Quelques minutes plus tard, elle fai­sait son entrée en scène : au sor­tir de sa pen­de­rie, la lumière du jour la fait recu­ler, elle secoue sa robe qui traîne par terre comme un per­ro­quet fai­sant gon­fler ses plumes.

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trad.  Lucie Albertini
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p. 177

De Porphyre à Avicenne, donc, les nuances sont impor­tances, mais on a affaire, quant au thème qui nous inté­resse, à une notion rela­ti­ve­ment homo­gène, trans­mise d’un mou­ve­ment conti­nu, à tra­vers les com­men­taires néo­pla­to­ni­ciens de l’Organon d’Aristote sur­tout. Le dis­cours inté­rieur appa­raît comme étant com­po­sé de concepts, pour l’es­sen­tiel, c’est-à-dire de por­traits intel­lec­tuels et pré­lin­guis­tiques, natu­rel­le­ment for­més dans l’es­prit pour y repré­sen­ter les choses exté­rieures et signi­fiés, le cas échéant, par les paroles orales. Certes, l’i­dée émerge chez Avicenne que les mots, esquis­sés dans l’i­ma­gi­na­tion, four­nissent en pra­tique aux humains une assis­tance indis­pen­sable pour la com­bi­nai­son men­tale des concepts et que les langues par­lées, par consé­quent, consti­tuent pour le rai­son­ne­ment une sorte de béquilles sans les­quelles l’âme incar­née res­te­rait mal­adroite à se mou­voir par­mi les intel­li­gibles. Mais le jeu des mots, même chez Avicenne, n’en est pas moins déri­vé. Il serait dénué de sens et de valeur sans cette acti­vi­té intel­lec­tuelle sous-jacente et non conven­tion­nelle qui est l’ob­jet propre de la logique et qui cor­res­pond au logos endia­the­tos de Porphyre et d’Ammonius ou à l’ora­tio intel­lec­tus de Boèce.
Cette filière néo­pla­to­ni­cienne, conti­nuée à par­tir du IXe siècle par les Arabes, nous sommes main­te­nant en mesure, au terme de cette pre­mière par­tie de notre enquête, de la repla­cer dans le contexte d’une his­toire beau­coup plus longue où peuvent être dis­tin­guées deux grandes tra­di­tions : l’une, pro­pre­ment phi­lo­so­phique, d’o­ri­gine grecque, et l’autre à carac­tère théo­lo­gique et d’al­lé­geance chré­tienne. La pre­mière – à laquelle appar­tient de plein droit la série de textes par­cou­rue dans ce cha­pitre – remonte, en der­nière ins­tance, jus­qu’à Platon et Aristote. Elle asso­cie – ou iden­ti­fie même –, à l’ins­tar de Platon, le dis­cours men­tal à la dia­noia, c’est-à-dire à la pen­sée déli­bé­rante, dont l’a­bou­tis­se­ment nor­mal est la prise de posi­tion, la for­ma­tion de la doxa ; et elle en fait, dans la fou­lée d’Aristote, le lieu pri­vi­lé­gié des opé­ra­tions logiques et, en par­ti­cu­lier, d’une rai­son­ne­ment syl­lo­gis­tique. Le « dis­cours dis­po­sé à l’in­té­rieur » est alors le mou­ve­ment psy­chique séquen­tiel par lequel un agent mora­le­ment et intel­lec­tuel­le­ment res­pon­sable se déter­mine lui-même, d’une manière ration­nelle, quant à ce qu’il lui fait dire ou faire dans une situa­tion don­née. C’est cette notion de déli­bé­ra­tion dis­cur­sive pri­vée, logi­que­ment arti­cu­lée et mora­le­ment res­pon­sable – qu’elle pra­tique ou théo­rique –, qui fut véhi­cu­lée dans les diverses écoles de phi­lo­so­phie grecques à par­tir, vrai­sem­bla­ble­ment, du IIe siècle avant Jésus-Christ sous l’é­ti­quette de logos endia­the­tos. Utilisée d’a­bord à des fins de cla­ri­fi­ca­tion dans le cadre du débat sur la ratio­na­li­té des ani­maux, elle paraît avoir connu un regain de popu­la­ri­té dans la psy­cho­lo­gie cog­ni­tive du IIe siècle de notre ère, du côté d’Alexandrie, en par­ti­cu­lier, et de Smyrne en Asie Mineure. C’est elle encore que l’on retrouve dans les com­men­taires néo­pla­to­ni­ciens de la logique aris­to­té­li­cienne et dans les trai­tés grecs de rhé­to­rique, comme dans les écrits de Némésius d’Émèse, d’Ammonius, de Boèce, de Jean Damascène, d’al-Fârâbi ou d’Avicenne, par l’in­ter­mé­diaire des­quels elle sera trans­mise au Moyen Age latin.
Quant à la seconde tra­di­tion, plus exclu­si­ve­ment théo­lo­gique, elle trouve aus­si sa source dans la notion grecque de logos endia­the­tos, qui com­men­ça dès le Ier siècle après Jésus-Christ – au moins – d’être régu­liè­re­ment employée pour l’in­ter­pré­ta­tion allé­go­rique des récits reli­gieux, ceux notam­ment qui concer­naient Hermès. Mais elle ne prend véri­ta­ble­ment forme que dans la ten­ta­tive du cou­rant johan­nique chré­tien du IIe et du IIIe siècle pour rendre mini­ma­le­ment intel­li­gible l’as­si­mi­la­tion du Logos divin au Christ incar­né. Apparue timi­de­ment chez Justin – pour autant que nous sachions –, la com­pa­rai­son du Verbe imma­nent de Dieu à la parole inté­rieure de l’homme débou­cha chez Augustin, au Ve siècle, sur une psy­cho­lo­gie hau­te­ment arti­cu­lée de l’homme inté­rieur, qui fit une très forte impres­sion sur la pen­sée médié­vale. Le verbe men­tal, ici, ne se carac­té­rise plus essen­tiel­le­ment par la dis­cur­si­vi­té ration­nelle et struc­tu­rée, mais comme une force expres­sive, une inten­tion motrice por­teuse de sens, qui serait elle-même le fruit d’un engen­dre­ment inté­rieur.
Chacune des deux lignées exploite ain­si l’un ou l’autre aspect de l’i­dée grecque du logos : la ratio­na­li­té dis­cur­sive d’un côté et, de l’autre, l’éner­gie inten­tion­nelle et créa­trice. Elles se recoupent ou se rejoignent ici et là, mais à par­tir du IVe siècle, et jus­qu’au XIIe, elles se trans­met­tront, pour l’es­sen­tiel, de manière indé­pen­dante l’une de l’autre. Il arrive que la notion phi­lo­so­phique réap­pa­raisse chez des théo­lo­giens comme Maxime le Confesseur au VIIe siècle ou Jean Damascène au VIIIe, mais elle n’yest pas alors direc­te­ment uti­li­sée pour la spé­cu­la­tion théo­lo­gique. Quant à l’i­dée augus­ti­nienne du verbe men­tal, elle n’au­ra, pen­dant cette période, aucun impact hors de la chré­tien­té latine, ni chez les néo­pla­to­ni­ciens grecs – qu’ils furent chré­tiens ou non – ni a for­tio­ri chez les auteurs de langue arabe. Ce n’est que dans l’Europe du XIIe et sur­tout du XIIIe et du XIVe siècle que la ren­contre se pro­dui­ra de nou­veau et qu’elle don­ne­ra lieu à des pro­blé­ma­tiques théo­riques ori­gi­nales et fécondes.
L’interprétation, alors, sera gran­de­ment faci­li­tée par ceci que, quelles que fussent leurs diver­gences et leur indé­pen­dance, les deux tra­di­tions avaient en com­mun de poser l’une et l’autre le dis­cours de la pen­sée (ou le verbe men­tal) comme étant préa­lable – en prin­cipe, sinon tou­jours en pra­tique – à l’u­sage des langues de com­mu­ni­ca­tion et signi­fié ou révé­lé de l’ex­té­rieur parles mots oraux aux syl­labes et aux sono­ri­tés variables entre les peuples. Il est pos­sible que les auteurs les plus anciens n’aient pas tou­jours été très au clair quant à la dis­tinc­tion à éta­blir (ou à ne pas éta­blir) entre le dis­cours inté­rieur pro­pre­ment dit et le fait de se par­ler tout bas dans une langue don­née. Mais la grande majo­ri­té des indices dis­po­nibles dans la phi­lo­so­phie grecque à par­tir d’Aristote vont dans le sens d’une dis­so­cia­tion des deux phé­no­mènes, que ce soit, par exemple, chez Philon d’Alexandrie, chez Claude Ptolémée, chez Plotin, chez Ammonius ou chez Boèce. Augustin, quant à lui, est on ne peut plus net à ce sujet. Pour l’une et l’autre approche, fina­le­ment, la repré­sen­ta­tion silen­cieuse des paroles orales relève de l’ima­gi­na­tion et non de l’in­tel­lect : Augustin parle de rou­ler en soi-même les images des sons [De Trinitate, XV, 19], tan­dis que les com­men­ta­teurs d’Aristote, à la suite de Porphyre, évoquent à ce pro­pos une sorte d’i­ma­gi­naire ver­bal : lek­ti­kê phan­ta­sia pour Ammonius ou ima­gi­na­tio pro­fe­ren­di pour Boèce. Le véri­table dis­cours men­tale, lui, dans ce qu’il a de plus pur, appar­te­nait, pour les phi­lo­sophes comme pour les chré­tiens, à l’in­tel­lect pro­pre­ment dit ou à l’âme spi­ri­tuelle. Une réflexion plus atten­tive sur l’in­te­rac­tion des deux ordres, comme celle qu’es­quis­sait Avicenne dans son Isagogê sur le rôleauxi­liaire des paroles ima­gi­nées dans la com­po­si­tion logique, pou­vait bien ouvrir pour la pos­té­ri­té la pers­pec­tive d’une posi­tion encore plus pré­cise de la ques­tion des rap­ports entre la pen­sée et le lan­gage – celle de leur iso­mor­phisme notam­ment –, c’é­tait tou­jours, chez les uns comme chez les autres, sur le fond d’une concep­tion fon­ciè­re­ment non lin­guis­tique du dis­cours inté­rieur. Les caté­go­ries gram­ma­ti­cales, celles du nom et du verbe en par­ti­cu­lier, res­taient asso­ciées depuis Platon aux contin­gences de la com­mu­ni­ca­tion plu­tôt qu’aux struc­tures intimes de la déli­bé­ra­tion.

La dia­noia, écrit Philon, est un « lieu invi­sible » où sont conser­vées les pen­sées jus­qu’à ce que la voix s’en empare avec ardeur « dans son désir de les faire connaître ». Elle est comme un « métal vierge » sur lequel le lan­gage, aux fins de la com­mu­ni­ca­tion humaine, « imprime le des­sin des verbes et des noms ».

Créer est une chose facile, on le fait quand et com­ment on veut. Mais quand je fais quelque chose, je le fais moi-même, en moi, et avec ce que je suis moi-même et je lui donne l’empreinte de ma propre image. […] Seul Dieu fait quelque chose ; la divi­ni­té ne fait rien, elle n’a rien à faire : en elle il n’y a rien à faire, et elle n’a jamais non plus regar­dé autour de soi. Dieu et la divi­ni­té sont dis­tincts comme l’a­gir et le non-agir !

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« De la sor­tie de l’es­prit et de son retour chez lui » Sermons et trai­tés
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p. 116–118

Un saint dit : Tout ce qu’on peut dire de Dieu, Dieu ne l’est pas. Un autre dit : Tout ce qu’on ne peut dire que de Dieu, Dieu l’est aus­si. Sur quoi un grand maître décide qu’ils ont tous deux rai­son !

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« De la per­fec­tion de l’âme » Sermons et trai­tés
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p. 71

L’inégale dif­fi­cul­té à aper­ce­voir les évé­ne­ments tient, si je compte bien, à sept rai­sons au moins. L’événement est dif­fé­rence, or l’histoire s’écrit au moyen de sources dont les rédac­teurs trouvent si natu­rel, leur propre socié­té qu’ils ne la thé­ma­tisent pas. Ensuite les « valeurs ne se trouvent pas dans ce que les gens disent, mais dans ce qu ’ils font et les inti­tu­lés offi­ciels sont le plus sou­vent trom­peurs ; les men­ta­li­tés ne sont pas men­tales. Troisièmement, les concepts sont une source per­pé­tuelle de contre­sens parce qu’ils bana­lisent et qu’ils ne peuvent pas trans­por­ter sans pré­cau­tion d’une période à l’autre. Quatrièmement l’historien a ten­dance à arrê­ter l’explicitation des causes sur la pre­mière liber­té, la pre­mière cause maté­rielle et le pre­mier hasard venus. Quinto, le réel offre une cer­taine résis­tance à l’innovation ; qu’elle soit entre­prise poli­tique ou com­po­si­tion d’un poème, une œuvre a plus vite fait de suivre les vieilles ornières d’une tra­di­tion qui semble si natu­relle qu’elle n’est pas consciente. Sexto, l’explication his­to­rique est régres­sion à l’infini ; quand nous abou­tis­sons à de la tra­di­tion, à de la rou­tine, à de l’inertie, il est dif­fi­cile de dire si c’est une réa­li­té ou une appa­rence dont la véri­té se cache plus pro­fon­dé­ment dais l’ombre non-évé­ne­men­tielle. Enfin les faits his­to­riques sont sou­vent sociaux, col­lec­tifs, sta­tis­tiques : démo­gra­phie, éco­no­mie, cou­tumes ; on ne les aper­çoit qu’au bas d’une colonne d’ad­di­tion ; sinon, on ne les voit pas ou on com­met les erreurs les plus étranges sur leur compte.
On voit le carac­tère hété­ro­clite de cette liste, que cha­cun peut com­plé­ter à sa guise. Ce pana­chage suf­fi­rait à nous aver­tir que l’inégale dif­fi­cul­té à voir les évé­ne­ments est une par­ti­cu­la­ri­té du connaître et non pas de l’être ; il n’existe pas de sous-sol de l’histoire qui exi­ge­rait des fouilles pour être décou­vert. Disons plus pré­ci­sé­ment que notre petite liste est comme l’envers de la trame d’une étude sur la Critique his­to­rique, qui serait à notre avis le vrai sujet d’une étude sur la connais­sance his­to­rique (le reste, dont il est ques­tion dans ce livre, n’est que la par­tie émer­gée de l’iceberg). Du moins notre liste peut-elle avoir quelque usage heu­ris­tique. L’histoire a besoin d’une heu­ris­tique, parce qu’elle ignore ses igno­rances : un his­to­rien doit com­men­cer par apprendre à voir ce qu’il a sous les yeux, dans les docu­ments. L’ignorance his­to­rique ne se dénonce pas d ’elle-même et la vision naïve de l’événementiel paraît à elle-même aus­si pleine et entière que la vision la plus fouillée. En effet, là où elle ne dis­cerne pas l’originalité des choses, la pen­sée his­to­rique met à la place de la bana­li­té ana­chro­nique, de l’homme éter­nel. Lisons-nous chez Rabelais des plai­san­te­ries sur le compte des moines que, jugeant de son siècle d’après le nôtre, nous sup­po­sons, avec Abel Lefranc et Michelet, que Rabelais était un libre-pen­seur et il faut que Gilson nous enseigne que « la règle de ce qui était alors auto­ri­sé ou exces­sif en matière de plai­san­te­ries, même reli­gieuses, nous échappe et cette règle ne peut plus être déter­mi­née d’après les impres­sions qu’éprouve un pro­fes­seur en l’an de Grâce 1924, lorsqu’il lit le texte de Rabelais ». L’histoire a la pro­prié­té de nous dépay­ser ; elle nous confronte sans cesse avec des étran­ge­tés devant les­quelles notre réac­tion la plus natu­relle est de ne pas voir ; loin de consta­ter que nous n’avons pas la bonne clé, nous n’apercevons même pas qu’il y a une ser­rure à ouvrir.

L’histoire a une cri­tique, mais elle n’a pas de méthode, car il n’y a pas de méthode pour com­prendre. Chacun peut donc s’im­pro­vi­ser his­to­rien ou plu­tôt le pour­rait, si, à défaut de méthode, l’his­toire ne sup­po­sait qu’on ait une culture. Cette culture his­to­rique (on pour­rait l’ap­pe­ler aus­si bien socio­lo­gique ou eth­no­gra­phique) n’a ces­sé de se déve­lop­per et est deve­nue consi­dé­rable depuis un siècle ou deux : notre connais­sance de l’homo his­to­ri­cus est plus riche que celle de Thucydide ou de Voltaire. Mais elle est une culture, pas un savoir ; elle consiste à dis­po­ser d’une topique, à pou­voir se poser sur l’homme de plus en plus de ques­tions, mais non à savoir y répondre. Comme l’é­crit Croce, la for­ma­tion de la pen­sée his­to­rique consiste en ceci : l’in­tel­li­gence de l’his­toire s’est enri­chie des Grecs à nous ; ce n’est pas que nous connais­sions les prin­cipes ou les fins des évé­ne­ments humains ; mais nous avons acquis de ces évé­ne­ments une casuis­tique beau­coup plus riche. Tel est le seul pro­grès dont l’his­to­rio­gra­phie soit sus­cep­tible.

[…] on est condi­tion­né à se déro­ber avec mau­vaise conscience ; c’est à quoi on recon­naît une ins­ti­tu­tion.
Une ins­ti­tu­tion est une situa­tion où les gens, à par­tir de mobiles qui ne sont pas néces­sai­re­ment idéa­listes – faire car­rière, ne pas se brouiller avec le milieu, ne pas vivre en état de déchi­re­ment –, sont ame­nés à rem­plir des fins idéales, aus­si scru­pu­leu­se­ment que s’ils s’in­té­res­saient à ces fins par goût per­son­nel ; on voit donc que les valeurs qui sont à l’o­ri­gine et à la fin d’une ins­ti­tu­tion ne sont pas celles qui la font durer. D’où une ten­sion per­pé­tuelle entre le dés­in­té­res­se­ment que sup­posent les fins de l’ins­ti­tu­tion et l’é­goïsme natu­rel de ses membres ; par­mi les éver­gètes, les uns ren­ché­rissent de géné­ro­si­té, car noblesse oblige, d’autres essaient de se déro­ber et de fuir à la cam­pagne, non sans mau­vaise conscience, d’autres s’exé­cutent avec la san­té morale des ambi­tions, d’autres enfin échappent au déchi­re­ment et deviennent un exemple pour tous en jouant le rôle de « grandes consciences », qui ne font rien de plus que les autres, mais le font par pur res­pect, par une sorte de conscience pro­fes­sion­nelle d’é­ver­gètes. L’origine de ces déchi­re­ments est la dia­lec­tique du « tous » et du « cha­cun », si fré­quente en his­toire : s’il était de l’in­té­rêt de tous les notables que l’ins­ti­tu­tion éver­gé­tique fonc­tion­nât bien et conten­tât la plèbe, il était aus­si de l’in­té­rêt de cha­cun d’eux de ne pas s’im­mo­ler à l’i­déal ; ils échap­pèrent à ce déchi­re­ment en sécré­tant une morale de classe, l’i­déal éver­gé­tique, pour échap­per à ce dilemme que les théo­ri­ciens des jeux de stra­té­gie ont ren­du célèbre sous le nom de dilemme des deux pri­son­niers : cha­cun a inté­rêt à ce que les autres fassent leur devoir, mais ne consent à faire le sien que s’il est sûr que les autres le feront effec­ti­ve­ment.

Est his­to­rique ce qui n’est pas uni­ver­sel et ce qui n’est pas sin­gu­lier. Pour que ce ne soit pas uni­ver­sel, il faut qu’il y ait dif­fé­rence ; pour que ce ne soit pas sin­gu­lier, il faut que ce soit spé­ci­fique, que ce soit com­pris, que cela ren­voie à une intrigue. L’historien est le natu­ra­liste des évé­ne­ments ; il veut connaître pour connaître, or il n’y a pas de science de la sin­gu­la­ri­té. Savoir qu’il a exis­té un être sin­gu­lier dénom­mé Georges Pompidou n’est pas de l’his­toire, tant qu’on ne peut pas dire, selon les mots d’Aristote, « ce qu’il a fait et ce qui lui est arri­vé », et, si on peut le dire, on s’é­lève par la même à la spé­ci­fi­ci­té.

Trois consé­quences peuvent être uti­le­ment tirées du nomi­na­lisme his­to­rique. D’abord, toute his­toire est de quelque manière une his­toire com­pa­rée. Car les traits, rete­nus comme per­ti­nents, par rap­port aux­quels on décrit un fait indi­vi­duel, sont des uni­ver­saux ; par là, quand on trouve per­ti­nente et inté­res­sante l’exis­tence de sectes dans la reli­gion romaine, on est à même de dire si n’im­porte quelle autre reli­gion pré­sente ou non le même trait ; et, inver­se­ment, consta­ter qu’une autre reli­gion com­porte une théo­lo­gie amène à prendre conscience que la reli­gion romaine n’en com­porte pas et à s’é­ton­ner qu’elle soit ce qu’elle est. Ensuite, tout « fait » est entou­ré d’une marge de non-évé­ne­men­tiel impli­cite et c’est cette marge qui laisse la place de le consti­tuer autre­ment qu’on ne le fait tra­di­tion­nel­le­ment. Enfin, puisque le « fait » est ce qu’on le fait être si l’on a la sou­plesse exi­gée, la dis­ci­pline à laquelle l’his­toire pour­ra être com­pa­rée est la cri­tique lit­té­raire ; car on sait bien que ce que les manuels disent sur Racine est la moindre par­tie de ce qu’on pour­rait dire sur cet auteur ; cent cri­tiques qui écri­raient cent livres sur Racine les écri­raient tous plus dif­fé­rents, plus vrais et plus sub­tils les uns que les autres ; seuls les cri­tiques peu doués en res­te­raient à la vul­gate sco­laire, aux « faits ».