Le mouvement de l’expression est-il possible à partir du discours intérieur, disposé au-dedans ? Le mouvement verbal se comprend si le logos endiathètos, le discours posé dans l’intimité, dans l’intensité sans résistance de quelqu’un, n’est pas un discours séparé du logos prophorikos, du discours avancé au dehors pour s’exposer à la perception d’autres sortants. Un domaine purement immanent, où résident les conceptions intimes, ne peut expliquer qu’un langage intérieur s’exprime, c’est-à-dire sorte de lui-même, donne forme extérieure à l’énoncé intense ou depuis cette intériorité sortante, s’exposant de soi en soi. Une disposition interne proférante, une profération interne, un commencement d’exposition, ou une exposition première, avance dans le dialogue intérieur où je suis toujours transi d’un public antérieur qui me parle et se parle en moi. Le logos endiathètos a donc une intention expressive en soi : il commence un logos prophorikos. Merleau-Ponty affirme que « c’est le logos endiathètos qui appelle le logos prophorikos ». Le discours sorti, exprimé, proféré, porté au devant de soi, n’appelle pas le discours intérieur, intense, sans que l’intention, la tension intérieure ne produise déjà un discours extérieur dedans, un proféré intime, une intensité proférante et intentionnelle, une diction pressante, un suc formalisant avant la profération dehors. Selon Sextus Empiricus (Contre les professeurs, VIII), « ce n’est pas par le langage proféré que l’homme diffère des animaux non rationnels (car les corbeaux, les perroquets, les geais profèrent des sons vocaux articulés) : c’est par le langage comme disposition intérieure (logos endiathètos). Il n’en diffère pas non plus seulement par l’impression simple (car eux aussi reçoivent des impressions), mais par l’impression transférentielle (métabatikè) et combinatoire (synthétikè). C’est pourquoi, moyennant la notion de la consécution (akolouthia), il saisit d’emblée le concept de signe ; car le signe même est du genre “si ceci, alors cela”. L’existence du signe suit donc de la nature et de la constitution de l’homme. » La consécution, le discours permet la synthèse d’impressions, le raisonnement et le « symbolisme verbal », i.e. un « accord du sens et du son » (Royère). L’accord commence dans le silence relatif d’un bandeau ou d’un ruisseau dedans.
Lu
Dans Le Masque et la Lumière, Zumthor à la fois constate qu’en régime prosimétrique « la frontière entre prose et vers manque de netteté » et propose de distinguer le « prosimètre intégré » ou systématique du « prosimètre occasionnel ». Et s’« il y a un terme commun, non négligeable » au vers et à de la prose, qui est la rhétorique, c’est aussi que l’enjeu du prosimètre est paradoxalement politique : il doit ordonner un monde chaotique en attestant un désordre formel. Attestation satirique : le mélange ne renvoie pas, au départ, à une fusion des genera dictaminum. Le dictamen prosimetricum n’implique aucunement le mariage originaire du vers et de la prose, que suppose le philosophe (Idée de la prose, 1988, dans la traduction de Gérard Macé), mais une suave articulation de deux registres appelés à tendre et à détendre le lecteur. Si « l’idée de la poésie, c’est la prose », alors l’idée d’une boustrophique transcendantale se reverse en faveur d’une prose séparée et souveraine, explicante et « plus que formelle », qui « dit quelque chose », ou « parle de ce qui a lieu », dans les termes de Jean-Claude Milner (Mallarmé au tombeau). Cette prose est comme le nain caché qui actionne l’automate joueur d’échecs. Il y a une théologie de la prose et une histoire de la poésie.
À supposer qu’il y ait « de bons vers, de mauvais vers, et le chaos » (T. S. Eliot, 1917), le problème de l’histoire chaotique et de ses bandeaux n’est pas résolu. Même les vers de Frost parlent de la forme visée dans l’informe : « que souffle le chaos !/ que se fondent les nuages !/ j’attends ce qui a forme ». Les nuages sont des formes sans formes. Meschonnic intensifie la contradiction en déclarant : « Il ne s’agit pas d’opposer des formes à une absence de formes. Puisque l’informe est encore une forme. » Mais si « la liberté n’est pas plus un choix qu’une absence de contrainte », étant « la recherche de sa propre historicité », la contradiction est la conclusion historique de la critique du rythme : « le poète n’est pas libre devant le vers libre ». (En symétrie et au ras de l’époque, Eliot dit élémentairement : « Cela signifie que la liberté n’est réellement libre qu’à se manifester sur la base d’une limitation artificielle. ») L’histoire induit une réceptivité inspirée, la passivité d’un ventriloque : « on ne choisit pas ce qu’on écrit, ni de l’écrire ». La liberté de choisir une « rythmique carrée » (Creeley), par exemple, n’est plus une question.
Avant de (croire) choisir, le plus souvent les écrivains confondent la prose avec de la prose. Les défenseurs de « la prose » (laprose) pensent qu’il y a une seule prose, la prose souveraine (le gouvernail sans frein). Or, cette prose est souvent déclarée à venir. Souvent ou toujours. Les défenseurs, les amants de la prose qui vient, croient que la prose unique se tient à hauteur de la vie vraie, indérobée, brutale comme sa misère constitutionnelle, sa vie nue : sa matière trahie ou inesthétisée. En prose critique véhiculaire, la vie voulue, inaccessible et côtoyée, s’appelle toujours la prose du monde, le lieu mythique et profane. Or, la prose mondaine étourdit, fascine l’intellect inquiet. Elle a ses raisons. Elle empêche aussi l’élan du raisonnement en fascinant les yeux ouverts. Le fasciné parle déjà. Il croit souvent sublimer son arrêt (son suspens) en le disant. Les tenants d’une prose après le poème voient en elle l’informe du réel. (Car la vérité du « monde sensible », c’est la misère, selon une gnose de la prose.) L’idée se défait, puisque la prose n’existe pas et s’annonce toujours. Pour Flaubert et Baudelaire, il n’y a pas la prose, il y a des proses, ondulantes. Ou une, ou deux, à faire. Jusqu’ici, malgré Fénelon, malgré le roman et ses puissances, la prose n’a pas été définie une activité qualifiée, ineffaçant l’effacement de la forme ; elle cherche une forme. Elle est indéterminée. Sa force est d’être indéfinie. Une activité formelle spéciale, contestée, plurielle, s’appelle poésie.
Une fois que la différenciation des genres s’est imposée pour se recompliquer,i.e. depuis que les tragédies en prose, au xviie siècle, ont préparé le terrain au poème en prose, le phénomène aujourd’hui reconstitué par l’histoire littéraire n’a pas empêché Rimbaud de tenir Racine pour le plus grand poète français (ce que ne diraient pas obligatoirement les « performers » de maintenant, à l’inconscient rimbaldien).
La période qui a débuté depuis que la croûte terrestre fut acculée aux qualifications de privé et public, veut que les instances de pouvoir désignées gèrent non plus seulement le partage du territoire mais aussi la disposition du bâti. Et pour légitimer leur démarche, nous les voyons se munir de tout l’attirail idéologique de la domination marchande : confort, esthétismes et sécurité. Les grilles d’analyse ici agitées semblent moins servir la réalisation de la fable que sous-entend ce credo que chercher à imposer, comme on imposerait un changement de devise monétaire, le change de la convivialité contre la satisfaction d’être « intégré », établissant ainsi une équivalence de principe entre surveillance policière et menace de la dissolution du foyer. C’est qu’une certaine législation voudrait que ceux qui s’organisent et expérimentent, entre autre, l’hospitalité sans concession soient obligés de se mesurer à la répression policière et judiciaire tandis que ceux qui gagnent leur vie et réussissent doivent se montrer aussi méritants et dignes qu’un chien de cirque se montre agile dans la réitération de son numéro. Cette dualité – bien que navrante composante du discours qui voudrait asseoir comme réalité territoriale la fable sociale (essayant de nous convaincre qu’une carte est le territoire) – trouve son fondement en un fait simple : le milieu matériel et territorial, dont le bâti est une constituante, est déterminant quant aux potentialités relationnelles de chaque être. Fiers de cet enseignement et véhicules du discours à la mode sur l’identité de la carte et du territoire, nombre d’architectes et de « collectivités locales » privilégient l’isolement (dé)responsabilisant de la maison individuelle et favorisent ainsi, comme perspective répressive, la honte d’être indigne des conditions de vie permises par les biens concédés.
La fable sociale, par souci de maintien, agite le vieil épouvantail de l’intranquillité sociale, évoquant son souvenir et ses dites résurgences, et déplace celui-ci vers un masque de discours portant sur la gestion de la subjectivité et de son environnement direct.
De son côté le territoire, par nature incapable de crédulité, continue d’évoluer sans que ce type d’initiative ne puisse totalement l’entraver.
Lorsque plusieurs gamins prirent des instruments percussifs, ils avaient pour référents communs des rythmes « stylisés » à telle ou telle sauce. La cacophonie n’était pas pensée comme cacophonie, et encore moins comme style : nous prenions appui sur des référents stylistiques qui avaient fermentés pour chacun d’entre nous depuis des années à la proximité de multiples sons. Si l’un chantait une chanson pop, les autres la connaissaient et l’avaient aussi comme référent stylistique. La cacophonie nous apparût ainsi dans le rapport que chacun, seul ou en groupes réduits entretenait avec un ensemble de référents stylistiques. Nous assistions, dans ces cacophonies naillacoises, à une inversion de cette logique du style pensé qui va vers la production sonore puis qui vient se loger dans l’oreille en étant identifié comme style musical (cette cacophonie pensée comme style, c’est Dubuffet, les bruitistes ou les plus sympathiques des dumistes… Et là, en terme de réception, cet ensemble de sons que l’on entend pour lui-même, on le perçoit aussi comme « style musical », on le comprend et l’accepte aussi parce qu’il est un « style »). Nous nous sommes dit qu’il y avait là une réversibilité de la logique du style musical.
Pour se combiner en situation de groupe il y a moins de systèmes applicables que des axes d’effectuation, dont les linéaments restent flous, indéterminés, ce qui implique qu’ils soient singularisés en chaque occasion. Il en est ainsi pour les chansons à boire, le eefing, les éléments musicaux d’une procession religieuse, les conciliabules rythmés de femmes de marins au Cap-Vert, les polyphonies villageoise ukrainienne, « happy birthday » ou d’autres chansons de circonstances, etc.
La langue est encore comparable à une feuille de papier : la pensée est le recto et le son le verso ; on ne peut découper le recto sans découper en même temps le verso ; de même dans la langue, on ne saurait isoler ni le son de la pensée, ni la pensée du son.
On n’est peut-être pas fait pour un seul moi. On a tort de s’y tenir. Préjugé de l’unité. (Là comme ailleurs la volonté, appauvrissante et sacrificatrice.)
Dans une double, triple, quintuple vie, on serait plus à l’aise, moins rongé et paralysé de subconscient hostile au conscient (hostile des autres « moi » spoliés).
La plus grande fatigue de la journée et d’une vie serait due à l’effort, à la tension nécessaire pour garder un même moi à travers les tentations continuelles de le changer.
On veut trop être quelqu’un.
Il n’est pas un moi. Il n’est pas dix moi. Il n’est pas de moi. MOI n’est qu’une position d’équilibre. (Entre mille autres continuellement possibles et toujours prêtes.) Une moyenne d’équilibre, un mouvement de foule. Au nom de beaucoup je signe ce livre.
Mais l’ai-je voulu ? Le voulions-nous ?
Il y avait de la pression (vis a tergo).
Et puis ? J’en fis le placement. J’en fus assez embarrassé.
Chaque tendance en moi avait sa volonté, comme chaque pensée dès qu’elle se présente et s’organise a sa volonté. Était-ce la mienne ? Un tel a en moi sa volonté, tel autre, un ami, un grand homme du passé, le Gautama Bouddha, bien d’autres, de moindres, Pascal, Hello ? Qui sait ?
Volonté du plus grand nombre ? Volonté du groupe le plus cohérent ?
Je ne voulais pas vouloir. Je voulais, il me semble, contre moi, puisque je ne tenais pas à vouloir et que néanmoins je voulais.
…Foule, je me débrouillais dans ma foule en mouvement. Comme toute chose est foule, toute pensée, tout instant. Tout passé, tout ininterrompu, tout transformé, toute chose est autre chose. Rien jamais définitivement circonscrit, ni susceptible de l’être, tout : rapport, mathématiques, symboles, ou musique. Rien de fixe. Rien qui soit propriété.
Mes images ? Des rapports.
Mes pensées ? Mais les pensées ne sont justement peut-être que contrariétés du « moi », pertes d’équilibre (phase 2), ou recouvrements d’équilibre (phase 3) du mouvement du « pensant ». Mais la phase 1 (l’équilibre) reste inconnue, inconsciente.
Le véritable et profond flux pensant se fait sans doute sans pensée consciente, comme sans image. L’équilibre aperçu (phase 3) est le plus mauvais, celui qui après quelque temps paraît détestable à tout le monde. L’histoire de la Philosophie est l’histoire des fausses positions d’équilibre conscient adoptées successivement. Et puis… est-ce par le bout « flammes » qu’il faut comprendre le feu ?
[…]
Tout progrès, toute nouvelle observation, toute pensée, toute création, semble créer (avec une lumière) une zone d’ombre.
Toute science crée une nouvelle ignorance.
Tout conscient, un nouvel inconscient.
Tout apport nouveau crée un nouveau néant.
Lecteur, tu tiens donc ici, comme il arrive souvent, un livre que n’a pas fait l’auteur, quoiqu’un monde y ait participé. Et qu’importe ?
Signes, symboles, élans, chutes, départs, rapports, discordances, tout y est pour rebondir, pour chercher, pour plus loin, pour autre chose.
Entre eux, sans s’y fixer, l’auteur poussa sa vie.
Tu pourrais essayer, peut-être, toi aussi ?