La perversion, comme dit Klossowski, est « hors de prix » ; en fait de valeur. À la limite, comme il le dit, un phantasme sadien, ça coûte une population entière, ça s’achète au prix que coûterait la survie d’une population.
Lu
Mais après avoir ainsi exposé la motivation manifeste de cette figure du « double », nous sommes forcés de nous avouer que rien de tout ce que nous avons dit ne nous explique le degré extraordinaire d’inquiétante étrangeté qui lui est propre. Notre connaissance des processus psychiques pathologiques nous permet même d’ajouter que rien de ce que nous avons trouvé ne saurait expliquer l’effort de défense qui projette le double hors du mot comme quelque chose d’étranger. Ainsi le caractère d’inquiétante étrangeté inhérent au double ne peut provenir que de ce fait : le double est une formation appartenant aux temps psychiques primitifs, temps dépassés où il devait sans doute alors avoir un sens plus bienveillant. Le double s’est transformé en image d’épouvante à la façon dont les dieux, après la chute de la religion à laquelle ils appartenaient, sont devenus des démons. (Heine, Die Götter in Exil, Les dieux en exil.)
Le facteur de la répétition du semblable ne sera peut-être pas admis par tout le monde comme produisant le sentiment en question. D’après mes observations, il engendre indubitablement un sentiment de ce genre, dans certaines conditions et en combinaison avec des circonstances déterminées ; il rappelle, en outre, la détresse accompagnant maints états oniriques. Un jour où, par un brûlant après-midi d’été, je parcourais les rues vides et inconnues d’une petite ville italienne, je tombai dans un quartier sur le caractère duquel je ne pus pas rester longtemps en doute. Aux fenêtres des petites maisons on ne voyait que des femmes fardées et je m’empressai de quitter l’étroite rue au plus proche tournant. Mais, après avoir erré quelque temps sans guide, je me retrouvai soudain dans la même rue où je commençai à faire sensation et la hâte de mon éloignement n’eut d’autre résultat que de m’y faire revenir une troisième fois par un nouveau détour. Je ressentis alors un sentiment que je ne puis qualifier que d’étrangement inquiétant, et je fus bien content lorsque, renonçant à d’autres explorations, je me retrouvai sur la place que je venais de quitter. D’autres situations, qui ont de commun avec la précédente le retour involontaire au même point, en différant radicalement par ailleurs, produisent cependant le même sentiment de détresse et d’étrangeté inquiétante. Par exemple, quand on se trouve surpris dans la haute futaie par le brouillard, qu’on s’est perdu, et que, malgré tous ses efforts pour retrouver un chemin marqué ou connu, on revient à plusieurs reprises à un endroit signalé par un aspect déterminé. Ou bien lorsqu’on erre ans une chambre inconnue et obscure, cherchant la porte ou le commutateur et que l’on se heurte pour la dixième fois au même meuble, – situation que Marc Twain a, par une grotesque exagération, il est vrai, transformée en situation d’un comique irrésistible.
Je ne puis ici qu’indiquer comment l’impression d’inquiétante étrangeté produite par la répétition de l’identique dérive de la vie psychique infantile et je suis obligé de renvoyer à un exposé plus détaillé de la question dans un contexte différent1. En effet, dans l’inconscient psychique règne, ainsi qu’on peut le constater, un « automatisme de répétition » qui émane des pulsions instinctives, automatisme dépendant sans doute de la nature la plus intime des instincts, et assez fort pour s’affirmer par-delà le principe du plaisir. Il prête à certains côtés de la vie psychique un caractère démoniaque, se manifeste encore très nettement dans les aspirations du petit enfant et domine une partie du cours de la psychanalyse du névrosé. Nous sommes préparés par tout ce qui précède à ce que soit ressenti comme étrangement inquiétant tout ce qui peut nous rappeler cet automatisme de répétition résidant en nous-mêmes.
Peut-être est-il vrai que l« Unheimlische » est le « Heimliche-Heimische », c’est-à-dire l” »intime de la maison », après que celui-ci a subi le refoulement.
Le cut-up comme technique n’est qu’un moment (situable dans la modernité récente), un avatar formel ponctuel de cette prise de parti éthique fondamentale. Il est la solution qu’a trouvée cette prise de parti pour faire, dans les années 60, une littérature romanesque vivante (l’essor des médias, les manipulations de l’information, les début de l’informatique, etc, ont quelque à dire, sociologiquement, de ce qui a motivé cette trouvaille).
Car « dire » et « tout » sont antagonistes. « Tout dire » est un oxymore. Il faut alors faire ce pari : le bruissement du tout (du « réel ») ne s’entend que dans l’écho spectral qu’en enregistrent quelques fictions littéraires. Et si le fait d’écrire engage une dissolution de la trame verbale où s’enracine le destin totalitaire de toute société, la fiction dispose d’une puissance d’analyse de tout discours.
La littérature a aussi inspiré la musique dans sa forme. Par exemple, les titres des Märchenbilder (« Images de contes ») pour alto et piano opus 113 (1851) et des Märchenerzählungen (Récits de contes) pour clarinette, alto et piano opus 132 de Schumann (1853) sont des références explicites au Märchen, au conte. La notion de la Märchenerzählung montre que le texte musical raconte à nouveau ce que le conte dit à sa manière. La musique ne met donc pas en rythme et mélodie un récit ; elle raconte dans son médium. Elle est récit au carré, ou sens au carré, et de façon très singulière, car elle a besoin de se multiplier par la littérature (ici la prose des Grimm). Schumann considère d’ailleurs que la meilleure façon de lire les contes est la lecture à haute voix, qu’il pratique beaucoup auprès de ses enfants. Schumann a transposé en musique la « courbe intonative du récit ». La poésie (qui hante les proses) devient le modèle de la musique.
Récitatif sobre et didactique, au mieux ou dans l’idée sentie. Il navigue entre deux vagues puissantes et quasi-régnantes. D’abord, la vague emphatique ordinaire et « persienne », aux nombreuses variétés, aux plusieurs degrés de talents, qui franchissent le pas, et tendent à confondre chanson et chant, ou plutôt chant poétique et chant musical strict. Ensuite, la vague de prose, qui confond la sobriété et le caractère indifférencié et pédestre des varia de la prose du monde (nourriture de la prière laïque, matin, midi et soir).
Les combattants qui continuent à libérer leur peuple font également voir les paysages. Nous sommes familiers des paysages d’Indochine depuis les guerres de libération du Viêtnam ; des paysages de l’Atlas, du Maghreb depuis la guerre d’indépendance algérienne, etc. Ce sont les tyrans qui enferment leur pays dans des limites et qui le rendent invisible.