent la société normale, on leur accorde quelques bars ou boîtes de nuit où ils peuvent se réunir. Toutefois, police et voisins les importunent assez pour qu’ils aient peur de s’y rendre, les plus riches ou les plus débauchés mis à part. On ratisse les lieux de rencontre qu’ils improvisent dans la ville : jardins, gares, hôtels borgnes, fêtes foraines. On a dû détruire quantité d’urinoirs publics parce que, profitant de l’anonymat et de la rapidité des passages, hommes et femmes hétéros y voyaient un moyen efficace et sans risques de se rencontrer, de se reconnaître, de s’exhiber les uns aux autres leurs organes sexuels, et même d’assouvir leurs appétits trop longtemps réfrénés. Quel citoyen normal choisirait de réfugier ses plaisirs dans un endroit aussi dégoûtant ? Mais les hétéros ont perdu toute dignité, n’importe quelle solution les contente, tout expédient les attire, et même, plus le moyen est précaire, abaissant et malpropre, plus il les délecte.
La police envoie, dans les urinoirs qui restent en place, des provocateurs qui font semblant d’être hétéros. Cela permet d’emprisonner quelques pervers : puisqu’aucune loi ne condamne leur existence, il faut bien inventer d’autres moyens de les soumettre à la justice. L’Intérieur s’y emploie.
Bien sûr, on leur interdit de s’afficher ensemble, l’exemple serait trop dangereux pour la jeunesse. Et le spectacle de ces hommes prenant des femmes par la main ou le cou soulèverait le cœur des passants. Il y aurait vite une rixe, un trouble, une bagarre. Certes, ils peuvent circuler dehors, et mêmes à deux s’ils y tiennent : en effet, s’ils ne se regardent pas, ne se touchent pas, ne s’embrassent pas, évitent toute parole et tout geste équivoques, ils n’ont pas de représailles à redouter. Cette contrainte minime ne pèse sur eux que de leur enfance à leur mort : et cependant elle les rend fourbes, et obsédés d’étreintes, de tripotages. Ils n’y mettent aucun égard et, loin de pratiquer cette cour aimable et ces tendresses dont l’amour homosexuel orne si joliment nos bancs publics, nos cafés, nos métros, les hétéros se jettent les uns sur les autres comme des animaux. Dieu merci, c’est en cachette.
Dès les premiers temps de la vie, dès les premières personnes qui se penchent sur le berceau des nouveau-nés, qui les caressent, les masturbent, chatouillent leur anus incontrôlé, on donne aux enfants l’habitude des contacts homosexuels. Il faut être vigilant, et ne rien ménager pour que leur érotisme puisse surmonter la génialité bestiale. On leur parle de leur corps, de leur beauté, on leur fait apprécier la douceur des mots obscènes, o les mélange à beaucoup de citoyens de tout âge afin qu’ils s’accoutument à la pluralité et à déterminer eux-mêmes les compagnies qu’ils préfèrent. Toutefois, s’ils paraissent s’attacher trop à des représentants de l’autre sexe, on brise au plus vite ces amitiés dangereuses.
Plus tard, il s découvrent que les plaisirs homosexuels sont le ciment de toute harmonie et de toute activité. On les met sévèrement en garde contre les relations exclusives de couple, survivance antisociale de l’hétéromanie, vice narcissique et borné. On les habitue à mêler le plaisir amoureux aux circonstances collectives où la vie les place, travail, culture, loisirs. Chaque année, on récompense (éloges, bonbons, couronne de roses) les enfants qui ont fait l’amour avec le plus grand nombre de citoyens (dont une proportion équitable de partenaires laids, infirmes ou gâteux), et donné par là à chacun l’exemple d’une parfaite adaptation de leur sexualité au devoir civique. Ainsi, il ne vient à personne l’idée immonde de privatiser le sexe, de se refuser à autrui ou de rester chaste.
On prévient les enfants contre les ridicules de la virilisation et de la féminisation ; on leur dit quelle déchéance les menace s’ils deviennent hétéros, quelle infériorité, quel isolement. On leur apprend à reconnaître les pervers et déjouer leurs invites. Du premier mot qu’ils entendent et jusqu’à l’âge adulte, toutes les conversations, tous les livres les jouets, les films et les dessins animés, les journaux, toutes les bandes dessinées, les émissions télévisées, les publicités, tous les enseignements de toutes les disciplines incitent les jeunes à l’homosexualité et leur font mépriser et haïr l’inverse.
Les adultes, quant à eux, abordent parfois la question scabreuse des « minorités sexuelles ». Il faut savoir en parler. Certains se flattent d’avoir des amis hétéros, mais cette affection de tolérance leur sert souvent à déguiser leur propre perversion. En contrepartie, c’est sur l’homosexualité et la pédophilie que restent centrée, là encore, toute la communication humaine : livres, films, télévision, radio, journaux, université, sciences, philosophie, sexologie, photographie, peinture, sports, documents sur les chefs d’État, les grands hommes et grandes femmes, interviews, théâtre, mime, pornographie, la mode, les jeux, les vacances, la philatélie, la gastronomie, la religion, l’élevage des puces, l’art officiel et les recherches marginales. Grâce à quoi les membres de cette société auraient peine à trouver dans leur esprit ou dans leur corps la plus infime trace de désir pour le sexe opposé, et sont donc unanimement convaincus que l’homosexualité est dictée par la Nature – celle du genre humain.
Je ne serai donc pas hôte d’enfant – pas plus que je ne saurais être père, mère ou pédagogue. On ne s’occupe pas d’enfants quand on évite, quand vous évite, la société à laquelle ils désirent passionnément appartenir. Ce n’est pas là un obstacle qui arrête les procréateurs, et le dernier des parias fait ses mioches comme les autres. Mais je ne procrée pas les enfants auxquels je m’accouple : je suis, par conséquent, tenu à des respects dont les parents n’ont pas souci. Respects stupides : la demande d’ordre et d’éducation, de normes, de boucherie, vient des enfants même, d’où qu’ils sortent. Car ils veulent devenir aussi humains que nous, les monstres.
Mon âge mûr aura peut-être moins de scrupules que moi. Et si mes pires tendances s’obstinent, si, vieillissant, je me résigne à tout, je prendrai un prisonnier et je lui jouerai les pères. Il est normal, paraît-il, d’accueillir cette déchéance comme une bénédiction. Mais je ferai l’amour à mon pupille, et je m’imposerai un sacrifice que les parents désexués ne font pas : j’empêcherai qu’il me ressemble. J’aime ma vie, je m’y tiens, je préfère habiter ma tête qu’aucune autre : ce que je suis, ce que je fais ne vaut cependant pas mieux que le contraire – et a l’inconvénient, parfois sensible, de m’écarter de tout le monde. Le premier devoir des hommes, affirme-t-on, est d’être heureux. J’ai pris le pire chemin pour y parvenir : ce n’est pas que je le regrette, mais je n’oserais tirer personne avec moi.
Cet enfant, je favoriserai d’abord tout ce qui peut le rendre moyen, ordinaire. Qu’il ait les goûts les plus répandus, les loisirs les plus plats, les réactions les plus communes ; qu’il apprenne à lire en déchiffrant les publicités des magazines ; qu’il réfléchisse peu et qu’il ne pense rien.
Dès le plus jeune âge, je l’assoirai devant une télévision. Le reste du temps, je le mettrai dans la compagnie de ses petits contemporains qui, soumis à l’influence d’adultes honorables, lui diront les bons mots d’ordre et lui donneront une conscience juste de ce qu’il faut désirer être. Qu’il en devienne bigot ou communiste, amateur de gourous ou de règles de calcul, cela m’est égal, il sera du bon côté. Comme je ne serai pas capable de me brider moi-même, je lui montrerai au moins combien ce que j’ai choisi est ridicule et nuisible. Je l’encouragerai à me persifler, à cracher sur la moindre chose que je touche ou que j’admire. Et, en étant pour lui un exemple vivant des laideurs et des soucis de l’indiscipline, j’en ferai un homme plus normal, plus moyen qu’aucun père normal et moyen ne saurait faire de ses enfants.
Il n’y aura pas de vice, de bizarrerie, de curiosité dont il ne constate chez moi la conséquence, et qui ne lui inspire une extrême répulsion. Chaque fois qu’il aura tendance à s’écarter de la norme, il pensera à moi, à mes ennuis, à mes manques, à ce qu’on dit de moi, à mes livres infects, aux bonheurs dont je suis privé et aux futilités dégoûtantes qui m’obsèdent. Il apprendra à ne pas confondre mes licences avec la liberté, mes anomalies mentales et l’intelligence, mes plaisirs et le plaisir. Il deviendra ainsi l’enfant de mes voisins, de ma concierge, du policier qui veille au carrefour ; l’enfant des émissions radiophoniques, des chansonnettes et des journaux de masse ; l’enfant des médecins et des instituteurs, des mémères de l’État ; l’enfant des autres enfants. Et cette combinaison d’éléments favorables, en le plaçant juste au milieu des valeurs moyennes, lui ouvrira tout accès au bonheur.
S’il renâcle, je lui imposerai de force cet épanouissement que, dans sa véritable famille, il n’aurait peut-être pas eu : j’ai à faire absoudre ma pédérastie, et ce sera en démontrant qu’elle peut transmettre et enseigner les normes mieux que la paternité même. Car les gens normaux sont si convaincus de l’universalité de leur vision du monde qu’ils font parfois trop peu pour en contaminer leur progéniture. Ainsi de mes propres parents. S’ils avaient su quelle inlassable construction produit les adultes équilibrés, maturés, adaptés, ils ne m’auraient pas laissé si souvent seul. Car j’ai écouté mes caprices, dès l’âge le plus tendre j’ai obéi, je me suis attaché à une infinité de choses que je découvrais par hasard et je m’y suis plu, en restant sourd à ce qui aurait dû m’en écarter, en faisant de mes vilaines curiosités, de mes jouissances obscurantistes, des vices irrésistibles que les meilleurs thérapeutes seraient désormais en peine d’éliminer sans me détruire avec. Évidemment, je ne reproche rien à ceux qui m’ont éduqué : leur système était rigoureux, conforme, et, s’il avait été appliqué sans relâche, il aurait produit le meilleur effet. Tandis qu’il n’a même pas réussi à me faire acheter une voiture ou aimer le haschisch, choses que le plus maladroit des pères sait obtenir de ses fils aujourd’hui. Mais il y eut trop de blancs, trop d’heures sans contrôle ; je savais trop bien m’intéresser à moi ; et comme j’étais, de loin, le benjamin des enfants, on me créditait fâcheusement d’un innocence dont j’étais pourtant le seul à être dépourvu. Le résultat, par exemple, c’est qu’au moment où l’un des grands subissait l’humiliation d’avaler chaque soir à table des gouttes contre la solitude, moi, l’insoupçonnable, l’imberbe, l’impubère, je me branlais seulement les jours où je n’enculais pas.
Une fois pris ce pli de perversion, je l’ai peu à peu étendu à tout ce qui m’attirait, choisissant toujours de travers, et pas même pour tirer de cette rareté des prestiges, accéder plus tard à la classe dominante, mais pour jouir, car c’est la seule chose que mon pauvre crâne ravagé d’orgasmes était encore capable de ressentir. Tel fut l’effet de la bonne opinion qu’on a eue de moi, des solitudes qu’on m’a laissées, de l’écart où ma famille, très renfermée, se tenait des autres, et la confiance excessive qu’on avait dans l’ordre des choses.
Que puis-je faire de moi maintenant ? Même mes raisonnements d’adulte me confirment dans les choix que fit pour son usage l’enfant que j’étais. Pourtant, son âge le privait de tout discernement, il ne pouvait qu’avoir tort. Si je pense comme lui, c’est donc qu’il a dénaturé ma cervelle. Il a fait de moi un maniaque qui reproduit ses gestes et ses appétits : un attardé sexuel, un homme qui n’épouse pas, qui préfère caresser les mioches que d’en procréer, un aveugle qui n’a jamais connu la beauté des seins, des barbes, des patries, des usines. Je resterai jusqu’à ma dernière heure le pantin de ses idées, de ses passions ; et, si on m’autopsie, on ne trouvera que ce gnôme imbécile, contrefait et avide qui me tyrannise depuis vingt ans et plus, et qu’aucun témoin de bon sens ne jugerait humain. Il s’est trompé en tout : pas une seule fois, il n’a su m’attacher à une chose que chacun apprécie ou approuve. Il n’y a qu’un objet normal qu’il m’ait fait aimer, en somme, ce sont les garçons – puisqu’une moitié de l’humanité les recherche et les désire, et je ne pourrais certes pas en dire autant des autres choses qui me plaisent. Seulement, pour une fois qu’il adoptait un objet estimable, il a oublié que cet objet était recommandé à un autre sexe que le sien : il n’a donc su être normal qu’au prix d’une anomalie pire que toutes. Voilà le monstre qu’on a laissé devenir moi.
Il est vrai que, dans ces années-là, la société n’était pas encore bien pétrifiée, bien totalitaire ; elle flottait un peu entre les vieilleries bourgeoises et le progrès ; on appliquait des règles d’avant-guerre à une époque qui était le début d’aujourd’hui. C’est sans doute cette dissymétrie qui aura rendu si efficaces certaines éducations. Ce n’est plus à craindre maintenant : la nouvelle société est cohérente, elle n’ignore rien d’elle-même, elle tient toutes ses parties et sait les gouverner. Il suffit d’y tremper n’importe qui pour qu’il devienne semblable à tous – avec l’heureuse illusion de n’être que lui – et qu’il agisse exactement comme tous – avec des raisons strictement personnelles de le faire. Et c’est seulement dans les familles trop repliées, trop anachroniques, autoritaires ou pauvres qu’on fabrique encore quelques anormaux. La famille de demain, ouverte et bien subventionnée, ne connaîtra pas ces ratages de la reproduction.
Voilà pourquoi si j’éduquais un mioche, je tâcherais non de l’enfermer, mais de le répandre ; non de le contraindre, mais de lui accorder toutes les libertés, pourvu qu’il les exerce, évidemment, parmi ses semblables les plus conformistes ; et de l’abandonner à toutes les influences, à condition qu’elles aient, comme les propagandes électorales télévisées, une importance proportionnelle à la quantité d’individus que chacune représente. La seule chose que je lui interdirais, c’est de rechercher l’isolement, de se préférer aux autres, de cultiver un goût, un désir, une exigence, une rêverie, une révolte, une originalité qui ne soient pas majoritaires. Et si j’apercevais qu’il y a en lui, venue de je ne sais où ( sans doute d’une manie précoce), la force de s’opposer à autrui, j’irai le noyer aussitôt.
C’est qu’il s’agit du plus grave : ses chances d’être heureux. Au nom de cela, je jugerai que chaque singularité d’esprit, de comportement, chaque fantaisie non demandée, chaque initiative non provoquée, chaque hésitation devant les vérités utiles équivaudra à un cancer, une lèpre, une paralysie, un chancre, une atrophie d’un organe ou d’un membre : et tout cela se développerait sur mon élève jusqu’à l’heure où, défiguré, informe, repoussant, suintant de pus et grouillant de virus, il serait jeté au rebut. Quant quelqu’un souffre d’un mal incurable, c’est une chose juste, s’il le désire, de lui donner la mort. Mon élève serait incapable de savoir quel enfer l’attend et combien l’euthanasie vaut mieux : je le tuerais quand même.