CHŒUR : Tu as com­bat­tu sur le front de la guerre civile
L’ennemi ne t’a trou­vé aucune fai­blesse
Nous ne t’avons trou­vé aucune fai­blesse.
A pré­sent tu es toi-même une fai­blesse
Qu’il ne faut pas que l’ennemi nous trouve.
Tu as dis­tri­bué la mort dans la ville de Witebsk
Aux enne­mis de la révo­lu­tion sur notre ordre
Sachant : le pain quo­ti­dien de la révo­lu­tion
Dans la ville de Witebsk comme dans d’autres villes
Est la mort de ses enne­mis, sachant : l’herbe même
Il nous faut l’arracher afin qu’elle reste verte
Nous les avons tués de ta main.
Pourtant un matin dans la ville de Witebsk
Toi-même, de ta main, tu n’as pas tué
Nos enne­mis ni sur notre ordre
Et il faut que tu sois tué, toi-même un enne­mi.
Accomplis ta tâche à ce der­nier poste
Où la révo­lu­tion t’a pla­cé
Au mur, et qui sera ta der­nière
Comme tu as accom­pli ton autre tâche
Sachant : le pain quo­ti­dien de la révo­lu­tion
Dans la ville de Witebsk comme dans d’autres villes
Que tu ne quit­te­ras pas sur tes pieds
Est la mort de ses enne­mis, sachant : l’herbe même
Il nous faut l’arracher afin qu’elle reste verte.
A : J’ai accom­pli ma tâche.
CHŒUR : Accomplis ta der­nière.
A : J’ai tué pour la révo­lu­tion.
CHŒUR : Meurs pour elle
A : J’ai com­mis une erreur.
CHŒUR : Tu es l’erreur.
A : Je suis un homme.
CHŒUR : Qu’est-ce que c’est.
A : Je ne veux pas mou­rir.
CHŒUR : Nous ne te deman­dons pas si tu veux mou­rir.
Le mur dans ton dos est le der­nier mur
Dans ton dos. La révo­lu­tion n’a plus besoin de toi
Elle a besoin de ta mort. Mais tant que tu ne dis pas Oui
Au Non qui a été pro­non­cé sur toi
Tu n’as pas accom­pli ta tâche.
Devant les fusils bra­qués de la révo­lu­tion qui a besoin de ta mort
Apprends ta der­nière leçon. Ta der­nière leçon est :
Toi, qui es col­lé au mur, tu es ton enne­mi et le nôtre.
A : Dans les pri­sons d’Omsk à Odessa
M’a été écrit sur le corps, ce texte
Lu sous les bancs d’école et dans les latrines
PROLÉTAIRES DE TOUS LES PAYS UNISSEZ-VOUS
À coups de poings et de crosses, de talons de bottes et de pointes de chaus­sures
À moi, le fils de petit bour­geois au samo­var per­son­nel
Préparé à une car­rière ecclé­sias­tique
Sur le plan­cher creu­sé à genoux devant l’icône.
Mais de bonne heure je quit­tai mes marques.
Dans les assem­blées, les mani­fes­ta­tions, les grèves
Chargé par les cosaques ortho­doxes
Torturé sans entrain par des fonc­tion­naires ava­chis
Je n’appris rien sur la vie après la mort.
Tuer je l’appris dans les com­bats pro­lon­gés
Contre l’encerclement, à l’époque du meurs ou tue
Nous disions : qui ne veut pas tuer n’aura rien à man­ger
Planter la baïon­nette dans un enne­mi
Cadet, offi­cier, ou pay­san, qui n’avait rien com­pris
Nous disions : c’est une tâche comme n’importe quelle autre
Défoncer les crânes et tirer.
A [CHŒUR] : Mais un matin dans la ville de Witebsk
Avec le bruit proche de la bataille la révo­lu­tion me don­na
Par la voix du par­ti l’ordre
De me char­ger du tri­bu­nal révo­lu­tion­naire
Dans la ville de Witebsk qui dis­tri­bue la mort
Aux enne­mis de la révo­lu­tion dans la ville de Witebsk.
CHŒUR : Tu as com­bat­tu sur le front de la guerre civile
L’ennemi ne t’a trou­vé aucune fai­blesse
Nous ne t’avons trou­vé aucune fai­blesse.
Abandonne le front et occupe le poste
Où la révo­lu­tion a besoin de toi dès à pré­sent
Jusqu’à ce qu’elle ait besoin de toi à un autre poste
Mène notre com­bat dans notre dos, dis­tri­bue
La mort aux enne­mis de la révo­lu­tion.
A [CHŒUR] : Et j’étais d’accord avec cette mis­sion.
Sachant : le pain quo­ti­dien de la révo­lu­tion
Est la mort de ses enne­mis, sachant : l’herbe même
Il nous faut l’arracher, afin qu’elle reste verte
J’étais d’accord avec la mis­sion
Que la révo­lu­tion m’avait attri­buée
Par la voix du par­ti dans le bruit de la bataille./
Et tuer était autre chose que tuer
Et c’était une tâche comme aucune autre.
CHŒUR : Ta tâche débute aujourd’hui. Celui qui l’a accom­plie avant toi
Il faut qu’il soit tué avant demain, lui-même un enne­mi.
A [CHŒUR] : Pourquoi lui.
B : Devant mon revol­ver trois pay­sans
Ennemis de la révo­lu­tion par igno­rance.
Dans leurs dos les mains, liées par des cordes
Sont abî­mées par le tra­vail, liée au revol­ver
Par ordre de la révo­lu­tion, voi­ci ma main
Mon revol­ver poin­té sur leurs nuques,
Leurs enne­mis sont mes enne­mis, je le sais
Mais ceux qui sont devant moi, le visage vers la car­rière
Ne le savent pas, et moi qui le sais
N’ai aucun autre ensei­gne­ment pour leur igno­rance
Que la balle. J’ai dis­tri­bué la mort
Le revol­ver ma troi­sième main
Aux enne­mis de la révo­lu­tion dans la ville de Witebsk
Sachant : le pain quo­ti­dien de la révo­lu­tion
Est la mort de ses enne­mis, sachant : l’herbe même
Il nous faut l’arracher, afin qu’elle reste verte
Sachant : par ma main tue la révo­lu­tion.
Je ne le sais plus, je ne peux plus tuer.
Je dégage ma main de l’ordre
Que la révo­lu­tion m’a don­né
Un matin dans la ville de Witebsk
Par la voix du par­ti dans le bruit de la bataille.
Je tranche les cordes aux mains
De nos enne­mis, qui sont mar­qués
Par les traces de leur tra­vail comme mes sem­blables.
Je dis : vos enne­mis sont nos enne­mis.
Je dis : retour­nez à votre tra­vail.
CHŒUR [Les inter­prètes des trois pay­sans] :
Et ils retour­nèrent à leur tra­vail
Trois enne­mis de la révo­lu­tion, inédu­qués.
Lorsqu’il déga­gea sa main de l’ordre
Que la révo­lu­tion lui avait don­né
Un matin dans la ville de Witebsk
Par la voix du par­ti dans le bruit de la bataille
C’était une main de plus à notre gorge./
Car ta main n’est pas ta main
Tout comme ma main n’est pas ma main
Tant que la révo­lu­tion n’a pas vain­cu défi­ni­ti­ve­ment
Dans la ville de Witebsk comme dans d’autres villes.
Car l’ignorance peut tuer
Tout comme l’acier peut tuer et la fièvre
Et le savoir ne suf­fit pas, mais il faut
Que l’ignorance cesse main­te­nant com­plè­te­ment, et tuer ne suf­fit pas
Mais tuer est une science
Et il faut qu’elle soit apprise, afin que cela cesse
Puisque le natu­rel n’est pas natu­rel
Mais l’herbe il nous faut l’arracher
Et le pain il nous faut le recra­cher
Jusqu’à ce que la révo­lu­tion ait vain­cu défi­ni­ti­ve­ment
Dans la ville de Witebsk comme dans d’autres villes
Afin que l’herbe reste verte et que cesse la faim.
Qui s’en tient à soi-même comme à sa pro­prié­té
Est un enne­mi de la révo­lu­tion comme d’autres enne­mis
Puisque sem­blable à nous n’est pas sem­blable à nous
Et nous ne le sommes pas, la révo­lu­tion même
N’est pas une avec elle-même, mais l’ennemi avec
Griffe et dent, baïon­nette et mitrailleuse
Inscrit dans son image vivante ses traits effroyables
Et ses bles­sures se cica­trisent sur notre visage.
B : À quoi bon tuer et à quoi bon mou­rir
Si le prix de la révo­lu­tion est la révo­lu­tion
Ceux qui sont à libé­rer le prix de la liber­té.
A : Cela ou autre chose il le cria face au bruit de la bataille
Qui s’était accru et s’accroissait encore.
Mille mains à notre gorge il n’était
Contre le doute quant à la révo­lu­tion
Pas d’autre moyen que la mort de celui qui doute
Et je n’eus pas d’yeux pour ses mains
Lorsqu’il fut devant mon revol­ver, le visage vers la car­rière
Si elles étaient abî­mées par le tra­vail ou non abî­mées
Mais elles étaient liées soli­de­ment par des cordes
Et nous le tuâmes de ma main
Sachant : le pain quo­ti­dien de la révo­lu­tion
Est la mort de ses enne­mis, sachant : l’herbe même
Il nous faut l’arracher, afin qu’elle reste verte.
Je le savais, en tuant d’autres un autre matin
Et au troi­sième matin d’autres encore
Et ils n’avaient pas de mains et pas de visage
Mais l’œil avec lequel je les regar­dais
Et la bouche avec laquelle je leur par­lais
Était le revol­ver et ma parole la balle
Et je ne l’oubliais pas, quand ils criaient
Quand mon revol­ver les jetait dans la car­rière
Ennemis de la révo­lu­tion sur d’autres enne­mis
Et c’était une tâche comme n’importe quelle autre.
Je le savais, quand on tire dans un homme
Il en sort du sang comme de tous les ani­maux
Peu de choses dif­fé­ren­cient les morts et
Pas long­temps ce peu de choses. Mais l’homme n’est pas un ani­mal :
Au sep­tième matin je vis leurs visages
Dans leurs dos les mains, liées par des cordes
Avec les traces de leurs divers tra­vaux
Quand ils atten­daient, le visage vers la car­rière
Que la mort sorte de mon revol­ver, et prit place
Entre doigt et gâchette le doute, fai­sant peser
Les tués de sept matins
Sur ma nuque qui porte le joug de la révo­lu­tion
Afin que soient bri­sés tous les jougs
Et ma main, qui est liée au revol­ver
Par ordre de la révo­lu­tion, don­né
Un matin dans la ville de Witebsk
Par la voix du par­ti dans le bruit de la bataille
De dis­tri­buer la mort à ses enne­mis
Afin qu’on cesse de tuer, et je criai le com­man­de­ment
Ce matin comme au pre­mier matin
MORTS AUX ENNEMIS DE LA RÉVOLUTION
Et dis­tri­buai la mort, mais ma voix
Cria le com­man­de­ment comme si elle n’était pas ma voix et ma main
Distribua la mort comme si elle n’était pas ma main
Et tuer était autre chose que tuer
Et c’était une tâche comme aucune autre
Et le soir je vis mon visage
Qui me regar­dait avec, pas mes yeux
Dans le miroir mural, qui avait été bri­sé sou­vent
Lors du pilon­nage de la ville sou­vent conquise
Et dans la nuit je n’étais pas un homme, avec le poids
Des tués de sept matins
Mon sexe, le revol­ver, qui dis­tri­bue la mort
Aux enne­mis de la révo­lu­tion, le visage vers la car­rière.
A [CHŒUR] : Pourquoi moi. Relevez-moi de l’ordre
Pour lequel je suis trop faible.
CHŒUR : Pourquoi toi.
A : J’ai com­bat­tu au front de la guerre civile
L’ennemi ne m’a trou­vé aucune fai­blesse
Vous ne m’avez trou­vé aucune fai­blesse
À pré­sent je suis moi-même une fai­blesse
Qu’il ne faut pas que l’ennemi nous trouve.
J’ai dis­tri­bué la mort dans la ville de Witebsk
Aux enne­mis de la révo­lu­tion dans la ville de Witebsk
Sachant : le pain quo­ti­dien de la révo­lu­tion
Est la mort de ses enne­mis, sachant : l’herbe même
Il nous faut l’arracher afin qu’elle reste verte.
Je ne l’oubliai pas au troi­sième matin
Ni au sep­tième. Mais au dixième
Je ne le sais plus. Tuer et tuer
Et un sur trois peut-être n’est pas cou­pable, qui
Est devant mon revol­ver, le visage vers la car­rière.
CHŒUR : Dans ce com­bat, qui ne ces­se­ra
Dans la ville de Witebsk comme dans d’autres villes
Qu’avec notre vic­toire ou notre perte
Nous exé­cu­tons cha­cun avec deux faibles mains
La tâche de deux mille mains, mains bri­sées
Mains liées par des chaînes et des cordes, mains
Tranchées, mains à notre gorge.
Mille mains à notre gorge, nous n’avons
Pas de souffle pour deman­der cou­pable ou non cou­pable
À chaque main à notre gorge, ou quelle ori­gine
Si elle est abî­mée par le tra­vail ou non abî­mée
Si c’est la misère qui nous la tord autour du cou et
L’ignorance sur les racines de la misère
Ou la crainte de la révo­lu­tion, qui l’arrache
Avec ses racines. Qui es-tu d’autre que nous
Ou de sin­gu­lier, toi qui reven­diques ta fai­blesse.
Celui qui dit je par ta bouche est un autre que toi.
Tu n’es, tant que la révo­lu­tion n’a pas vain­cu défi­ni­ti­ve­ment
Dans la ville de Witebsk comme dans d’autres villes
Pas ta pro­prié­té. Par ta main
Tue la révo­lu­tion. Par toutes les mains
Par les­quelles tue la révo­lu­tion, tu tues toi aus­si.
Ta fai­blesse est notre fai­blesse
Ton remords est la brèche dans ta conscience
Qui est une brèche dans notre front. Qui es-tu.
A : Un sol­dat de la révo­lu­tion.
CHŒUR : Veux-tu donc
Que la révo­lu­tion te relève de la mis­sion
Pour laquelle tu es trop faible, qui doit être rem­plie
Par l’un ou par l’autre.
A/ [CHŒUR] : Non./
Et on conti­nua de tuer, le visage vers la car­rière
Le matin sui­vant devant mon revol­ver un pay­san
Comme avant lui de sem­blables à lui les autres matins
Comme avant moi de sem­blables à moi devant d’autres revol­vers
Sur la nuque la sueur froide : quatre com­bat­tants de la révo­lu­tion
Il les a livrés à notre et son enne­mi
Sur la nuque la sueur froide, debout devant d’autres revol­vers.
De sem­blables à lui ont été tués
Et de sem­blables à moi pen­dant deux mille ans
Par roue gibet corde gar­rot knout kat­tor­ga
Par de sem­blables à mon enne­mi, qui est son enne­mi
Et mon revol­ver diri­gé sur sa nuque à pré­sent
Moi roue gibet corde gar­rot knout kat­tor­ga
Moi devant mon revol­ver le visage vers la car­rière
Moi mon revol­ver diri­gé sur ma nuque
Sachant que par ma main tue la révo­lu­tion
Détruisant roue gibet corde gar­rot knout kat­tor­ga
Et ne le sachant pas, devant mon revol­ver un homme
Moi entre main et revol­ver, doigt et gâchette
Moi brèche dans ma conscience, dans notre front.
CHŒUR : Ta mis­sion n’est pas de tuer des hommes, mais
Des enne­mis. Car l’homme est incon­nu.
Nous savons que tuer est une tâche
Mais l’homme est plus que sa tâche.
Tant que la révo­lu­tion n’a pas vain­cu défi­ni­ti­ve­ment
Dans la ville de Witebsk comme dans d’autres villes
Nous ne sau­rons pas que c’est un homme.
Car c’est lui notre tâche, l’inconnu
Derrière les masques, l’enterré dans la boue
De son his­toire, le véri­table sous la lèpre
Le vivant dans les pétri­fi­ca­tions
Puisque la révo­lu­tion déchire ses masques, efface
Sa lèpre, décape de la bave dure comme pierre
De son his­toire son image, l’homme, avec
Griffe et dent, baïon­nette et mitrailleuse
Se levant de la chaîne des géné­ra­tions
Déchirant son cor­don ombi­li­cal san­glant
Dans l’éclair du véri­table com­men­ce­ment se recon­nais­sant lui-même
L’un l’autre selon sa dif­fé­rence
Avec ses racines déterre de l’homme l’homme.
Ce qui compte est l’exemple, la mort ne signi­fie rien.
A : Mais dans le bruit de la bataille qui s’était accru
Et s’accroissait encore, j’étais là les mains ensan­glan­tées
Soldat et baïon­nette de la révo­lu­tion
Et je deman­dais avec ma voix une cer­ti­tude.
A [CHŒUR] : Cessera-t-on de tuer, quand la révo­lu­tion aura vain­cu.
La révo­lu­tion vain­cra-t-elle. Combien de temps encore.
CHŒUR : Tu sais, ce que nous savons ; nous savons, ce que tu sais.
La révo­lu­tion vain­cra, sinon l’homme ne sera pas
Mais dis­pa­raî­tra dans une huma­ni­té crois­sante.
A : Et j’entendis ma voix dire
Ce matin comme d’autres matins
MORT AUX ENNEMIS DE LA RÉVOLUTION et je vis
Celui qui était moi tuer quelque chose de chair sang
Et autre matière, ne deman­dant pas cou­pable ou non cou­pable
Ni le nom ni si c’était un enne­mi
Ou pas un enne­mi, et ça ne remuait plus
Mais celui qui était moi ne ces­sait pas de le tuer.
Il dit : /[CHŒUR] J’ai reje­té mon far­deau
Sur ma nuque les morts ne me pèsent plus
Un homme est quelque chose dans quoi l’on tire
Jusqu’à ce que l’homme se lève des ruines de l’homme./
Et lorsqu’il avait tiré encore et encore
À tra­vers la peau se déchi­rant, dans la chair
Sanglante, sur des os se bri­sant, il s’arc-boutait
Des pieds au cadavre.
A [CHŒUR] : Je mets sous ma botte ce que j’ai tué
Je danse sur mon mort d’un pas de danse mar­te­lé
Il ne me suf­fit pas de tuer, ce qui doit mou­rir
Afin que la révo­lu­tion soit vic­to­rieuse et qu’on cesse de tuer
Mais il faut qu’il n’y en ait plus et plus rien
Et que ça ait dis­pa­ru du visage de la terre
Pour ceux qui vien­dront une table rase.
CHŒUR : Nous enten­dîmes son hur­le­ment et vîmes ce qu’il avait fait
Non sur notre ordre, et il ne ces­sait pas de crier
Avec la voix de l’homme qui bouffe l’homme
Nous sûmes alors que sa tâche l’avait épui­sé
Et son temps s’était écou­lé, et nous l’emmenâmes
Un enne­mi de la révo­lu­tion comme d’autres enne­mis
Et pas comme d’autres, mais son propre enne­mi aus­si
Sachant : le pain quo­ti­dien de la révo­lu­tion
Est la mort de ses enne­mis, sachant : l’herbe même
Il nous faut l’arracher, afin qu’elle reste verte.
Mais il avait reje­té son far­deau
Qu’il fal­lait por­ter jusqu’à ce que la révo­lu­tion ait vain­cu
Sur sa nuque les morts ne lui pesaient plus
Qui pèsent jusqu’à ce que la révo­lu­tion ait vain­cu
Mais son far­deau était son butin
Ainsi la révo­lu­tion n’avait plus de place pour lui
Et lui-même n’avait plus de place pour lui
Si ce n’est devant les fusils bra­qués de la révo­lu­tion
A : Tant qu’ils ne m’enlevèrent de ma tâche
Et n’enlevèrent de ma main le revol­ver
Et mes doigts se tor­daient encore comme autour de l’arme
Distincts de moi, je ne vis ce que j’avais fait
Et tant qu’ils ne m’emmenèrent je n’entendis
Ma voix et de nou­veau le bruit de la bataille.
Qui s’était accru et s’accroissait encore.
A [CHŒUR] : De sem­blables à moi me conduisent au mur à pré­sent
Et moi qui le com­prends ne le com­prend pas.
Pourquoi.
CHŒUR : Tu sais ce que nous savons, nous savons ce que tu sais
Ta tâche était san­glante et comme aucune autre
Mais il faut qu’elle soit accom­plie comme d’autres tâches
Par l’un ou par l’autre.
A : J’ai accom­pli ma tâche. Voyez ma main.
CHŒUR : Nous voyons que ta main est ensan­glan­tée
A : Comment non.
Et plus fort que le bruit de la bataille fut le silence
Pendant un ins­tant dans la ville de Witebsk
Et plus long que ma vie fut cet ins­tant.
Je suis un homme. L’homme n’est pas une machine.
Tuer et tuer, être le même après chaque mort
Je ne le pou­vais. Donnez-moi le som­meil de la machine.
CHŒUR : Tant que la révo­lu­tion n’a pas vain­cu défi­ni­ti­ve­ment
Dans la ville de Witebsk comme dans d’autres villes
Nous ne sau­rons ce qu’est un homme.
A : Je veux le savoir main­te­nant et ici. Je demande
Ce matin dans la ville de Witebsk
Avec des bottes ensan­glan­tées sur mon der­nier che­min
Moi qui suis conduit à la mort, qui n’ai pas le temps
De mon der­nier souffle main­te­nant et ici
Je demande à la révo­lu­tion ce qu’est l’homme.
CHŒUR : Tu demandes trop tôt. Nous ne pou­vons pas t’aider
Et ta demande n’aide pas la révo­lu­tion.
Ecoute le bruit de la bataille.
A : Je n’ai qu’un seul temps.
Derrière le bruit de la bataille comme une neige noire
M’attend le silence.
CHŒUR : Tu ne meurs que d’une mort
Mais la révo­lu­tion meurt d’une mul­ti­tude de morts.
La révo­lu­tion a une mul­ti­tude de temps, pas un
De trop. L’homme est plus que sa tâche
Sinon il ne sera pas. Tu n’es plus
Mais ta tâche t’a épui­sé
Il te faut dis­pa­raître du visage de la terre.
Le sang, avec lequel tu as taché ta main
Lorsqu’elle était une main de la révo­lu­tion
Il faut le laver avec ton sang
Du nom de la révo­lu­tion, qui a besoin de toutes les mains
Mais plus de ta main.
A : J’ai tué
Sur votre ordre.
CHŒUR : Et non sur notre ordre.
Entre doigt et gâchette l’instant
Etait ton temps et le nôtre. Entre main et revol­ver
L’espace
Était ta place au front de la révo­lu­tion
Mais lorsque ta main devint une avec le revol­ver
Et que tu devins un avec ta tâche
Et que tu n’eus aucune conscience d’elle
Ni qu’il fal­lait qu’elle soit accom­plie ici et aujourd’hui
Afin qu’il ne faille plus l’accomplir et par per­sonne
Ta place dans notre front fut une brèche
Et il n’y eut pour toi plus de place dans notre front.
Effroyable est l’habituel, mor­tel ce qui est facile
Par une mul­ti­tude de racines se loge en nous le pas­sé
Qu’il faut arra­cher avec toutes ses racines
Dans notre fai­blesse se lèvent les morts
Qu’il faut de nou­veau et de nou­veau enter­rer
Il nous faut renon­cer à nous-mêmes cha­cun
Mais nous ne devons pas renon­cer l’un à l’autre
Tu es l’un et tu es l’autre
Celui que tu as déchi­ré sous ta botte
Celui qui t’a déchi­ré sous sa botte
Tu as renon­cé à toi l’un à l’autre
La révo­lu­tion ne renonce pas à toi. Apprends à mou­rir.
Ce que tu apprends aug­mente notre expé­rience.
Meurs en appre­nant. Ne renonce pas à la révo­lu­tion.
A : Je m’y refuse. Je n’accepte pas ma mort.
Ma vie m’appartient.
CHŒUR : Le néant est ta pro­prié­té.
A [CHŒUR] : Je ne veux pas mou­rir. Je me jette sur le sol.
Je m’agrippe à la terre à toutes mains
Je plante mes dents dans la terre
Que je ne veux pas quit­ter. Je crie.
CHŒUR [A] : Nous savons, que mou­rir est une tâche.
Ta peur t’appartient.
A [CHŒUR] : Qu’est-ce qui vient der­rière la mort.
CHŒUR [A]: Demanda-t-il encore et déjà se rele­va du sol
Ne criant plus, et nous lui répon­dîmes :
Tu sais ce que nous savons, nous savons ce que tu sais
Et ta demande n’aide pas la révo­lu­tion.
Qu’elle soit per­mise, quand la vie
Sera une réponse. Mais la révo­lu­tion a besoin
De ton Oui à ta mort. Et il ne deman­da plus rien
Mais alla au mur et cria le com­man­de­ment
Sachant : le pain quo­ti­dien de la révo­lu­tion
Est la mort de ses enne­mis, sachant : l’herbe même
Il nous faut l’arracher afin qu’elle reste verte.
A [CHŒUR] : MORT AUX ENNEMIS DE LA RÉVOLUTION

, ,
trad.  Jean Jourdheuil trad.  Heinz Schwarzinger
, , ,
p. 43–64

(Il arrive, reste une minute pro­fon­dé­ment absor­bé, tire un fla­con de sels de son cha­peau claque, l’hume convul­si­ve­ment à sept reprises, puis com­mence, si rési­gné.)

Ayant quit­té mon lit… peuh… à l’heure ordi­naire,
J’ai très-spon­ta­né­ment caché mon pauvre corps
– Après avoir lavé ce qu’on laisse dehors –
Sous des choses en drap d’une coupe arbi­traire.

Et je n’étais pas le seul !

Dans une mai­son… propre, un être m’a coif­fé
Puis rasé (mena­çant !) sans me faire d’entailles,
Et je lui ai remis de petites médailles,
Car j’avais remar­qué que c’est ain­si qu’on fait.

Et je n’étais pas le seul !

Dans une autre… mai­son, j’ai devant une… table,
Mangé des plantes cuites et puis de la chair
De bêtes des forêts, du ciel et de la mer,
Et bu. (Tout ce qu’ici j’avance est véri­table).

Et je n’étais pas le seul !

Je ren­con­trais des gens. Nous nous féli­ci­tions
De nous voir. Être au monde, au fond, simple aven­ture
Puis des dames, par­fois plus belles que nature,
Qui me cau­saient… dif­fé­rentes impres­sions.

Et je n’étais pas le seul !

Puis encor des gens pas plus que moi z’insolites ;
Des affiches – Des boîtes à che­vaux pen­sifs ;
Et des ven­deurs de tout, sachant mille tarifs !
Je leur don­nais par­fois des médailles sus­dites.

Et je n’étais pas le seul !

J’ai par­lé au pas­sé, au pré­sent, au futur !
J’ai appris divers faits dont j’ai flai­ré les causes !
À mon tour j’ai sou­te­nu mille et mille choses
De tout ordre, et d’un air exor­bi­tam­ment sûr.

Et je n’étais pas le seul !

Puis reman­gé, Puis dans les lieux où je tra­vaille,
Écrit des faits his­to­riques mais com­pi­lés,
Et des mes­sieurs pru­dents, là, m’ont renou­ve­lé
D’une pro­vi­sion de petites médailles.

Et je n’étais pas le seul !

Enfin, dévê­tu, je me suis, acte peu sub­til
Réintégré entre mes draps. – Que de choses ! j’y rêve…
Pourtant l’Humanité ne peut se mettre en grève
N’est-ce pas ? Alors, quoi ? quoi ? rien (furio­so) – Ainsi soit-il.

(Muet, immo­bile, il couve ces gens de ses yeux mélan­co­liques, fait un geste d’universelle rési­gna­tion – et se fond.)

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« Complainte des jour­nées » Les Complaintes

My you­th­ful com­mit­ment to the iden­ti­ty of beau­ty with free­dom had been expe­ri­men­tal, in the sense that use­ful­ly reco­gni­zing one­self as a girl was an expe­riment. I had absor­bed the com­mit­ment from the lite­ra­ture, trying it on like a rhe­to­ric that I cal­led pas­sion, loving the inter­ior thrill of dif­fe­rence I felt as the tiny iden­ti­fi­ca­tions ope­ra­ted within me, inter­pre­ting the thrill as my own emo­tion, not reco­gni­zing that what this thrill cove­red over was a wor­ried ques­tio­ning, not yet lin­guis­tic, about the scorn that bor­de­red beauty’s lite­ra­ry des­crip­tion. The man-poets scor­ned what they desi­red ; their sadis­tic money was such that the object scor­ned was endo­wed with the shim­mer of sex. How radiant we were in our gor­geous out­fits and our bad moods ! Oh, and this igni­ted poe­try. Baudelaire scor­ned Jeanne Duval and eve­ry female he dal­lied with, or at least did so on paper, Ted Hughes scor­ned Sylvia Plath, Ezra Pound scor­ned Djuna Barnes, George Baker scor­ned Elizabeth Smart, eve­ry­bo­dy scor­ned Jean Rhys. Proust did not scorn Albertine because Albertine was a man. The she-poets per­ished beneath the bur­den of beau­ty and scorn. This is what I obser­ved. This was the for­mal sexua­li­ty of lyric. Who was I then, what was I, when I, a girl, was their rea­der, the rea­der of the beau­ti­ful repre­sen­ta­tions ? Who was I if I became the des­cri­ber, and how could I become this thing before per­ishing ? Would I then even reco­gnize myself ? Because I saw the per­ishing eve­ryw­here. Daily I read it. The free­dom of desi­ring and its potent trans­for­ma­tions see­med not to belong to beau­ty, just to beauty’s des­cri­ber. Anyone without a lan­guage for desire per­ishes. Any girl-thing. My ques­tions emer­ged then as a mute, trou­bled resis­tance to the ancient ope­ra­tion that I also cra­ved. Certainly the poem must become some­thing other than this contract. I see­med to have been wrong about most things, except for my will to write and to read. That and the stain. Even so, I did not want to give up on beau­ty alto­ge­ther, so gent­ly I set it to the side, and with it the phi­lo­so­phi­cal poten­cy and free­dom of the bad mood. Certainly I would return to beau­ty, I would return to the bad mood. I would arrive at anger.

For now I would conti­nue to test the hypo­the­sis of lust. I would test it in book­shops, in museums, and at foun­tains. I would test it, as I have des­cri­bed, in attic rooms, maid’s rooms as they were cal­led. As unfixed lust, in fact a maid, I would write, I would per­am­bu­late and per­use. I would for­get not to stare. I would move towards what I desi­red. I would make myself unders­tood. What I wrote about in my hea­vy hard-bound dia­ry : about a girl living in a room, get­ting dres­sed, buying food, fucking, the god­dam­ned tulips ugly in the dark. These were his­to­ri­cal records about things that might never have before exis­ted, if I were to judge by the lite­ra­ture. Before I began to write what I nee­ded to write, an event that, to my consi­de­rable dis­sa­tis­fac­tion, would not begin for some years (lines such as ‘even the mus­king tulips’ would assert them­selves, unwel­come even at the moment of trans­crip­tion), I had to set the record straight, esta­blish an archive. This would be my foun­da­tion. I had to des­cribe eve­ry­thing, from the pers­pec­tive of the lust of a maid. I did it altruis­ti­cal­ly, for the future. It would not be attrac­tive. It would show my unkind­ness, the bana­li­ty of my appe­tites, the small lies I told, the wil­ful omis­sions. My des­crip­tions would not be about being seen, nor about the stri­ving for that posi­tion within the lyric contract. Being seen by money was a form of incar­ce­ra­tion within an enfor­ced aes­the­tic constraint. Within this contract, aes­the­tic judg­ments are the same judg­ments that assess finan­cial risk. Is the girl pro­duc­tive ? Lucrative ? Accessible ? Against this odious assess­ment, I began the slow accu­mu­la­tion of the docu­ments of the incom­men­su­rable pro­ce­dures, pro­ce­dures for which I was not a sign, but an untrai­ned actor, a bad actor, a hack of a sen­tence wri­ter, an ano­ny­mous fuck. If the result seems mere­ly deco­ra­tive, orna­men­tal, it’s because now rea­lism has become ano­ther name for capi­tal.

Baudelaire, so bit­ter­ly wra­cked with ambi­va­lence, with rejec­tion and debt, ana­chro­nis­ti­cal­ly repu­dia­ted the ideo­lo­gy of capi­tal. His rea­lism would reco­gnize the spi­ri­tual com­plexi­ty of dis­pos­ses­sed lives. He undoub­ted­ly pro­jec­ted his aes­the­tic emo­tions on those out­si­ders cur­sed by Haussmann’s city ; he loved actresses, street sin­gers, old women, acro­bats, and pros­ti­tutes. He loved Jeanne Duval. He recons­truc­ted the baroque city he requi­red in Le Spleen de Paris, a city whose equi­vo­ci­ty could enfold both plea­sure and doubt. In Baudelaire’s cos­mos, bizarre beau­ty was neces­sa­ri­ly stria­ted with iro­ny, anger, and refu­sal.

The old plea­sure had been lost, and the new had not yet been made. Jeanne’s body was not her body ; it was the field of an aes­the­tic pro­cla­ma­tion and its with­dra­wal. Her body was the ground for the refrac­ted self-iden­ti­ty of these bohe­mian cadets. Carmine-bronze-vio­let-tin­ted-blue-black, they des­cri­bed her to one ano­ther ; they reco­gni­zed each other by means of the screen of her skin. She lived, as I said, on the second floor, facing the court, with her blonde maid Louise. They had no cook and no kit­chen, so the two women would go to eat toge­ther in res­tau­rants. Their home was open to any who wished to pay a visit, and from these guests she asked for nothing, since the hou­se­hold was enti­re­ly pro­vi­ded for by her lover, Baudelaire. Furthermore she was free, said Nadar, to accept any inti­mate atten­tions, since at that time their you­th­ful circle regar­ded mono­ga­my as a sort of crime. In the after­noon, bet­ween the hours of two and four only, her door was clo­sed ; this was when Monsieur would visit her, and also eve­ry night.

Banville had first met Baudelaire strol­ling in the Luxembourg Gardens, by means of their com­mon friend, the jour­na­list Privat d’Anglemont. ‘Tiens,’ Privat d’Anglemont said to his com­pa­nion, at the sight of the approach of the young poet through the foliage, ‘c’est Baudelaire’: Baudelaire, with his lit­tle poin­ty beard, nip­ped-in black vel­vet smock, and sil­ver-hea­ded wal­king stick, who see­med to have step­ped from a van Dyck. And then the three men spent the entire night wal­king toge­ther in the city.

In the mor­ning we had more whis­ky, and cho­co­late. I was puf­fy and slick and my lips were kis­sed raw, and I went to vomit behind the plas­tic cur­tain. Magnificent. There was no need for modes­ty. This is what beau­ty was for in some songs. Some say they only flir­ted, but my song was not that one. Later he asked if I would care to be pros­ti­tu­ted. No, I said.

If he could pimp, I could write.

Do you some­times at ear­liest waking observe your­self strug­gling towards a pro­noun ? Do you flee­tin­gly, as if from a great dis­tance, strain to recall who it is that breathes and turns ? Do you ever wish to quit the dai­ly come­dy of trans­for­ming into the I‑speaker without aban­do­ning the wil­der­ness of sen­sing ? The sen­sa­tion isn’t mor­bid ; it is ulti­ma­te­ly disin­te­res­ted. For me it’s a fami­liar moment, boring and per­sistent and disap­poin­ting. Again one arrives at the thre­shold of this par­ti­cu­lar, strai­te­ning I. With a tiny win­cing flou­rish one enters the wea­ri­some contract, sets foot to planks. Daily the humi­lia­tion is almost for­got­ten, until it blooms again with the next waking. It is an embar­ras­sing per­cep­tion best stoi­cal­ly fli­cked aside, left unre­por­ted. With an obs­cure hesi­ta­tion one steps into the day and its frame and its cos­tume.

The ner­vous fluid of a city is simi­lar to a gram­mar or an elec­tric cur­rent. Loving and loa­thing, we cir­cu­late. I myself did not exist before bathing in this medium. Here I become a style of enun­cia­tion, a stra­te­gic misun­ders­tan­ding, a lin­guis­tic fun­nel, a wedge in lan­guage. Here I thought I’d des­troy my ori­gin, or I did des­troy it, by beco­ming the she-dan­dy I found in the mar­gins of used paper­backs. What do I love ? I love the elsew­here of moving clouds.

Reading unfolds like a game cal­led ‘I,’ in public gar­dens in good wea­ther, in a series of worn-down hotel rooms, in museums in win­ter, where ‘I’ is the com­po­site figure who is going to write but hasn’t yet. If I am not alone in these rooms, if I could be known, it would be by the skin­ny red-hai­red street sin­ger, the secre­ta­ry of Cologne in her iro­ni­cal cast-off dress, the hard-shod hor­se­girls nei­ghing in the dark apart­ment, by simi­lar­ly hybrid she-stran­gers and forei­gners, any girl with the com­bi­ned rage of las­si­tude and com­pli­ci­ty. They are bla­zons. Cool threads of anger bind me to them. We cease to be human. We’re neu­tral, desi­tua­ted clouds. There is nothing left to fear. This rea­li­za­tion is a voca­tion.

Mais je veux par­tir, je veux mon­ter l’es­ca­lier, et dus­sé-je n’a­van­cer que par culbutes. De la socié­té, je me pro­mets tout ce qui me manque, l’or­ga­ni­sa­tion de mes forces sur­tout, aux­quelles ne sau­rait suf­fire le genre d’exas­pé­ra­tion qui consti­tue l’u­nique pos­si­bi­li­té de ce céli­ba­taire de la rue. Pour celui-ci, il est déjà bien content s’il par­vient à main­te­nir sa per­sonne phy­sique, d’ailleurs pitoyable, à défendre les quelques repas qu’il prend, à évi­ter l’in­fluence des autres, bref, s’il conserve tout ce qu’il est pos­sible de conser­ver dans ce monde dis­sol­vant. Mais ce qu’il perd, il essaie de le rega­gner par force, fût-ce trans­for­mé, fût-ce amoin­dri, ne fût-ce même son ancien bien qu’en appa­rence (et c’est le cas la plu­part du temps). Sa nature relève donc du sui­cide, il n’a de dents que pour sa propre chair, et de chair que pour ses propres dents. Car sans un centre, une pro­fes­sion, un amour, une famille, des rentes, c’est-à-dire sans se main­te­nir en gros face au monde – à titre d’es­sai seule­ment, bien sûr, – sans décon­te­nan­cer en quelque sorte le monde grâce à un grand com­plexe de pos­ses­sions, il est impos­sible de se pro­té­ger contre les pertes momen­ta­né­ment des­truc­trices. Ce céli­ba­taire avec ses vête­ments minces, son art des prières, ses jambes endu­rantes, son loge­ment dont il a peur, et avec tout ce qui fait d’autre part son exis­tence mor­ce­lée, appe­lée à res­sor­tir cette fois encore après long­temps, ce céli­ba­taire tient tout cela ras­sem­blé dans ses deux bras, et s’il attrape au petit bon­heur quelque infime bibe­lot, ce ne peut être qu’en en per­dant deux qui lui appar­tiennent. Telle est natu­rel­le­ment la véri­té, une véri­té qu’on ne peut mon­trer aus­si pure nulle part. Car celui qui se pré­sente réel­le­ment en bour­geois accom­pli, celui, donc, qui voyage sur mer dans un bateau avec l’é­cume devant lui et le sillage der­rière, c’est-à-dire tout envi­ron­né de gros effets, à la grande dif­fé­rence de l’homme sur ses quelques bouts de bois qui se heurtent encore les uns les autres et se font cou­ler réci­pro­que­ment, lui, ce mon­sieur et bour­geois n’est pas en moindre dan­ger. Car lui et ses pos­ses­sions ne font pas un, mais deux, et qui­conque brise ce qui les relie le brise du même coup. Nos amis et nous, nous sommes mécon­nais­sables sous ce rap­port, parce que com­plè­te­ment mas­qués ; ain­si, moi, je suis mas­qué pour l’ins­tant par ma pro­fes­sion, par mes souf­frances réelles ou ima­gi­naires, par mes pen­chants lit­té­raires, etc. Mais moi, pré­ci­sé­ment, je sens mon propre fond beau­coup trop sou­vent et avec trop de vio­lence pour pou­voir être satis­fait, fût-ce même à moi­tié. Il me suf­fit de sen­tir ce fond un quart d’heure de suite pour que le monde veni­meux me coule dans la bouche comme l’eau dans l’homme en train de se noyer.
Entre le céli­ba­taire et moi, il n’y a guère de dif­fé­rence pour l’ins­tant, sauf que je puis encore pen­ser à ma jeu­nesse dans mon vil­lage et que, si je le veux ou même sim­ple­ment si ma situa­tion l’exige, je pour­rai peut-être encore me reje­ter de ce côté. Mais le céli­ba­taire n’a rien devant lui et, de ce fait, rien non plus der­rière. Dans l’ins­tant, cela ne fait pas de dif­fé­rence, mais le céli­ba­taire n’a que l’ins­tant. C’est en ce temps que nul aujourd’­hui ne peut plus connaître, car rien ne peut être détruit comme ce temps, c’est en ce temps qu’il a échoué, alors qu’il sen­tait constam­ment son fond comme on prend sou­dain conscience d’une tumeur, qui était bien jusque-là la der­nière des choses appar­te­nant à notre corps, pas même la der­nière puis­qu’elle sem­blait ne pas encore exis­ter, et qui, main­te­nant, et plus que tout ce que nous pos­sé­dions en propre depuis notre nais­sance. Tandis que nous étions bra­qués jusque-là avec notre per­sonne tout entière sur le tra­vail accom­pli par nos mains, sur ce qui est vu par nos yeux et enten­du par nos oreilles, sur les pas faits par nos pieds, nous nous tour­nons subi­te­ment dans la direc­tion oppo­sée, comme une girouette dans la mon­tagne. Au lieu de s’en­fuir en ce temps-là et fût-ce dans cette der­nière direc­tion – la fuite pou­vant seule le main­te­nir sur la pointe de ses pieds et la pointe de ses pieds pou­vant seule le main­te­nir au monde, – il s’est cou­ché comme les enfants qui se couchent çà et là dans la neige en hiver, pour mou­rir de froid. Lui et ces enfants savent bien que c’est leur faute, qu’ils se sont cou­chés ou ont flé­chi d’une manière ou d’une autre, ils savent qu’ils n’au­raient dû le faire à aucun prix, mais ils ne peuvent pas savoir qu’a­près la trans­for­ma­tion qui a lieu main­te­nant en eux dans les champs ou dans la ville, ils oublie­ront toute faute pas­sée et toute contrainte, et qu’ils vont se mou­voir dans ce nou­vel élé­ment comme s’il était le pre­mier. Toutefois, oublier n’est pas le mot qui convient ici. La mémoire de cet homme a aus­si peu souf­fert que son ima­gi­na­tion. Seulement, elles ne peuvent pas dépla­cer les mon­tagnes ; voi­là donc l’homme en dehors de notre peuple, en dehors de notre huma­ni­té, il est conti­nuel­le­ment affa­mé, rien ne lui appar­tient que l’ins­tant, l’ins­tant tou­jours pro­lon­gé de la tor­ture, jamais sui­vi de l’é­tin­celle d’un ins­tant de repos ; il n’a tou­jours qu’une seule chose : ses souf­frances, mais rien sur toute la sur­face de la terre qui puisse se faire pas­ser pour un remède, il n’a de sol que ce qu’il faut à ses deux pieds, de point d’ap­pui que ce que peuvent cou­vrir ses deux mains, donc tel­le­ment moins que le tra­pé­ziste de music-hall, pour qui on a encore ten­du un filet en bas.
Nous autres, c’est notre pas­sé et notre ave­nir qui nous tiennent. Nous consa­crons presque toutes nos heures de loi­sir, et com­bien de temps pris sur notre pro­fes­sion, à les faire mon­ter et des­cendre pour les mettre en équi­libre. Ce que le pas­sé a de plus en éten­due, le futur le com­pense par le poids et à leur terme, en effet, ils ne peuvent plus se dis­tin­guer l’un de l’autre ; plus tard, la prime jeu­nesse s’é­claire, comme le futur, et la fin du futur nous est déjà don­née dans tous nos sou­pirs, est déjà le pas­sé. Ainsi se referme presque ce cercle au bord duquel nous mar­chons. Certes, ce cercle nous appar­tient, mais seule­ment tant que nous le tenons ; que nous nous écar­tions de lui une seule fois par suite de quelque absence, d’une dis­trac­tion, d’une frayeur, d’un éton­ne­ment, d’une las­si­tude, et déjà il est per­du dans l’es­pace, nous avions jusque-là le nez plon­gé dans le fleuve du temps, nous recu­lons main­te­nant, nageurs pas­sés, pro­me­neurs actuels, et nous sommes per­dus. Nous sommes en dehors de la loi, per­sonne ne le sait et, pour­tant, cha­cun nous traite en consé­quence.

»Ich will ja weg, will die Treppe hinauf, wenn es sein muß unter Purzelbäumen. Von der Gesellschaft vers­preche ich mir alles, was mir fehlt, die Organisierung mei­ner Kräfte vor allem, denen eine solche Zuspitzung nicht genügt, wie sie die ein­zige Möglichkeit dieses Junggesellen auf der Gasse aus­macht. Dieser ist ja schon zufrie­den, wenn er mit sei­ner, aller­dings schä­bi­gen Körperlichkeit standhält, seine paar Mahlzeiten schützt, Einflüsse ande­rer Menschen ver­mei­det, kurz, so viel behält, als in der auflö­sen­den Welt nur möglich ist. Was er aber ver­liert, das sucht er mit Gewalt, sei es auch verän­dert, ges­chwächt, ja sei es auch nur schein­bar sein frü­heres Eigentum (und das ist es meis­tens), wie­der­zu­be­kom­men. Sein Wesen ist also ein selbstmör­de­risches, es hat nur Zähne fîii das eigene Fleisch und Fleisch nur fur die eige­nen Zähne. Denn ohne einen Mittelpunkt zu haben, ohne einen Beruf, eine Liebe, eine Familie, eine Rente zu haben, das heißt ohne sich im Großen gegenü­ber der Welt, ver­suchs­weise natür­lich nur, zu hal­ten, ohne sie also durch einen großen Komplex an Besitztümern gewis­ser­maßen zu ver­blüf­fen, kann man sich vor augen­bli­ck­lich zerstö­ren­den Verlusten nicht bewah­ren. Dieser Junggeselle mit sei­nen dün­nen Kleidern, sei­ner Betkunst, sei­nen aus­dauern­den Beinen, sei­nei gefurch­te­ten Mietswohnung, sei­nem sons­ti­gen gestü­ckel­ten dies­mal nach lan­ger Zeit wie­der her­vor­ge­ru­fe­nen Wesen, hält alles dies mit bei­den Armen bei­sam­men und muß immer zwei sei­nei Sachen ver­lie­ren, wenn er irgen­deine geringe aufs Geratewoh fängt. Natürlich liegt hier die Wahrheit, die nir­gends so rein zi zei­gende Wahrheit. Denn wer wirk­lich als vol­len­de­ter Bürger auf­tritt, also auf dem Meer in einem Schiff reist, mit Schaum vor sicr und mit Kielwasser hin­ter sich, also mit vie­ler Wirkung ring­she­rum, ganz anders als der Mann auf sei­nen paar Holzstückchen ir den Wellen, die sich noch selbst gegen­sei­tig stoßen und herun­ter-drü­cken — er, die­ser Herr und Bürger, ist in kei­ner klei­ne­ren Gefahr. Denn er und sein Besitz ist nicht eins, son­dern zwei, und wer die Verbindung zer­schlägt, zer­schlägt ihn mit. Wir und unsere Bekannten sind ja in die­ser Hinsicht unkennt­lich, weil wir ganz ver­deckt sind, ich zum Beispiel bin­jetzt ver­deckt von mei­nem Beruf, von mei­nen ein­ge­bil­de­ten oder wirk­li­chen Leiden, von lite­ra­ri­schen Neigungen usw. Aber gerade ich spüre mei­nen Grund viel zu oft und zu stark, als daß ich auch nur halb­wegs zufrie­den sein könnte. Und die­sen Grund brauche ich nur eine Viertelstunde unun­ter­bro­chen zu spü­ren und die gif­tige Welt wird mir in den Mund fließen wie das Wasser in den Ertrinkenden. Zwischen mir und dem Junggesellen ist im Augenblick kaum ein Unterschied, nur daß ich noch an meine Jugend im Dorfe den­ken und viel­leicht, wenn ich will, viel­leicht selbst dann, wenn es nur meine Lage ver­langt, mich dor­thin zurü­ck­wer­fen kann. Der Junggeselle aber hat nichts vor sich und deshalb auch hin­ter sich nichts. Im Augenblick ist kein Unterschied, aber der Junggeselle hat nur den Augenblick. Zu jener Zeit, die heute nie­mand ken­nen kann, denn nichts kann so ver­nich­tet sein wie jene Zeit, zu jener Zeit hat er es ver­fehlt, als er sei­nen Grund dauernd spürte, so wie man plötz­lich an sei­nem Leib ein Geschwür bemerkt, das bisher das Letzte an unse­rem Körper war, ja nicht ein­mal das Letzte, denn es schien noch nicht zu exis­tie­ren, und (das) jetzt mehr als alles ist, was wir seit unse­rer Geburt lei­blich besaßen. Waren wir bisher mit unse­rer gan­zen Person auf die Arbeit unse­rer Hände, auf das Gesehene unse­rer Augen, auf das Gehörte unse­rer Ohren, auf die Schritte unse­rer Füße gerich­tet, so wen­den wir uns plötz­lich ganz ins Entgegengesetzte, wie eine Wetterfahne im Gebirge. Statt nun damals weg­zu­lau­fen, sei es auch in die­ser letz­ten Richtung, denn nur das Weglaufen konnte ihn auf den Fußspitzen und nur die Fußspitzen konn­ten ihn auf der Welt erhal­ten, statt des­sen hat er sich hin­ge­legt, wie sich im Winter hie und da Kinder in den Schnee legen, um zu erfrie­ren. Er und diese Kinder, sie wis­sen ja, daß es ihre Schuld ist, daß sie sich hin­ge­legt oder sonst­wie nach­ge­ge­ben haben, sie wis­sen, daß sie es um kei­nen Preis hät­ten tun dür­fen, aber sie kön­nen es nicht wis­sen, daß sie nach der Veränderung, die jetzt mit ihnen auf den Feldern oder in der Stadt ges­chieht, an ede frü­here Schuld und jeden Zwang ver­ges­sen und daß sie sich in dem neuen Element bewe­gen wer­den, als sei es ihr erstes. Aber Vergessen ist hier kein rich­tiges Wort. Das Gedächtnis dieses Mannes hat eben­so­we­nig gelit­ten wie seine Einbildungskraft. Aber Berge kön­nen sie eben nicht ver­set­zen ; der Mann steht nun ein­mal auße­rhalb unseres Volkes, auße­rhalb unse­rer Menschheit, immer­fort ist er aus­ge­hun­gert, ihm gehört nur der Augenblick, der immer fort­ge­setzte Augenblick der Plage, dem kein Funken eines Augenblicks der Erholung folgt, er hat immer nur eines : seine Schmerzen, aber im gan­zen Umkreis der Welt kein zweites, das sich als Medizin auf­spie­len könnte, er hat nur so viel Boden, als seine zwei Füße brau­chen, nur so viel Halt, als seine zwei Hände bede­cken, also um so viel weni­ger als der Trapezkünstler im Variete, fur den sie unten noch ein Fangnetz auf­gehängt haben. Uns andere, uns hält ja unsere Vergangenheit und Zukunft. Fast allen unse­ren Müßiggang und wie viel von unse­rem Beruf ver­brin­gen wir damit, sie im Gleichgewicht auf- und absch­we­ben zu las­sen. Was die Zukunft an Umfang voraus hat, ersetzt die Vergangenheit an Gewicht, und an ihrem Ende sind ja die bei­den nicht mehr zu unter­schei­den, frü­heste Jugend wird spä­ter hell, wie die Zukunft ist, und das Ende der Zukunft ist mit allen unsern Seufzern eigent­lich schon erfah­ren und Vergangenheit. So schließt sich fast die­ser Kreis, an des­sen Rand wir ent­lang gehn. Nun, die­ser Kreis gehört uns ja, gehört uns aber nur so lange, als wir ihn hal­ten, rücken wir nur ein­mal zur Seite, in irgen­dei­ner Selbstvergessenheit, in einer Zerstreuung, einem Schrecken, einem Erstaunen, einer Ermüdung, schon haben wir ihn in den Raum hinein ver­lo­ren, wir hat­ten bisher unsere Nase im Strom der Zeiten ste­cken, jetzt tre­ten wir zurück, gewe­sene Schwimmer, gegenwär­tige Spaziergänger, und sind ver­lo­ren. Wir sind auße­rhalb des Gesetzes, kei­ner weiß es und doch behan­delt uns jeder danach.«

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trad.  Marthe Robert
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p. 10–12
, 1910
Quand j’y songe, il me faut dire qu’à maints égards, mon édu­ca­tion m’a cau­sé beau­coup de tort. Car il est sûr que je n’ai pas été éle­vé dans quelque lieu iso­lé, dans une ruine, peut-être, à l’intérieur des mon­tagnes ; si cela était, je ne pour­rais pro­fé­rer le moindre mot de reproche. Au risque d’être incom­pris de toute la kyrielle de mes anciens maîtres, je dis que j’eusse été volon­tiers, que j’eusse pré­fé­ré être ce petit habi­tant des ruines rôti par le soleil qui, à tra­vers les décombres, m’eût bai­gné de tous côtés sur le lierre tiède, même si j’avais été faible au début sous la pres­sion de mes bonnes qua­li­tés, qui eussent pous­sé en moi avec la force de l’ivraie.

Quand j’y songe, il me faut dire qu’à maints égards, mon édu­ca­tion m’a cau­sé beau­coup de tort. Ce reproche s’adresse à une foule de gens, à savoir mes parents, quelques membres de ma famille, cer­tains habi­tués de notre mai­son, divers écri­vains, une cui­si­nière bien pré­cise qui m’a conduit à l’école pen­dant un an, tout un peuple de maîtres (que je suis obli­gé de com­pri­mer très étroi­te­ment dans mon sou­ve­nir, sinon il m’en échappe quelques-uns çà et là ; mais comme je les ai com­pri­més trop fort, voi­là que leur bloc s’effrite à nou­veau par places), un ins­pec­teur sco­laire, des pas­sants qui mar­chaient len­te­ment, bref, ce reproche se glisse comme un poi­gnard à tra­vers toute la socié­té et, je le répète, per­sonne, mal­heu­reu­se­ment, per­sonne ne peut être sûr que la pointe du poi­gnard ne va pas sur­gir brus­que­ment devant, der­rière ou sur le côté. Je ne veux entendre aucune objec­tion à ce reproche, j’en ai déjà enten­du beau­coup trop, et comme, de plus, j’ai été réfu­té dans la plu­part des objec­tions, je les inclus dans mon reproche et je déclare qu’à maints égards, mon édu­ca­tion et cette réfu­ta­tion m’ont cau­sé beau­coup de tort.

J’y songe sou­vent et, chaque fois, il me faut dire qu’à maints égards, mon édu­ca­tion m’a cau­sé beau­coup de tort. Ce reproche se dirige contre une foule de gens ; ils se tiennent là, il est vrai, comme sur les vieilles pho­to­gra­phies de groupes et ne savent que faire ensemble ; l’idée ne leur vient pas de bais­ser les yeux et ils n’osent pas sou­rire, tant ils sont impa­tients. Il y a là mes parents, quelques membres de ma famille, plu­sieurs pro­fes­seurs, une cui­si­nière bien pré­cise, quelques jeunes filles ren­con­trées au cours de danse, quelques fami­liers qui fré­quen­taient notre mai­son autre­fois, plu­sieurs écri­vains, un maître nageur, un employé der­rière son gui­chet, un ins­pec­teur sco­laire, puis quelques per­sonnes que je n’ai ren­con­trées qu’une seule fois dans la rue, et d’autres dont, pré­ci­sé­ment, je ne peux pas me sou­ve­nir, et ceux dont je ne me sou­vien­drai plus jamais, et ceux, enfin, dont je n’ai abso­lu­ment pas rete­nu l’enseignement, dis­trait que j’étais alors d’une manière ou d’une autre ; bref, ils sont tant qu’il me faut prendre garde à ne pas en nom­mer un deux fois. Et c’est devant eux tous que j’exprime mon reproche, c’est là ma manière de les pré­sen­ter les uns aux autres, mais je ne tolère aucune objec­tion. Car j’en ai vrai­ment tolé­ré assez et comme j’ai été réfu­té dans la plu­part d’entre elles, je ne peux faire autre­ment que d’inclure ces objec­tions dans mon reproche et de dire que, en dehors de mon édu­ca­tion, ces réfu­ta­tions m’ont fait aus­si, à maints égards, beau­coup de tort.

S’attend-on par hasard à ce que j’aie été éle­vé dans quelque lieu iso­lé ? Non, c’est en pleine ville que j’ai été éle­vé. Et non, par exemple, dans quelque ruine de mon­tagne ou au bord d’un lac. Jusqu’ici, mes parents et leur escorte étaient cachés par mon reproche qui les fai­sait tout gris, main­te­nant, ils l’écartent aisé­ment et sou­rient, parce que j’ai reti­ré mes mains pour les por­ter à mon front et que je pense : « J’aurais dû être ce petit habi­tant des ruines qui prête l’oreille aux cris des chou­cas dont les ombres passent sur lui et qui se rafraî­chit sous la lune, même si j’avais été un peu faible au début sous la pres­sion de mes bonnes qua­li­tés qui eussent dû croître en moi avec la force de l’ivraie, brû­lé par le soleil qui, pas­sant à tra­vers les décombres, m’eût bai­gné de tous côtés sur ma couche de lierre.

Wenn ich es bedenke, so muß ich sagen, daß mir meine Erziehung in man­cher Richtung sehr ges­cha­det hat. Ich bin ja nicht irgend­wo abseits, viel­leicht in einer Ruine in den Bergen, erzo­gen wor­den, dage­gen könnte ich ja kein Wort des Vorwurfes heraus­brin­gen. Auf die Gefahr hin, daß die ganze Reihe mei­ner ver­gan­ge­nen Lehrer dies nicht begrei­fen kann, gerne und am liebs­ten wäre ich jener kleine Ruinenbewohner gewe­sen, abge­brannt, von der Sonne, die da zwi­schen den Trümmern von allen Seiten auf den lauen Efeu mir ges­chie­nen hätte, wenn ich auch im Anfang schwach gewe­sen wäre unter dem Druck mei­ner guten Eigenschaften, die mit der Macht des Unkrauts in mir empor­ge­wach­sen wären.

Wenn ich es bedenke, so muß ich sagen, daß mir meine Erziehung in man­cher Richtung sehr ges­cha­det hat. Dieser Vorwurf trifft eine Menge Leute, näm­lich meine Eltern, einige Verwandte, ein­zelne Besucher unseres Hauses, ver­schie­dene Schriftsteller, eine ganz bes­timmte Köchin, die mich ein Jahr lang zur Schule führte, einen Haufen Lehrer (die ich in mei­ner Erinnerung eng zusam­men­drü­cken muß, sonst entfällt mir hie und da einer, da ich sie aber so zusam­men­ge­drängt habe, brö­ckelt wie­der das Ganze stel­len­weise ab), einen Schulinspektor, lang­sam gehende Passanten, kurz, die­ser Vorwurf win­det sich wie ein Dolch durch die Gesellschaft und kei­ner, ich wie­de­rhole, lei­der kei­ner ist des­sen sicher, daß die Dolchspitze nicht ein­mal plötz­lich vorn, hin­ten oder seitwärts erscheint. Auf die­sen Vorwurf will ich keine Widerrede hören, da ich schon zu viele gehört habe und da ich in den meis­ten Widerreden auch wider­legt wor­den bin, beziehe ich diese Widerreden mit in mei­nen Vorwurf und erkläre nun, meine Erziehung and diese Widerlegung haben mir in man­cher­lei Richtung sehr ges­cha­det.

Oft über­lege ich es, und immer muß ich dann sagen, daß mir neine Erziehung in man­chem sehr ges­cha­det hat. Dieser Vorwurf geht gegen eine Menge Leute, aller­dings sie stehn hier bei­sam­men, wis­sen wie auf alten Gruppenbildern nichts mitei­nan­der anzu­fan­gen, die Augen nie­der­zu­schla­gen fallt ihnen gerade nicht ein und zu lächeln wagen sie vor Erwartung nicht. Es sind da meine Eltern, einige Verwandte, einige Lehrer, eine ganz bes­timmte Körhin, einige Mädchen aus Tanzstunden, einige Besucher unseres Hauses aus frü­he­rer Zeit, einige Schriftsteller, ein Schwimmeister, ein Billeteur, ein Schulinspektor, dann einige, denen ich nur ein­mal auf der Gasse bege­gnet bin, und andere, an die ich mich gerade nicht erin­nern kann, und solche, an die ich mich nie­mals mehr erin­nern werde, und solche end­lich, deren Unterricht ich, irgend­wie damals abge­lenkt, übe­rhaupt nicht bemerkt habe, kurz, es sind so viele, daß man acht­ge­ben muß, einen nicht zwei­mal zu nen­nen. Und ihnen allen gegenü­ber spreche ich mei­nen Vorwurf aus, mache sie auf diese Weise mitei­nan­der bekannt, dulde aber keine Widerrede. Denn ich habe wah­rhaf­tig schon genug Widerreden ertra­gen, und da ich in den meis­ten wider­legt wor­den bin, kann ich nicht anders, als auch diese Widerlegungen in mei­nen Vorwurf mit ein­zu­be­zie­hen und zu sagen, daß mir außer mei­ner Erziehung auch diese Widerlegungen in man­chem sehr ges­cha­det haben.

Erwartet man viel­leicht, daß ich irgend­wo abseits erzo­gen wor­den bin ? Nein, mit­ten in der Stadt bin ich erzo­gen wor­den, mit­ten in der Stadt. Nicht zum Beispiel in einer Ruine in den Bergen oder am See. Meine Eltern und ihr Gefolge waren bis jetzt von mei­nem Vorwurf bedeckt und grau, nun schie­ben sie ihn leicht bei­seite und lächeln, weil ich meine Hände von ihnen weg an meine Stirn gezo­gen habe und denke : Ich hätte der kleine Ruinenbewohner sein sol­len, hor­chend ins Geschrei der Dohlen, von ihren Schatten über­flo­gen, ausküh­lend unter dem Mond, wenn ich auch am Anfang ein wenig schwach gewe­sen wäre unter dem Druck mei­ner guten Eigenschaften, die mit der Macht des Unkrauts in mir hät­ten wach­sen müs­sen, abge­brannt von der Sonne, die zwi­schen den Trümmern hin­durch auf mein Efeulager von allen Seiten mir ges­chie­nen hätte.

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trad.  Marthe Robert
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p. 6–8
, 17–18 mai 1910

Aujourd’hui, par exemple, j’ai com­mis trois impu­dences, l’une envers un conduc­teur, l’autre envers une per­sonne qui m’était pré­sen­tée – tiens, elles ne sont que deux – mais elles me font souf­frir comme des crampes d’estomac. C’eût été de l’impudence de la part de n’importe qui, com­bien plus encore venant de moi. Ainsi, je sor­tis de moi-même, je lut­tai à vide dans le brouillard et, ce qui est plus grave, per­sonne ne remar­qua que je fai­sais cette impu­dence comme telle, qu’il me fal­lait la faire même à l’égard de ceux qui m’accompagnaient, qu’il me fal­lait leur mon­trer la mine appro­priée et en por­ter la res­pon­sa­bi­li­té à leurs yeux ; mais ce fut pis encore quand l’un de mes amis, pre­nant cette impu­dence non pour un indice de carac­tère, mais pour le carac­tère lui-même, atti­ra mon atten­tion sur elle et l’admira. Pourquoi ne res­té-je pas en moi ? Maintenant, il est vrai, je puis me dire : vois donc, le monde se laisse battre par toi, le conduc­teur et la per­sonne qui t’était pré­sen­tée sont res­tés calmes quand tu es par­ti, cette der­nière t’a même salué. Mais cela ne veut rien dire. Tu ne gagne­ras rien à quit­ter ton cercle et par sur­croît, que per­dras-tu à res­ter dedans ? A ceci, je me borne à répondre : moi aus­si j’aimerais mieux me lais­ser rouer de coups dans le cercle plu­tôt que d’être celui qui donne les coups à l’extérieur, mais où diable est-il, ce cercle ? Il fut un temps où je le voyais posé à terre, comme arro­sé de chaux, mais en ce moment, je ne le vois plus que flot­tant vague­ment autour de moi, que dis-je, il ne flotte même pas.

Ich habe heute zum Beispiel drei Frechheiten gemacht, gegenü­ber einem Kondukteur, gegenü­ber einem mir Vorgestellten, so, es waren nur zwei, aber sie schmer­zen mich wie Magenschmerzen. Von Seite eines jeden Menschen wären es Frechheiten gewe­sen, wie erst von mei­ner Seite. Ich ging also aus mir heraus, kämpfte in der Luft im Nebel, und das Ärgste : daß es nie­mand merkte, daß ich auch gegenü­ber mei­nen Begleitern die Frechheit als eine Frechheit machte, machen mußte, die rich­tige Miene, die Verantwortung tra­gen mußte ; das schlimm­ste aber war, als einer mei­ner Bekannten diese Frechheit nicht ein­mal als Zeichen eines Charakters, son­dern als den Charakter selbst nahm, mich auf meine Frechheit auf­merk­sam machte und sie bewun­derte. Warum bleibe ich nicht in mir ? Jetzt sage ich mir aller­dings : schau, die Welt läßt sich von dir schla­gen, der Kondukteur und der Vorgestellte blei­ben ruhig, als du weg­ging­st, der letz­tere grüßte sogar. Das bedeu­tet aber nichts. Du kannst nichts errei­chen, wenn du dich verläßt, aber was versäum­st du über­dies in dei­nem Kreis. Auf diese Ansprache ant­worte ich nur : auch ich ließe mich lie­ber im Kreis prü­geln, als auße­rhalb selbst zu prü­geln, aber wo zum Teufel ist die­ser Kreis ? Eine Zeitlang sah ich ihn ja auf der Erde lie­gen, wie mit Kalk aus­ges­pritzt, jetzt aber schwebt er mir nur so herum, ja schwebt nicht ein­mal.

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trad.  Marthe Robert
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p. 5
, 1910

Tu tombes dans un trou, et tu dis « ouais non c’est pas ma tombe, je me tire de ce trou », tu sors du trou qui n’est pas la tombe, tu tombes de nou­veau dans un trou, et tu dis « ouais non c’est tou­jours pas ma tombe, je me tire de ce trou », tu tombes dans un autre trou ; des fois tu tombes dans un trou à l’intérieur même d’un trou, ou dans plu­sieurs trous à l’intérieur de trous, et tu sors de l’un puis l’autre, et puis tu retombes et tu dis « c’est pas ma tombe, je me tire de ce trou » ; des fois on te pousse et tu dis « non tu peux pas me pous­ser dans ce trou, c’est pas ma tombe », et tu te tires la tête haute, et puis tu retombes dans un trou sauf que cette fois per­sonne ne t’a poussé⋅e ; des fois tu tombes dans une suc­ces­sion de trous dont les struc­tures sont pré­vi­sibles, idéo­lo­giques, anciennes, tu tombes sou­vent dans cette suc­ces­sion de trous struc­tu­rels et imper­son­nels ; des fois tu tombes dans des trous avec d’autres gens, et avec d’autres gens vous vous dites « ouais non c’est pas notre fosse com­mune, on se tire de ce trou », et tous⋅tes vous vous tirez de ce trou tous.tes ensemble, dans un enche­vê­tre­ment de mains et de pieds et de courtes échelles faites à chacun⋅e pour se tirer de ce trou qui n’est pas la fosse com­mune et dont on ne pour­ra se tirer qu’ensemble ; des fois, tu tombes exprès dans un trou qui n’est pas la tombe, parce qu’en vrai c’est moins de peine que de ne pas tom­ber dans un trou, mais une fois dedans tu réa­lises que ce n’est pas la tombe, et alors tu finis par te tirer du trou ; des fois tu tombes dans un trou et tu y lan­guis des jours, des semaines, des mois, des années, parce que ce trou qui a beau ne pas être la tombe est quand même un trou dont on galère à s’extirper, et tu sais qu’après ce trou il n’y a rien d’autre qu’un trou, et puis un autre ; des fois, tu pros­pectes le pay­sage des trous et tu rêves de te dégo­ter un trou de stan­ding où faire de vieux os ; des fois tu penses à celles et ceux tombé⋅es dans des trous qui ne sont pas des tombes mais qui gagne­raient sans doute à en être ; des fois tu es trop absorbé⋅e dans la contem­pla­tion du trou der­nier et c’est dur d’éviter les trous inter­mé­diaires ; des fois tu t’appliques à bien tom­ber et à bien t’en tirer, avec une vaillance admi­rable, et tu dis « regarde la maî­trise et le panache avec les­quels je m’élève de ce qui y res­semble mais n’est pas la tombe ! »

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« Ce qui y res­semble mais n’est pas la tombe » [What resembles the grave but isn’t, 2015]
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L.I.E.S
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trad.  col­lec­tive