Vieillir ne m’ins­pire pas d’ap­pré­hen­sion, et je suis cho­qué, en France, de ren­con­trer tant d’a­do­les­cents, de jeunes gens, pour qui avoir vingt-cinq ou trente ans, c’est tom­ber dans une déchéance telle que cer­tains d’entre eux, s’ils envi­sagent cet ave­nir, disent sim­ple­ment : je me flin­gue­rai.
Mais ils ne se tue­ront pas. Leur mépris des autres âges les aura seule­ment pré­pa­rés à deve­nir n’im­porte quoi, quand ce sera leur tour A se sou­mettre à tout, à se rabattre sur n’im­porte quelle bas­sesse intel­lec­tuelle, reli­gieuse ou sociale, n’im­porte quel confor­misme, à subir n’im­porte quelle défaite : et ils devien­dront ain­si exac­te­ment ce qu’ils haïssent aujourd’­hui dans les plus âgés qu’eux. Se flin­guer ? Ce seront des morts, oui, mais qui puent.

Il existe en fait une double volon­té de bon­heur, une dia­lec­tique du bon­heur. Une figure hym­nique et une figure élé­giaque du bon­heur. L’une : l’i­nouï, ce qui n’a encore jamais exis­té, le som­met de la féli­ci­té. L’autre : l’é­ter­nel retour, l’é­ter­nelle res­tau­ra­tion du pre­mier bon­heur, du bon­heur ori­gi­nel. Cette idée élé­giaque du bon­heur, qu’on pour­rait éga­le­ment qua­li­fier d’é­léa­tique, est celle qui, pour Proust, trans­forme l’exis­tence en forêt enchan­tée du sou­ve­nir. C’est à elle qu’il a sacri­fié, non seule­ment amis et socié­té dans sa vie, mais aus­si intrigue, uni­té de la per­sonne, cours du récit, jeu de l’i­ma­gi­na­tion dans son oeuvre. Un de ses lec­teurs – et pas le pire, puis­qu’il s’a­git de Max Unold – a pris pré­texte du carac­tère « ennuyeux » de celle-ci pour la com­pa­rer à des « his­toires de contrô­leurs de tram­way » et a trou­vé cette for­mule : « [Proust] a réus­si à rendre inté­res­santes des his­toires de contrô­leurs de tram­way. Il dit : « Figurez-vous, cher lec­teur, qu’­hier, en trem­pant ma made­leine dans mon thé, je me suis sou­ve­nir que, pen­dant mon enfance, je vivais à la cam­pagne » – il raconte cela sur quatre-vingts pages et c’est si pas­sion­nant qu’on ne croit plus être l’au­di­teur, mais le rêveur éveillé lui-même. »

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« L’image prous­tienne » Œuvres
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vol. 2
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p. 139

À la fin de Matière et mémoire, Bergson déve­loppe l’i­dée selon laquelle la per­cep­tion serait une fonc­tion du temps. Si nous vivions, peut-on dire, selon un autre rythme, plus serein, il n’y aurait plus rien de « per­ma­nent » pour nous ; tout advien­drait sous nos yeux, tout vien­drait nous frap­per. C’est pré­ci­sé­ment ce qui se passe dans le rêve. Pour com­prendre ce que sont, au fond, les pas­sages, nous les enfouis­sons dans la plus pro­fonde couche du rêve et nous en par­lons comme s’ils étaient venus nous frap­per. Un col­lec­tion­neur consi­dère les choses de la même façon. Les choses viennent frap­per le col­lec­tion­neur. La façon dont il cherche et trouve une nou­velle pièce, la façon dont sa pré­sence modi­fie les autres, tout cela l’in­vite à regar­der les objets de sa col­lec­tion comme dis­sous – à la manière du réel dans le rêve – dans un flux per­ma­nent.

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trad.  Christophe David
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L’ennui est une étoffe grise et chaude recou­verte, à l’in­té­rieur, d’une dou­blure de soie aux cou­leurs vives et cha­toyantes. Quand nous rêvons, nous nous rou­lons dans cette étoffe. Nous nous sen­tons chez nous dans les ara­besques de sa dou­blure. Mais, enve­lop­pé dans son étoffe grise, le dor­meur a l’air de s’en­nuyer. La plu­part du temps, lors­qu’il se réveille et veut racon­ter le conte­nu de son rêve, il com­mu­nique cet ennui. Qui est capable de retour­ner d’un geste la dou­blure du temps ? Pourtant, racon­ter ses rêves ne signi­fie rien d’autre. On ne peut par­ler autre­ment des pas­sages, ces archi­tec­tures dans les­quelles nous revi­vons en rêve la vie de nos parents et grands-parents tout comme l’embryon dans le ventre de la mère répète la phy­lo­ge­nèse. Dans les pas­sages, l’exis­tence s’é­coule sans accen­tua­tion par­ti­cu­lière, comme les épi­sodes dans les rêves. C’est la flâ­ne­rie qui donne son rythme à cette som­no­lence. En 1839, une mode des tor­tues avait enva­hi Paris. On peut faci­le­ment ima­gi­ner que les élé­gants eurent moins de mal à imi­ter le rythme de ces créa­tures dans les pas­sages que sur les bou­le­vards. L’ennui est tou­jours la face externe des évé­ne­ments incons­cients. C’est pour­quoi les grands dan­dys l’ont trou­vé si dis­tin­gué.

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trad.  Christophe David
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Le réveil est la forme exem­plaire du sou­ve­nir : c’est la forme impor­tance, capi­tale, dans laquelle nous par­ve­nons à nous sou­ve­nir de ce qu’il y a de plus récent (de plus proche). Lorsqu’il déplace expé­ri­men­ta­le­ment les meubles, Proust vise la même chose que Bloch sous le nom d”  »obs­cu­ri­té de l’ins­tant vécu ».

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trad.  Christophe David
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Nous construi­sons le réveil théo­ri­que­ment, ce qui veut dire que nous repro­dui­sons, au niveau du lan­gage, le stra­ta­gème qui, au niveau phy­sio­lo­gique, est l’élé­ment déci­sif du réveil. Le réveil opère par la ruse. C’est par la ruse, non sans elle, que nous nous arra­chons au domaine du rêve.

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trad.  Christophe David
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Structure dia­lec­tique du réveil : sou­ve­nir et réveil sont très étroi­te­ment appa­ren­tés. Le réveil, en effet, est la révo­lu­tion coper­ni­cienne, dia­lec­tique de la remé­mo­ra­tion. C’est un ren­ver­se­ment émi­nem­ment éla­bo­ré qui trans­forme le monde du rêveur en monde de veille. Les Chinois ont trou­vé, avec leurs contes et leurs nou­velles, l’ex­pres­sion la plus radi­cale du sché­ma­tisme dia­lec­tique qui est à la base de ce pro­ces­sus phy­sio­lo­gique. La nou­velle méthode dia­lec­tique de la science his­to­rique apprend à trans­for­mer intel­lec­tuel­le­ment ce qui a déjà eu lieu avec la rapi­di­té et l’in­ten­si­té du rêve, afin de faire l’ex­pé­rience, sous la forme d’un monde éveillé, du pré­sent auquel chaque rêve ren­voie en der­nière ana­lyse.

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trad.  Christophe David
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Les idées nous marquent sou­vent moins par ce qu’elles disent qu’à cause de l’ins­tant où elles nous viennent. Une idée qui s’a­juste à la cohue de toutes les autres (c’est ain­si la plu­part du temps lorsque nous sommes hési­tants et que nous cher­chons, pesant le pour et le contre, à prendre une déci­sion) ne nous marque pas autant que celle qui nous vient, dans l’i­so­le­ment, lorsque nous ne sommes abso­lu­ment pas dis­po­sés à pen­ser et qui a donc pris le che­min le plus secret à tra­vers les chambres obs­cures, à tra­vers le coeur et les reins, le dia­phragme et le foie, comme les anciens le savaient bien. Mais parce que, la plu­part du temps lorsque nous dor­mons, nous nous en remet­tons à ces chambres (me si leurs ver­rous sont des ver­rous oni­riques) qui cèdent à la plus faible pres­sion de la pul­sion), ces idées nous atteignent au plus pro­fond lorsque nous nous réveillons, et ce qu’elles nous pré­sentent alors, peu importe qu’il s’a­gisse d’une requête ou d’une condam­na­tion à mort, est signé.

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trad.  Christophe David
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Chaque esprit qu’on trouve puis­sant com­mence par la faute qui le fait connaître. En échange du pour­boire public, il donne le temps qu’il faut pour se rendre per­cep­tible, l’éner­gie dis­si­pée à se trans­mettre et à pré­pa­rer la satis­fac­tion étran­gère. (…)
J’ai rêvé alors que les têtes les plus fortes, les inven­teurs les plus sagaces, les connais­seurs le plus exac­te­ment de la pen­sée devaient être des incon­nus, des avares, des hommes qui meurent sans avouer.

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p. 16–17
, pré­face à la seconde édi­tion anglaise