La per­ver­sion, comme dit Klossowski, est « hors de prix » ; en fait de valeur. À la limite, comme il le dit, un phan­tasme sadien, ça coûte une popu­la­tion entière, ça s’a­chète au prix que coû­te­rait la sur­vie d’une popu­la­tion.

Mais après avoir ain­si expo­sé la moti­va­tion mani­feste de cette figure du « double », nous sommes for­cés de nous avouer que rien de tout ce que nous avons dit ne nous explique le degré extra­or­di­naire d’in­quié­tante étran­ge­té qui lui est propre. Notre connais­sance des pro­ces­sus psy­chiques patho­lo­giques nous per­met même d’a­jou­ter que rien de ce que nous avons trou­vé ne sau­rait expli­quer l’ef­fort de défense qui pro­jette le double hors du mot comme quelque chose d’é­tran­ger. Ainsi le carac­tère d’in­quié­tante étran­ge­té inhé­rent au double ne peut pro­ve­nir que de ce fait : le double est une for­ma­tion appar­te­nant aux temps psy­chiques pri­mi­tifs, temps dépas­sés où il devait sans doute alors avoir un sens plus bien­veillant. Le double s’est trans­for­mé en image d’é­pou­vante à la façon dont les dieux, après la chute de la reli­gion à laquelle ils appar­te­naient, sont deve­nus des démons. (Heine, Die Götter in Exil, Les dieux en exil.)

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« L’inquiétante étran­ge­té » [« Das Unheimliche », 1919]

Le fac­teur de la répé­ti­tion du sem­blable ne sera peut-être pas admis par tout le monde comme pro­dui­sant le sen­ti­ment en ques­tion. D’après mes obser­va­tions, il engendre indu­bi­ta­ble­ment un sen­ti­ment de ce genre, dans cer­taines condi­tions et en com­bi­nai­son avec des cir­cons­tances déter­mi­nées ; il rap­pelle, en outre, la détresse accom­pa­gnant maints états oni­riques. Un jour où, par un brû­lant après-midi d’é­té, je par­cou­rais les rues vides et incon­nues d’une petite ville ita­lienne, je tom­bai dans un quar­tier sur le carac­tère duquel je ne pus pas res­ter long­temps en doute. Aux fenêtres des petites mai­sons on ne voyait que des femmes far­dées et je m’empressai de quit­ter l’é­troite rue au plus proche tour­nant. Mais, après avoir erré quelque temps sans guide, je me retrou­vai sou­dain dans la même rue où je com­men­çai à faire sen­sa­tion et la hâte de mon éloi­gne­ment n’eut d’autre résul­tat que de m’y faire reve­nir une troi­sième fois par un nou­veau détour. Je res­sen­tis alors un sen­ti­ment que je ne puis qua­li­fier que d’é­tran­ge­ment inquié­tant, et je fus bien content lorsque, renon­çant à d’autres explo­ra­tions, je me retrou­vai sur la place que je venais de quit­ter. D’autres situa­tions, qui ont de com­mun avec la pré­cé­dente le retour invo­lon­taire au même point, en dif­fé­rant radi­ca­le­ment par ailleurs, pro­duisent cepen­dant le même sen­ti­ment de détresse et d’é­tran­ge­té inquié­tante. Par exemple, quand on se trouve sur­pris dans la haute futaie par le brouillard, qu’on s’est per­du, et que, mal­gré tous ses efforts pour retrou­ver un che­min mar­qué ou connu, on revient à plu­sieurs reprises à un endroit signa­lé par un aspect déter­mi­né. Ou bien lors­qu’on erre ans une chambre incon­nue et obs­cure, cher­chant la porte ou le com­mu­ta­teur et que l’on se heurte pour la dixième fois au même meuble, – situa­tion que Marc Twain a, par une gro­tesque exa­gé­ra­tion, il est vrai, trans­for­mée en situa­tion d’un comique irré­sis­tible.

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« L’inquiétante étran­ge­té » [« Das Unheimliche », 1919]

Je ne puis ici qu’in­di­quer com­ment l’im­pres­sion d’in­quié­tante étran­ge­té pro­duite par la répé­ti­tion de l’i­den­tique dérive de la vie psy­chique infan­tile et je suis obli­gé de ren­voyer à un expo­sé plus détaillé de la ques­tion dans un contexte différent1. En effet, dans l’in­cons­cient psy­chique règne, ain­si qu’on peut le consta­ter, un « auto­ma­tisme de répé­ti­tion » qui émane des pul­sions ins­tinc­tives, auto­ma­tisme dépen­dant sans doute de la nature la plus intime des ins­tincts, et assez fort pour s’af­fir­mer par-delà le prin­cipe du plai­sir. Il prête à cer­tains côtés de la vie psy­chique un carac­tère démo­niaque, se mani­feste encore très net­te­ment dans les aspi­ra­tions du petit enfant et domine une par­tie du cours de la psy­cha­na­lyse du névro­sé. Nous sommes pré­pa­rés par tout ce qui pré­cède à ce que soit res­sen­ti comme étran­ge­ment inquié­tant tout ce qui peut nous rap­pe­ler cet auto­ma­tisme de répé­ti­tion rési­dant en nous-mêmes.

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« L’inquiétante étran­ge­té » [« Das Unheimliche », 1919]

Peut-être est-il vrai que l« Unheimlische » est le « Heimliche-Heimische », c’est-à-dire l”  »intime de la mai­son », après que celui-ci a subi le refou­le­ment.

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« L’inquiétante étran­ge­té » [« Das Unheimliche », 1919]

Le cut-up comme tech­nique n’est qu’un moment (situable dans la moder­ni­té récente), un ava­tar for­mel ponc­tuel de cette prise de par­ti éthique fon­da­men­tale. Il est la solu­tion qu’a trou­vée cette prise de par­ti pour faire, dans les années 60, une lit­té­ra­ture roma­nesque vivante (l’es­sor des médias, les mani­pu­la­tions de l’in­for­ma­tion, les début de l’in­for­ma­tique, etc, ont quelque à dire, socio­lo­gi­que­ment, de ce qui a moti­vé cette trou­vaille).

Car « dire » et « tout » sont anta­go­nistes. « Tout dire » est un oxy­more. Il faut alors faire ce pari : le bruis­se­ment du tout (du « réel ») ne s’en­tend que dans l’é­cho spec­tral qu’en enre­gistrent quelques fic­tions lit­té­raires. Et si le fait d’é­crire engage une dis­so­lu­tion de la trame ver­bale où s’en­ra­cine le des­tin tota­li­taire de toute socié­té, la fic­tion dis­pose d’une puis­sance d’a­na­lyse de tout dis­cours.

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« Sade au natu­rel »
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La lit­té­ra­ture a aus­si ins­pi­ré la musique dans sa forme. Par exemple, les titres des Märchenbilder (« Images de contes ») pour alto et pia­no opus 113 (1851) et des Märchenerzählungen (Récits de contes) pour cla­ri­nette, alto et pia­no opus 132 de Schumann (1853) sont des réfé­rences expli­cites au Märchen, au conte. La notion de la Märchenerzählung montre que le texte musi­cal raconte à nou­veau ce que le conte dit à sa manière. La musique ne met donc pas en rythme et mélo­die un récit ; elle raconte dans son médium. Elle est récit au car­ré, ou sens au car­ré, et de façon très sin­gu­lière, car elle a besoin de se mul­ti­plier par la lit­té­ra­ture (ici la prose des Grimm). Schumann consi­dère d’ailleurs que la meilleure façon de lire les contes est la lec­ture à haute voix, qu’il pra­tique beau­coup auprès de ses enfants. Schumann a trans­po­sé en musique la « courbe into­na­tive du récit ». La poé­sie (qui hante les proses) devient le modèle de la musique.

Récitatif sobre et didac­tique, au mieux ou dans l’i­dée sen­tie. Il navigue entre deux vagues puis­santes et qua­si-régnantes. D’abord, la vague empha­tique ordi­naire et « per­sienne », aux nom­breuses varié­tés, aux plu­sieurs degrés de talents, qui fran­chissent le pas, et tendent à confondre chan­son et chant, ou plu­tôt chant poé­tique et chant musi­cal strict. Ensuite, la vague de prose, qui confond la sobrié­té et le carac­tère indif­fé­ren­cié et pédestre des varia de la prose du monde (nour­ri­ture de la prière laïque, matin, midi et soir).

Les com­bat­tants qui conti­nuent à libé­rer leur peuple font éga­le­ment voir les pay­sages. Nous sommes fami­liers des pay­sages d’Indochine depuis les guerres de libé­ra­tion du Viêtnam ; des pay­sages de l’Atlas, du Maghreb depuis la guerre d’in­dé­pen­dance algé­rienne, etc. Ce sont les tyrans qui enferment leur pays dans des limites et qui le rendent invi­sible.

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« Solitaire et soli­daire (entre­tien) »
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